third
Novembre 2019

Numéro trois

Retrouvez le numéro trois de Third : Vivre avec les objets connectés

Third | Novembre 2019

Des amis qui vous veulent du bien

Arthur De Grave, co-fondateur de l’agence Stroïka et auteur de « Start-up Nation : Overdose Bullshit » publié en 2019 aux éditions Rue de l’Échiquier.

 
« Il se dirigea d’un pas décidé vers la porte du conapt et appuya sur le bouton commandant la libération du verrou.

La porte refusa de s’ouvrir et déclara :

Cinq cents, s’il vous plaît.

À nouveau il chercha dans ses poches. Plus de pièces ; plus rien.

Je vous paierai demain, dit-il à la porte. (Il essaya une fois de plus d’actionner le verrou, mais celui-ci demeura fermé.) Les pièces que je vous donne, continua-t-il, constituent un pourboire; je ne suis pas obligé de vous payer.

Je ne suis pas de cet avis, dit la porte. Regardez dans le contrat que vous avez signé en emménageant dans ce conapt.

Il trouva le contrat dans le tiroir de son bureau ; depuis que le document avait été établi, il avait eu besoin maintes et maintes fois de s’y référer. La porte avait raison ; le paiement pour son ouverture et sa fermeture faisait partie des charges et n’avait rien de facultatif.

Vous avez pu voir que je ne me trompais pas, dit la porte avec une certaine suffisance.

Joe Chip sortit un couteau en acier inoxydable du tiroir à côté de l’évier ; il s’en munit et entreprit systématiquement de démonter le verrou.

Je vous poursuivrai en justice, dit la porte tandis que tombait la première vis.

Je n’ai jamais été poursuivi en justice par une porte. Mais je ne pense pas que j’en mourrai ».

Philip K. Dick, Ubik

Dans Ubik, qui est sans doute l’un de ses plus beaux romans, et très certainement le plus étrange, le maître de la science-fiction Philip K. Dick imagine un monde dans lequel les objets du quotidien sont doués de parole. Grille-pain, cafetière, distributeurs divers, poignée de porte, discutent bien volontiers avec leurs utilisateurs. Malheureusement, leur conversation se limite en règle générale à exiger un paiement en échange de leurs services. Un problème épineux pour Joe Chip, l’antihéros constamment fauché du roman. Comme si aux yeux de K. Dick, l’avènement d’objets parlants devait fatalement se traduire par une extension de l’ordre du marché, et même par la pénétration de ce dernier au sein de la sphère intime.

De ce point de vue, le monde d’Ubik ressemble au nôtre. Désormais, de la brosse à dents au frigo, en passant par l’incontournable assistant personnel, nos appareils sont désormais connectés, prétendument intelligents et pour certains d’entre eux, franchement bavards. On m’objectera que nos appareils ont le bon goût de ne pas entrer dans des négociations de marchands de tapis avec nous. Qu’ils se contentent après tout de mener une conversation tout ce qu’il y a de plus naturelle, ou presque, et qu’on n’arrête pas le progrès. Soit.

Si la marchandisation de la sphère privée rendue possible par la colonisation progressive de votre environnement par divers gadgets connectés diffère dans son design Dieu merci, vous n’avez pas à insérer 5 centimes dans votre extracteur à froid à chaque fois que vous prend l’envie d’un jus de fruit frais ! elle n’en est pas moins tout aussi réelle. Par rapport au monde franchement dystopique décrit par K. Dick, elle est simplement moins évidente, et par là-même, plus insidieuse.
 

La vie privée, une affaire définitivement pliée

 
La différence principale tient au fait que la relation marchande qui vous lie à votre brosse à dents connectée est de nature indirecte : au moment où vous en avez fait l’acquisition, vous avez tacitement autorisé l’entreprise qui l’a fabriquée à surveiller certains de vos faits et gestes et, le cas échéant, à faire commerce des données qu’elle aura récoltées au passage. Autrement dit, en échange d’un service d’une incontestable utilité l’optimisation du brossage de la partie postérieure de vos prémolaires supérieures droites, par exemple vous avez installé un mouchard dans votre salle de bain. Mais oublions un instants les brosses à dents.

L’enceinte connectée au design épuré qui trône sur la table du salon ne s’éteint jamais et laisse toujours traîner une oreille. Elle peut vous enregistrer alors même que vous ne la sollicitez pas. Les enregistrements, souvent, seront passés au peigne fin par un algorithme, mais ils pourront tout aussi bien être écoutés par des micro-travailleurs à la solde d’Amazon, Apple ou Google1. À quelles fins? Pour entraîner l’IA sur laquelle repose votre assistant personnel, et bien évidemment, « améliorer l’expérience utilisateur » (ce phénomène est étudié en long et en large par Antonio Casilli dans son ouvrage En Attendant les Robots). Au moment où j’écris ces lignes, on apprend que les images enregistrées par les Cloud Cam d’Amazon des caméras de sécurité connectées sont fréquemment visionnées par des êtres de chair et de sang, toujours dans ce même souci d’optimisation du service2.

Et le plus drôle, c’est que vous avez signé pour ça. Plus exactement, vous avez accepté les conditions générales d’utilisation en passant à la caisse. Si seulement les citoyens de l’ancien bloc de l’Est s’étaient montrés aussi coopératifs avec leurs services de renseignement !

Voici donc où nous en sommes rendus : la mise à mort définitive de la vie privée n’aura pas été le fait d’Etats paranoïaques et totalitaires, mais bien d’entreprises commerciales qui ne vous voulaient que du bien.
 

Le piège du design parfait

 
C’est sur ce point particulier que le monde d’Ubik et le nôtre diffèrent du tout au tout. Les intentions de la poignée de porte ou de la cafetière de Joe Chip sont évidentes : le rançonner. Ce qui laisse à ce dernier la liberté de ruser, d’essayer de négocier, et plus généralement, d’entrer en rébellion. K. Dick joue sur une vision très répandue au siècle dernier : celle de l’objet technique comme foncièrement hostile et étranger.

Dans Contact, le philosophe américain Matthew Crawford s’amuse à comparer les dessins animés mettant en scène Mickey Mouse dans les versions remontant aux années 30 aux évolutions plus récentes du personnage. Dans les premiers, le comique naît fréquemment de la confrontation douloureuse des personnages aux objets techniques (stores enrouleurs, lits pliables, fers à repasser, plaques de cuisson, etc).

À l’inverse, dans la Maison de Mickey diffusée dans les années 2010, Mickey et ses amis, confrontés à une situation inextricable, vont toujours finir par invoquer un ordinateur magique qui leur proposera quatre solutions et finira par régler tous leurs problèmes. Le rapport à la technologie est irénique, foncièrement harmonieux, et machine est toujours bienveillante. Vous avez compris les enfants ? Un design trop parfait est comme un vêtement trop ajusté : il ne permet pas de bouger, il ne laisse aucune espèce de liberté à l’utilisateur.
 

La voix humaine comme ultime frontière

 
Et en matière de design, justement, qu’y a-t-il de plus parfait que de singer les interactions humaines ? La souris, le trackpad, le clavier et l’écran sont des interfaces des plus rudimentaires, qui interdisent à l’utilisateur de faire corps avec sa machine. Le toucher et la vue sont par excellence des sens critiques. Ils nous permettent d’éprouver de distinguer les choses, et par-là même de nous distinguer de ces dernières. Par eux, nous éprouvons les limites et les percevons les contours.

Quand j’effectue une recherche sur Google, une page s’affiche qui comporte un certains nombres de résultats clairement identifiables. Leur disposition m’invite spontanément à les aborder avec distance (dans un monde idéal, je devrais passer plusieurs pages de résultats en revue, mais nous savons tous que personne ne s’aventure au-delà de la première).

Mais si je soumets la même requête à Alexa (Amazon) ou à Siri (Apple), que se passe-t-il ? J’obtiendrai une réponse et une seule, énoncée sur un ton naturel et sans appel, et rien ne me poussera à la remettre en question. C’est que le son, par définition, est englobant, et que l’ouïe nous immerge dans notre environnement. Plus encore, les enceintes connectées et les assistants personnels qu’elles embarquent flattent notre tendance à l’anthropomorphisme. Nous sommes invités à converser en langage naturel avec des machines que la publicité nous présente comme de nouveaux membres de la famille. Et en famille, on se fait confiance, non ?

En 2018, quand Alexa s’est mise à gentiment rappeler aux enfants qu’il fallait dire « s’il vous plaît » quand on demandait quelque chose3, la polémique n’a pas tardé à enfler. Faut-il, oui ou non, que nous apprenions à nos chères têtes blondes à se montrer polies avec les objets intelligents ? Spontanément, il est tentant de répondre positivement à cette question. Car l’éducation ne tolère aucune exception, sauf à vouloir donner naissance à une génération d’insupportables morveux malappris… Mais en y regardant à deux fois, en sommes-nous bien certains ? Est-il vraiment souhaitable que nous laissions s’installer profondément dans des esprits en formation la croyance qu’ils sont en train de tailler une bavette avec un ami imaginaire, quand les modulations de la voix de synthèse ne sont ni plus ni moins qu’une surcouche dissimulant une réalité qui a quelque chose qu’il faut bien qualifier de sordide : au travers de l’objet connecté, nos seuls interlocuteurs sont les serveurs d’une entreprise dont la finalité reste d’inventer de nouveaux moyens de vampiriser notre attention et de nous proposer une publicité toujours mieux ciblée.

La poignée de porte de Joe Chip est profondément irritante. Elle nous rendrait à coup sûr le quotidien invivable, et c’est peut-être là sa plus grande qualité. Car il faut bien lui reconnaître le mérite de la franchise. A contrario, la bienveillance by design de nos objets connectés a quelque chose de louche. Alors entre la fiction d’anticipation d’hier et la réalité contemporaine, de quel côté se situe la dystopie ? En ce qui me concerne, la réponse n’a plus rien d’évident.

L’œil de la revue Third

 
Ce qui distingue Arthur de Grave de la masse des « consultants » en transformation numérique c’est sa culture et son style : quel plaisir de lire une contribution originale et éloquente sur l’absurdité qui peut se loger dans notre quotidien peuplé d’objets connectés. Vous allez adorer le regard pertinent et décalé de cette personnalité singulière !
 
www.third.digital



1 | www.bloomberg.com/news/articles/2019-04-10/is-anyone-listening-to-you-on-alexa-a-global-team-reviews-audi. (Retour au texte 1)
2 | www.bloomberg.com/news/articles/2019-10-10/is-amazon-watching-you-cloud-cam-footage-reviewed-by-humans. (Retour au texte 2)
3 | https://qz.com/1261735/amazon-parental-controls-and-a-new-echo-dot-for-kids-are-coming-soon/. (Retour au texte 3)

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