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Novembre 2023

Numéro neuf

Retrouvez le numéro neuf de
Third : Comment le numérique nous divertit

Third | Novembre 2023

« Avec un téléphone et des explications claires, n’importe qui pourrait réaliser un tour de magie sans jamais avoir pratiqué auparavant »

Entretien avec Guillaume Bellut, créateur de l’application de magie « Voila »

 

Third (T) : Pourriez-vous présenter les grandes étapes de votre parcours vous menant au développement d’applications de magie ?

 
Guillaume Bellut (GB) : J’ai 33 ans et j’ai grandi dans une famille où l’informatique était omniprésente, avec un père informaticien et un salon rempli de PC. Dès l’âge de 5-6 ans, je jouais déjà sur ordinateur avec mes frères et sœurs, ce qui m’a naturellement orienté vers le monde de l’informatique et du jeu vidéo. Rêvant de devenir développeur de jeux vidéos, j’ai poursuivi un parcours académique axé sur l’informatique. J’ai d’abord obtenu un bac S, suivi d’un DUT Informatique à Paris V Descartes. Souhaitant élargir mes compétences, j’ai complété mes études avec un aspect entrepreneurial grâce à un Master MIAGE – Méthodes Informatiques Appliquées à la Gestion d’Entreprises.

L’iPhone était une révolution et j’ai eu la chance d’avoir ma première expérience de développement d’applications dans ce contexte. J’étais alors junior dans un nouveau langage quand l’entreprise Magency, spécialisée dans l’entertainment, m’a recruté. Elle disposait d’une branche magie au sein de laquelle j’ai eu l’opportunité de travailler avec des magiciens. C’est ainsi que j’ai basculé vers la branche de magie où j’ai créé un outil de magie digitale pour magiciens, à une époque où la magie digitale, ou numérique, n’était pas encore bien établie. En 2013-2014, nous faisions partie des précurseurs.

Mon rêve était d’avoir mon nom dans l’Apple Store avec ma propre création. C’est ainsi que l’application « Voila » est née en 2016. Je voulais créer une application accessible à tous, professionnels comme amateurs, avec l’idée que la magie peut être à la portée de chacun. Avec un téléphone et des explications claires, n’importe qui pourrait réaliser un tour de magie sans jamais avoir pratiqué auparavant. C’était mon principal objectif en créant « Voila ».

Cependant, j’ai rapidement rencontré des difficultés. Le milieu de la magie, où le secret est primordial, n’est pas propice à une croissance rapide via le bouche à oreille. En cherchant à viser le grand public, je me suis mis à dos les magiciens professionnels. J’ai dû garder de nombreux secrets et paramétrages, ce qui a posé problème lorsque j’ai quitté Magency. Malheureusement, l’équilibre entre le respect des secrets de la magie et la volonté de démocratiser cet art n’a pas été trouvé. Je suis convaincu qu’il est possible de créer une application grand public qui fonctionnerait avec du marketing, mais cela risquerait d’aliéner toute la communauté des magiciens.
 

T : Est-ce que vous vous considérez davantage comme un développeur d’applications de magie qu’un magicien ?

 
GB : Je me vois aujourd’hui comme un informaticien, je ne me pense pas magicien. Peut-être que cela changera un jour, si je suis rémunéré, mais jusqu’à présent cela reste une passion. J’estime être un bon développeur, c’est mon cœur de métier et je suis rémunéré depuis 10 ans pour diverses applications pour iPhone.
 

T : Quel est votre point de vue sur la légitimité de la magie numérique dans le milieu de la magie ? Est-ce que c’est de la « vraie magie » ?

 
GB : La légitimité de la magie numérique a longtemps été remise en question. Pendant un certain temps, être identifié comme pratiquant de la magie digitale pouvait même être perçu comme une insulte. Mais de mon point de vue, il y a deux types de magiciens : les anciens, qui semblent détenir une sorte de sagesse infuse, et la nouvelle génération, qui a grandi avec un téléphone à portée de main en permanence. Pour ces derniers, il est évident que le téléphone doit être intégré dans un tour de magie.

Au fil des années, l’acceptation de la magie numérique a considérablement évolué. Là où il y avait un certain mépris, on observe désormais un intérêt croissant. En six ans, le taux d’adoption de la magie digitale a plus que doublé à mes yeux. La crainte du changement peut générer des critiques, mais il est indéniable que la technologie fait partie intégrante de notre quotidien et qu’il est logique qu’elle s’intègre également à la magie.

Cela dit, l’arrivée de la technologie a aussi ses revers. Parmi les nouveaux magiciens, beaucoup sont des jeunes qui ont vu une vidéo sur Internet et certains peuvent se considérer comme des professionnels, alors qu’ils manquent encore d’expérience et de maîtrise.

La magie digitale, par définition, fait appel à la technologie. Aujourd’hui, c’est le téléphone, hier, c’était l’iPad, et demain, ce pourrait être une montre connectée ou une oreillette. Ce qui compte, c’est d’utiliser des technologies qui nous entourent et de les intégrer dans l’art de la magie. La magie digitale suit donc les évolutions technologiques et s’adapte en conséquence.
 

T : En parlant des autres développeurs, comment se passe les relations au sein de cette communauté au regard de la création et du partage d’idées ? La communauté française de magie étant importante dans le monde, est-ce que celle-ci est précurseur ou en retard dans le développement de la magie numérique ?

 
GB : Je vais me concentrer sur le domaine du numérique, où la France a fini par se positionner comme un leader mondial de la magie digitale, malgré un démarrage tardif. Marc Kerstein, un Britannique, est la référence en matière de magie digitale. Il a créé des applications extraordinaires et a été le pionnier dans ce domaine. Suivant son exemple, d’autres magiciens notables comme Mike Phillips en Angleterre et certains aux États-Unis ont fait avancer le domaine.

Cependant, c’est avec l’apparition de l’application française Marty que la France a véritablement marqué son empreinte sur la scène internationale de la magie digitale. Inspirée de « Retour vers le futur », l’application a été développée par une équipe composée d’un magicien, d’un développeur et d’un producteur. Cette équipe a placé la France sur le devant de la scène dans la magie digitale vers 2016-2017. À cette époque, je travaillais également sur mon application « Voila » et j’ai bénéficié de l’aide de l’équipe de Marty pour être publié sur l’Apple Store.

J’ai aussi créé le Digital Magic Club (DMC), un club où nous discutons des dernières innovations en matière de magie digitale. Cela m’a permis de partager mes créations, de rencontrer des personnes partageant les mêmes intérêts et de suivre de près l’évolution de la magie digitale. En France, de nombreux créateurs ont émergé, comme Sébastien Splitter Macak et Jean-Charles Briand, qui se sont concentrés sur la magie digitale et ont contribué à faire connaître cette discipline. Plus récemment, Elips, une création de Maxime Hélier, a rencontré un grand succès. Elle représente le très haut niveau de magie digitale atteint en France, avec une application de grande qualité.

La qualité d’une application de magie numérique est rapidement perceptible : si elle a été développée par un professionnel, l’interface utilisateur sera soignée et intuitive, contrairement aux applications développées par les magiciens eux-mêmes, qui peuvent parfois avoir un design moins abouti ou des tutoriels basiques. La confiance des utilisateurs est essentielle, surtout pour les professionnels, qui pourraient être réticents à utiliser une application dont l’interface est de faible qualité.

Enfin, il est important de noter que la copie est un défi constant dans ce domaine, étant donné que tout est gardé secret. Quand on sort un nouveau tour, il arrive souvent que des gens viennent nous dire que cela existait déjà. Malgré nos recherches, nous n’avions pas connaissance de ces précédentes versions, ce qui peut conduire à des conflits involontaires.
 

T : Magie digitale, toujours une niche ?

 
GB : Pour répondre à cette question, il faut d’abord expliquer comment fonctionne le milieu de la magie en France. En réalité, il faut distinguer les amateurs, les semi-professionnels et les professionnels. Les amateurs, c’est vous et moi, pour la soirée entre amis. Les semi-professionnels sont rémunérés pour la prestation mais conservent un métier distinct. Quand on est professionnel en revanche, on exerce la magie à plein temps. Le marché a priori intéressant pour les développeurs concerne des professionnels qui pourraient vouloir s’équiper en magie numérique : à l’époque c’était 2000 professionnels en France, soit 2000 clients potentiels. Lorsque l’on est développeur IOS, on perd potentiellement 50% des personnes, auxquelles s’ajoutent celles qui ne veulent pas être dépendantes du téléphone en raison des craintes liées à la limite des batteries ou de la connexion, ce qui laisse en fin de compte très peu de personnes. Je suis certain que l’on ne peut pas vivre de la magie digitale en visant seulement les professionnels. Il faut donc réussir à passer le cap du grand public, ce qui était ma vision avec l’application « Voila ».

Certains magiciens restent réticents à l’adoption du numérique. Ces réserves s’expliquent par un manque de culture technologique et de curiosité qui peut aller jusqu’au dénigrement. Il faut de la volonté pour passer au numérique car cela reste encore assez secret et de niche.
 

T : Les magiciens arrivent-ils tous à passer vers la magie numérique ? Est-ce que vous appréciez les tours numériques pour le tour ou pour la technologie derrière ?

 
GB : J’aime à la fois le tour en lui-même et la technologie derrière, mais en réalité ce que nous recherchons le plus reste la réaction du spectateur, c’est, je pense, ce qui fait vibrer la plupart des magiciens. Il y a cette excitation de connaître un secret, de voir un effet magique, de ne pas le comprendre. Attendre ou chercher l’explication est vraiment une part importante de la passion de la magie. Concernant le numérique, il m’arrive de m’interroger sur certains fonctionnements mais j’arrive assez vite à comprendre le fonctionnement derrière grâce à ma profession. Le plus intéressant, c’est quand le numérique est totalement camouflé et que l’on déduit sa présence seulement à la fin du tour.
 

T : À titre personnel, pensez-vous que la magie numérique dénature la magie classique ? Quelle est votre vision de la magie comme divertissement ?

 
GB : Je ne pense certainement pas que la magie digitale dénature la magie dans son ensemble, comme un artiste utilisant de nouvelles méthodes ne dénature pas son art et son histoire.

La technologie, lorsqu’elle est bien intégrée, ne pose pas de frein à l’expression artistique. Bien au contraire, elle peut enrichir et améliorer l’expérience de la magie. Le tout réside dans la façon dont elle est utilisée et intégrée dans une routine. L’objectif n’est pas simplement d’utiliser un téléphone pour réaliser un tour, mais de l’incorporer dans une séquence de manière harmonieuse, afin d’améliorer l’expérience générale.

La magie est une discipline très personnelle, avec des tours et des styles qui varient en fonction des publics et des magiciens eux-mêmes. Pour certains, un bon tour de magie peut impliquer une lévitation impressionnante, tandis que pour d’autres, un simple tour de cartes peut suffire à les émerveiller.

Par exemple, Romain Lalire, un participant à l’émission télévisée « La France a un incroyable talent », a réalisé un numéro de lévitation dite « classique » qui a laissé de nombreux spectateurs bouche bée, moi le premier. De même, les jumeaux French Twins ont poussé les limites de la magie numérique en créant un numéro impliquant des iPads et des écrans, où ils interagissaient avec une vidéo projetée afin de créer une lévitation 2.0.
 

T : À titre personnel, vous préférez la lévitation classique ou numérique ?

 
GB : La lévitation est un des tours qui me fascine le plus. Je préfère de loin la lévitation classique car dès que le numérique rentre en scène j’arrive à comprendre assez vite comment cela fonctionne. Avec des tours sans technologie, je suis la plupart du temps impressionné.

Cependant, même avec l’avancement de la technologie, certains préfèrent toujours la magie traditionnelle. Par exemple, en tant que magicien, vous pourriez préférer un tour de lévitation classique à un tour numérique, simplement parce que vous comprenez ce qui se passe derrière le numérique. Vous savez comment la technologie fonctionne donc elle ne vous bluffe pas.

Il est tout de même possible d’être bluffé par la magie numérique. Par exemple, Sébastien Splitter Macak a créé une application qui, bien que technologiquement simple, crée un effet impressionnant en détournant l’écran tactile de manière créative. C’est un exemple de la façon dont la technologie peut être utilisée de manière ingénieuse pour créer de la magie.
 

T : Pour développer et avoir des idées, suivez-vous une communauté ou organisez-vous des évènements ?  

 
GB : C’est primordial dans ce milieu car nous essayons toujours de répondre aux attentes des clients en suivant les différentes modes ou sujets d’actualité. Il faut également se tenir au courant des différentes avancées technologiques pour toujours faire évoluer nos tours et nos possibilités.

Pour cela, nous nous organisons sous forme de groupes privés où les discussions sont nombreuses et nous nous retrouvons sous forme de clubs assez régulièrement pour partager de vive voix.
 

T : Est-ce que les moyens utilisés pour le divertissement des différentes applications de magie ne vont pas à l’encontre de la vie privée des personnes par leur méconnaissance de la technologie ?

 
GB : Il y a énormément de débats à ce sujet dans notre milieu. Vous comprenez bien que pour utiliser la magie digitale à son plein potentiel celle-ci doit être transparente pour le spectateur, il ne doit pas se douter qu’un téléphone, un site, des ondes ou n’importe quel objet puisse être relié à une quelconque technologie. Il faut donc être discret et utiliser des stratagèmes proches des films d’espions.

Plusieurs techniques ont été moralement réprimées sur certains groupes car elles permettaient d’obtenir beaucoup trop d’informations et même des informations sensibles sur le spectateur. Ces techniques relèvent clairement du hacking ou du social engineering1 en exploitant des bugs ou des défauts de sécurité. Il faut garder une part d’éthique mais certains professionnels utilisent ces techniques pour faire des numéros, pour le coup, extraordinaires.
 

T : Comment voyez-vous le futur de la magie numérique ?

 
GB : La magie numérique est un domaine en constante évolution, englobant diverses sous-disciplines. Par exemple, la magie vidéo, que l’on retrouve notamment sur TikTok, est une forme de magie de scène qui dépend essentiellement de la mise en place, notamment de l’angle de la caméra. Pendant la pandémie de Covid-19, la magie Zoom est apparue, permettant aux magiciens d’exécuter leurs tours à distance. Un logiciel comme OBS, qui permet de gérer le flux vidéo, a été très utile dans ce contexte.

L’un des atouts de la magie numérique est qu’elle peut donner l’impression d’être plus naturelle, sans nécessiter de mouvements évidents ou artificiels de la part du magicien. Avec des outils numériques, comme une oreillette, le magicien peut créer l’illusion sans avoir à manipuler ostensiblement des objets. Le but est de faire en sorte que le public ne réalise pas qu’il s’agit de magie numérique.

Cependant, l’intelligence artificielle représente un défi majeur pour les créateurs de magie. Par exemple, des outils reposant sur l’intelligence artificielle comme ChatGPT permettent de faire aujourd’hui ce que certains créateurs mettent des mois voire des années à mettre en place. Traditionnellement, ces tours nécessitaient une préparation minutieuse et des outils spécialement conçus, mais l’IA permet de les réaliser en un clin d’œil. Cela pourrait menacer la créativité et l’originalité dans le domaine de la magie.

De plus, la nouvelle génération, qui a grandi avec la technologie, pourrait être plus difficile à impressionner avec des tours de magie numérique. Il y a aussi un risque que la popularité croissante de la magie numérique entraîne une démystification du processus, notamment par le biais de vidéos explicatives de tous les tours.

En résumé, la magie numérique offre de nouvelles possibilités fascinantes, mais elle apporte également de nouveaux défis et des préoccupations. Le futur de la magie numérique sera probablement marqué par une utilisation omniprésente mais invisible de la technologie, ainsi que par l’adaptation constante à l’évolution des plateformes et des outils.
 

L’œil de la revue Third

 
Nous avons beaucoup apprécié notre discussion avec Guillaume Bellut, qui nous a permis d’en apprendre plus sur la magie numérique, son acceptation au sein de la communauté des magiciens et l’importance des interactions pour stimuler la créativité. Une plongée rare dans une forme de divertissement où le numérique peut jouer un rôle déterminant!

www.third.digital
 



1 | NDLR : le social engineering désigne les techniques consistant à exploiter les mécanismes psychologiques humains pour accéder à des données ou s’infiltrer dans un système informatique. (Retour au texte 1)

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