third
Novembre 2023

Numéro neuf

Retrouvez le numéro neuf de
Third : Comment le numérique nous divertit

Third | Novembre 2023

Force et séduction du divertissement

Pierre Guenancia, Professeur émérite de philosophie, Université de Bourgogne

 

Notre époque semble être celle du triomphe du divertissement. Pascal qui a inventé ce concept ne pensait peut-être pas avoir touché si juste en montrant la force et la séduction des divertissements sur les esprits et les corps. Prolifération des jeux vidéos, culte des loisirs, rêves d’évasion : autant de signes de l’avènement et de la consécration de “la société du spectacle”1. Que cache mais aussi que révèle cette force d’attraction du divertissement aux multiples facettes ? La peur de l’ennui, le désintérêt pour les choses “sérieuses”, le pouvoir de fascination des images, le règne du virtuel au détriment de la vie réelle ?

 

Le philosophe Blaise Pascal est le premier théoricien du divertissement comme concept générique qui s’applique à toutes les activités humaines, aux plus frivoles comme par exemple la chasse ou le jeu comme aux plus sérieuses, comme la géométrie qui fut la grande passion du jeune Pascal. Rappelons les points principaux de son argumentation.2

Les philosophes recommandent aux hommes de se connaître eux-mêmes. Connais-toi toi-même, c’est la célèbre devise de Socrate. Au contraire leur répondrait Pascal : pour supporter une condition qui est en elle-même absurde et tragique, pour pouvoir trouver du sens et du plaisir dans nos activités, mieux vaut ignorer ce que l’on est. Si nous pensions vraiment à nous-mêmes, sans détourner le regard de la mort qui est au bout et même à chaque moment de notre vie, nous serions comme paralysés par l’obscur éblouissement du néant. La pensée de notre mort certaine rendrait irrécusable le sentiment de l’insignifiance de nos vies. A quoi bon prendre de la peine ou rechercher le plaisir si l’anéantissement de notre être est au bout du chemin ? Voilà pourquoi les hommes pensent à tout autre chose qu’à leur condition, c’est-à-dire à leur mort, et le divertissement est si nécessaire à la poursuite des buts qu’ils se donnent à eux-mêmes, moins pour les atteindre que pour être trop occupés par cette recherche pour avoir le loisir de penser à soi. De ce fait, tout est bon qui nous divertit, c’est-à-dire nous détourne de l’appréhension de la vérité de notre condition. Les divertissements dits frivoles comme la chasse ou le jeu ne sont pas moins nécessaires que les occupations dites sérieuses, comme faire des mathématiques par exemple, qui contribuent plus efficacement encore que les autres au divertissement. En toute activité, ce n’est pas la prise mais la chasse qui est recherchée. Que l’on donne aux philosophes la paix ou l’absence de trouble qu’ils disent être le souverain bien—ils se dessècheraient rapidement d’ennui. Si l’ennui, ou le désœuvrement au sens strict, est si insupportable aux hommes, c’est parce qu’il est absence de différence et que cette indifférence est l’image la plus ressemblante du néant de la condition humaine. Les philosophes qui critiquent l’oubli de soi devraient plutôt se demander si, sans cette ruse de la déraison que Pascal aperçoit dans tous les divertissements et qui justifie que l’on parle du divertissement, les hommes pourraient seulement supporter le face à face avec eux mêmes dont les détournent utilement toutes ces occupations qui ont moins de sens par elles-mêmes que par rapport à cette finalité indirecte, inconsciente et commune à toutes. Malgré ses accents « existentiels », le divertissement pascalien a plus de consonance avec le concept d’aliénation qu’avec le thème moderne de l’angoisse. C’est ce que nous allons chercher à montrer dans cette libre réflexion sur notre temps.
 

Le repos impossible, l’agitation nécessaire

 
Le divertissement désigne d’abord une activité qui nous fait pour un temps oublier le travail et les obligations en général, qui nous détourne et nous repose aussi des occupations sérieuses. Le divertissement est différent de la paresse qui est un retrait de l’existence, comme l’a si bien décrite le romancier russe Gontcharov avec Oblomov, le personnage du roman éponyme. Le divertissement désigne une manière légère et superficielle d’exister. On peut comme Pascal qui a fait de cette notion la clé de sa conception de l’homme déchiffrer dans toutes les conduites humaines des stratégies d’évitement :

« Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre » dit-il au début de sa longue pensée sur le divertissement dont il faut noter le singulier. Tous les divertissements, les plus futiles comme les plus sérieux, sont des applications diverses, des modalités du divertissement. Pourquoi ? Parce que n’étant pas occupé, n’étant pas diverti, ni par le travail ni par des loisirs, ne recevant pas de visite et ne voyant personne, ce libre prisonnier est confronté à lui-même, c’est-à-dire à la condition humaine aperçue alors dans sa nudité, sans fard, sans masque, sans dissimulation. L’ennui que l’on ressent dans une telle situation d’isolement est insupportable non pas parce que l’on ne sait pas quoi faire, parce que rien ne nous intéresse, mais parce que nous sommes alors en face d’une vérité que nous ne voulons ni ne pouvons voir en face. Cette vérité est pour Pascal la pensée de la mort dont l’idée, à la différence des autres idées, n’est l’idée de rien, cette idée du néant étant un néant d’idée. L’idée de la mort est terrible parce qu’elle prive l’homme de toute perspective, de tout espoir futur. La mort ferme la possibilité de l’avenir, on le voit aussi dans ce que l’on a appelé la mort sociale, le fait de n’exister pour personne, de ne pas être attendu, reconnu, d’être sans projet, sans perspective et par conséquent sans avenir. Peut-être que les gens qui sont socialement morts redoutent moins la mort que les autres parce qu’elle ne les privera pas d’un avenir qu’ils n’ont pas. Le fatalisme des gens qui n’ont rien et qui ne comptent pour rien s’explique par le fait que le présent n’est pas la promesse d’un avenir mais au contraire un indéfini recommencement, la répétition d’hier, la préfiguration de demain. Pour eux demain n’est pas un autre jour, mais le même jour qu’aujourd’hui. Une telle existence, sans projet ni espoir, est l’image de la mort qui, pour tout un chacun, signifie la disparition du possible en général. La mort ne prive pas tant l’homme de son passé, qui est une succession de petites morts, que de son avenir comme lieu de tous les possibles. Paradoxalement la mort nous prive de ce qui n’est pas, pas encore, plus que de ce qui fut et n’est plus. De ce point de vue le souvenir n’est pas la conservation du passé mais plutôt la conscience aigüe de sa disparition, de son abolition. Inversement l’espérance est attente du nouveau, de ce qui n’est pas encore mais peut être. L’homme qui purge une lourde peine en prison doit faire la terrible expérience de la pure répétition du présent, d’un présent qui ne débouche sur rien, qui, comme un disque enrayé, recommence indéfiniment le même refrain.

Nous avons fait récemment une expérience qui a un lointain rapport avec la situation imaginaire de l’homme en repos dans une chambre. Le confinement fut d’une certaine façon l’obligation de rester en repos dans une chambre, peu importe que cette chambre soit un appartement ou une maison, c’est un espace dont on ne doit pas sortir, ou seulement de façon limitée. Ce fut une expérience de la réduction du possible. Certes nous pouvions sortir une heure par jour, mais dès lors que ce n’était qu’une heure et non pas, au choix, une, aucune ou plusieurs heures, dès lors que le possible est limité, il cesse d’être le possible. C’est comme la liberté : la limiter c’est la supprimer comme pur possible. « Je suis si affadi après la liberté, que qui me défendrait l’accès de quelque coin des Indes, j’en vivrais aucunement plus mal à mon aise » Montaigne, Essais, III, XIII, p. 1049. Si nous savions demeurer en repos dans une chambre nous nous ne souffririons pas de l’absence d’agitation et de communication avec les autres. Le repos n’est pas l’immobilité du corps, mais l’absence d’agitation de l’âme, l’absence du désir d’enjamber le présent et d’anticiper l’avenir. Nous ne serions pas préoccupés par le lendemain, nous ne formerions pas de projet mais vivrions heureux dans un présent sans cesse recommencé. Carpe diem, selon la célèbre maxime épicurienne : mais si la jouissance du jour peut suffire à nous rendre heureux c’est aussi parce qu’elle préfigure des lendemains qui chantent. Sans cette pensée de l’avenir, cette jouissance serait synonyme d’angoisse ou de désir insatiable de consommation, ce qui n’est pas très différent. La vie devient alors une course contre la montre ou contre la mort. Mais si, comme l’a montré Pascal, la pensée de la mort bouche l’horizon et détourne l’homme de l’avenir en le rivant au présent et au divertissement, on peut alors se demander si aujourd’hui et dans nos sociétés le pullulement des divertissements, le développement spectaculaire des industries du divertissement et des besoins qu’elles engendrent ne sont pas la face visible d’un phénomène bien moins apparent, le reflux de l’idée de l’avenir.
 

Le déclin de l’idée d’avenir

 
Cette idée s’est incarnée au 18ème siècle, le siècle des Lumières, puis au 20ème siècle dans l’idée de révolution comme préalable et condition d’un monde nouveau. Il fallait faire advenir ce monde y compris par la violence, ce qui a donné lieu aux pires exactions que les hommes aient pu commettre dans l’histoire, mais c’était pour mettre fin à l’oppression, à l’exploitation, à la ségrégation, à la misère et à l’ignorance. Il s’agissait de buts communs à tous les hommes et non de buts particuliers à des individus ou à des nations. Les biens qu’il fallait instituer n’étaient pas de nature concurrentielle et monopolistique, ils étaient conçus comme étant nécessairement communs à tous les hommes, du seul fait de leur commune humanité.

Or aujourd’hui où ces idées paraissent obsolètes et abstraites, et même suspectes d’entretenir sous des dehors humanistes la domination de l’Occident sur le reste du monde, il semble que l’on cherche plutôt à réduire l’ouverture de l’objectif et à porter l’attention sur le développement individuel, sur les plaisirs de chacun en tant qu’il est lui-même et non pas un autre, ni seulement un parmi d’autres, sur la jouissance et le présent au lieu de l’espérance et de l’avenir. On retrouve mutatis mutandis les grandes lignes de l’analyse pascalienne du divertissement comme conduite de fuite devant un futur irreprésentable.

Nous ne cherchons pas à faire le procès de notre époque, nous voulons seulement mettre en question la valeur absolue accordée sans critique à quelques occupations qui peuvent passer pour des divertissements, au sens de ce qui nous détourne de l’essentiel et nous crève agréablement les yeux pour parler comme Pascal. Mon hypothèse est que le culte du corps est aujourd’hui le dénominateur commun aux formes multiples et variées du divertissement.

La santé, la jeunesse : interdiction de vieillir ; la performance, la compétition, la concurrence : dépasser les autres, être le meilleur (voir Hobbes déjà) ; la gastronomie : la culture du goût, le mythe de la création appliqué à n’importe quelle activité (l’un s’intitule créateur de sandwichs, l’autre créateur de fermetures etc.). ; la sexualité et la libération des désirs quels qu’ils soient. Comme si toutes ces activités incarnaient aujourd’hui la spiritualité qu’à d’autres époques on mettait plutôt dans le choix de la méditation, du silence, de la retenue, de la sobriété, comme si le corps avait pris la place de l’esprit et clamait bien fort que c’était lui l’esprit !

Personne ne contestera que la santé, le sport, la nourriture, le plaisir pris avec un autre que soi ne soient en eux-mêmes des biens comme tels désirables par chacun et par tous. Ce qui est critiquable dans l’attention portée à ces activités c’est justement cette attention, ce souci, cette obsession qui détournent (sens premier du divertissement) les individus de la pensée de leur condition humaine et commune.

Nous recherchons des divertissements pour sortir de la routine d’une activité répétitive ou pour nous délasser d’un travail trop accaparant ou pour tromper l’ennui qui menace. En général le divertissement est une activité de substitution destinée à interrompre ou faire cesser une situation désagréable, fastidieuse, ennuyeuse. On peut aller au cinéma pour voir un film qui nous intéresse, mais on peut y aller pour passer ou tuer le temps, pour se divertir de la monotonie d’une situation. Le divertissement répond sans doute à la volonté de tourner le dos à une réalité que l’on ne veut pas voir ou dont la vue est pénible. Quand le monde qui nous entoure, quand la vie réelle nous attriste ou nous ennuie, on cherche des occupations qui pourraient nous divertir de ce spectacle, nous détourner de ce qui nous gêne ou nous ennuie. Le meilleur divertissement sera celui qui est capable d’accaparer l’esprit, de focaliser durablement notre attention sur un spectacle, une activité, un jeu, mais aussi un travail. Car celui-ci peut aussi servir de dérivatif à un souci, un chagrin, ou tout simplement à l’ennui. Le divertissement peut même être un remède à la mélancolie. Descartes conseille à la princesse Elisabeth sujette à des accès de mélancolie produits par une réflexion trop poussée sur des questions graves et métaphysiques, de détourner son esprit de ce qui peut l’attrister ou trop la préoccuper. Il lui recommande même, et le dit sérieusement, « d’imiter ceux qui en regardant la verdeur d’un bois, les couleurs d’une fleur, le vol d’un oiseau, se persuadent qu’ils ne pensent à rien ». Et il ajoute : « ce qui n’est pas perdre le temps, mais le bien employer ».3

Il y a donc des divertissements salutaires, nécessaires, les meilleurs étant, non pas “les paradis artificiels” qui ne font qu’étourdir l’esprit mais des occupations sérieuses, utiles, qui l’enrichissent en l’appliquant à de véritables objets de pensée, comme sont les choses de la culture au sens très large. On peut lire pour passer le temps ce qui nous tombe sous la main, l’essentiel étant d’être occupé, d’avoir quelque chose à faire. Mais la vraie lecture est celle d’œuvres qui nous donnent la satisfaction d’avoir compris quelque chose de nouveau, qui étendent notre pouvoir de comprendre à des choses en elles-mêmes intéressantes. Le lecteur d’une œuvre forte et passionnante ne reste pas à l’extérieur du livre comme le badaud est extérieur au spectacle de la rue qu’il regarde comme un simple divertissement. La seule question vraiment importante s’agissant du divertissement n’est pas de savoir s’il est bon ou mauvais. D’ailleurs, soit dit en passant, la condamnation des divertissements, comme par exemple la fermeture des théâtres par Cromwell ou la mise à l’index d’œuvres qui pourraient contester l’orthodoxie religieuse ou politique, est le propre des régimes totalitaires ou intégristes. Autant vouloir proscrire le rire, la plaisanterie, le jeu et tout ce qui apporte de la douceur et de la légèreté à la vie humaine. La vraie question est plutôt de savoir si le divertissement en se faisant passer pour important ne prend pas la place de ce qui est important. Autrement dit y a-t-il des divertissements qui ne se donnent pas comme tels mais comme des choses sérieuses et importantes et qui produisent de ce fait l’aliénation de l’esprit dans des représentations largement imaginaires ? Si l’aliénation consiste dans le fait de prendre pour réel ce qui est imaginaire et d’être captif de cette fausse représentation, on peut se demander si certaines formes actuelles n’ont pas pris la place de la réalité, aliénant ainsi l’esprit à des activités ou plutôt à des passions qui le détournent de penser à autre chose qui serait plus important que ce qui l’accapare et le séduit.
 

Le culte du corps

 
Le culte du corps paraît être le dénominateur commun aux formes dominantes des divertissements qui ne se donnent pas comme telles, auquel cas il n’y aurait rien à redire, mais comme ce qu’il y a de plus réel et de plus important dans la vie des hommes. Sous prétexte que le corps aurait été méconnu, méprisé, refoulé dans notre civilisation occidentale, on a cru qu’il suffirait de donner au corps ce que l’esprit s’octroyait à lui-même : conscience de soi, savoir, liberté… pour rendre au corps une dignité qui lui aurait été refusée. Au lieu de dire : “mon corps c’est moi” on a dit : “Je suis mon corps”. C’est donc mon corps qui sait ce qui est bon pour moi, qui se connaît lui-même, qui est la source des valeurs que “je” crois donner librement aux choses. Bref, le corps a ses raisons que la raison ne connaît pas… Au lieu de voir dans le corps “l’instrument que je suis” et non pas que je manie comme un outil ou une machine extérieure à moi, ou l’organe du vouloir grâce auquel l’homme peut se rendre « comme maître et possesseur de la nature », on en a fait un personnage qui tire les ficelles, une sorte de petite divinité qui réclame un culte.

De ce fait, ce qui était exercice corporel, éducation visant à obtenir du corps plus que ce qu’il peut donner par nature, etc., ce qui était de l’ordre de la pratique et seulement de la pratique a été élevé au rang de pensée, voire de science. Au lieu de voir dans la danse, la gymnastique, des conquêtes de l’esprit sur le corps, on en a fait des expressions, un langage du corps lui-même. De même, dans un autre ordre de choses, on dira que c’est mon corps qui sait ce qui me convient ou au contraire me nuit, faisant ainsi du corps un moi plus authentique que ce que j’appelle moi. Alors, les exercices corporels, le sport, la tenue vestimentaire, n’ont plus été seulement et d’abord des divertissements, ou des activités qui délassent l’esprit qui ne se confond pas avec elles, mais les choses les plus sérieuses du monde. Comme dirait Marx, ce qui était sacré est devenu profane, et ce qui était profane est devenu sacré : l’argent, les marchandises, le corps comme marchandise la plus précieuse et la plus chère. La pratique du sport est une excellente chose, son culte non. Sur les plages de Rio de Janeiro, à longueur de journée et de nuit, des hommes et des femmes sculptent leurs corps avec un sérieux qu’ils ne mettent pas forcément dans d’autres activités, réellement plus importantes pour l’homme que celle qui devrait rester dans les limites du divertissement et être pratiquée comme telle. Or le corps pris en lui-même, organisme ou machine, est la marque la plus évidente, la plus irrécusable de la finitude de l’homme. C’est pour cela qu’il est si surprenant et aussi si désolant de voir ce corps fini devenu à notre époque objet d’un culte et de soins extrêmes alors que par nature il doit disparaître et qu’il ne cesse de disparaître à tout instant parce qu’il a toujours besoin d’autre chose que de lui-même pour vivre. Le corps est la source insatiable des besoins et des désirs des hommes, il réclame sans cesse des divertissements. Mais l’homme qui a un corps mais qui n’est pas qu’un corps porte en lui, dans sa nature humaine, des désirs d’un autre ordre que les désirs d’acquisition, de consommation, de divertissements.

L’homme, dit Pascal, est produit pour l’infinité. Sa pensée vise des choses différentes de celles qui passent et se consument dans le jour présent, à la fois plus durables que les plaisirs du jour et surtout plus lointaines, indéfiniment recherchées. La seule façon pour lui de bien profiter du présent c’est de travailler pour l’avenir, pour ceux qui viendront après lui et qu’il ne connaîtra pourtant pas. Se borner au présent, jouir du présent, telle est sans doute la vie de l’animal et, d’une certaine manière, l’homme est un animal lorsqu’il ne se préoccupe que du présent, lorsqu’il recherche des divertissements variés et renouvelés pour entretenir ses désirs : désir après désir, dit Hobbes comparant la vie humaine à une course pour acquérir toujours plus, pour dépasser les autres qui ne sont pour l’individu que des concurrents et non des êtres comme lui avec lesquels il a l’humanité en partage, ce qui implique des obligations envers les autres en général et non pas seulement pour les siens. Une telle vie rongée par l’angoisse et la peur de la mort ne peut pas convenir à un être dont la pensée est tournée vers l’avenir. « La paresse accable, le désœuvrement pèse, ennuie. L’homme de la jouissance, de l’amusement, de la distraction fuit la paresse autant que le travail » Emmanuel Lévinas (De l’existence à l’existant, p. 37).
 

“L’homme de la jouissance”

 
Si la jouissance est devenue aujourd’hui une obligation, le nouvel impératif catégorique, c’est sans doute parce que le présent est le seul horizon de nos pensées. De ce fait il est nécessaire de remplacer un présent par un autre, à la fois de changer sans cesse de présent et de demeurer toujours dans le présent. C’est sans doute une des raisons pour lesquelles les hommes d’aujourd’hui éprouvent tellement de mal à concevoir la possibilité même de la vieillesse et qu’ils recherchent par tous les moyens, y compris les plus pathétiques, à rester jeunes, à effacer sur leur corps les marques du temps qui passe, à s’accrocher au présent de la jouissance comme à une bouée de sauvetage. Plutôt que d’avancer vers un horizon qui reste par définition toujours lointain, toujours à venir, nous choisissons de retarder notre marche, au besoin en piétinant sur place. Devenir vieux, ce qui est tout de même la seule façon que l’on ait trouvée jusque-là pour vivre, c’est indiscutablement avoir plus de passé que d’avenir. Mais c’est aussi apercevoir au loin la terre dans laquelle nous n’entrerons pas nous-mêmes, la terre promise, et en montrer le chemin aux autres, car les hommes, Marx l’a dit aussi, sont les uns pour les autres des éducateurs, indissociablement éduquants et éduqués. Cette certitude de l’existence de l’avenir par-delà l’évaporation du présent ne nous fait pas renoncer aux divertissements toujours liés à l’instant (carpe diem, et même carpe horam) mais elle nous permet de faire la différence entre le divertissement qui est une jouissance du présent et les choses vraiment sérieuses, celles qui durent et demandent de la patience pour les atteindre et en jouir, non pas sur le mode frénétique de la consommation mais sur celui de l’espérance qui est comme la confiance accordée au temps à venir, à l’opposé de l’impatience et du désespoir. Seule selon nous la confiance en l’avenir, autrement dit seule l’idée d’un temps messianique, idée commune aux croyants et aux révolutionnaires, permet de prendre la mesure des choses et de ne pas prendre pour le tout ce qui n’est qu’une partie du tout. Or il me semble—c’est l’hypothèse dont je suis parti—qu’aujourd’hui les divertissements sont devenus comme la raison d’être de la vie humaine et prétendent être les vraies choses sérieuses de la vie, ce qui ne peut amener que déception et nihilisme. Se soucier sans cesse de son corps comme de la chose la plus précieuse qui soit, élever la nourriture au rang d’objet d’art ( il n’est que de voir le sérieux, la gravité des gens qui ‘dégustent’— ils ne mangent pas bien sûr, ce serait trop vulgaire— les choses savantes déposées dans leurs assiettes), faire des loisirs non pas un divertissement mais la destination de l’homme et du travail comme la salle d’attente des vacances, tout cela témoigne à mon sens d’une inversion du rapport entre la réalité et le jeu.

Jouer est devenu avec la prolifération des jeux vidéo une activité sérieuse qui accapare toutes les fonctions de l’esprit comme paralysées par les images qui défilent sur un écran, ou envoûtées par la magie du virtuel qui fait vivre au joueur une autre vie que la sienne qui, pendant ce temps-là, est comme à l’arrêt. On pense là encore à Marx qui a défini l’aliénation comme la substitution de l’imaginaire à la réalité, comme ce qui détourne l’individu de lui- même et lui fait vivre une autre vie que la sienne, une pseudo-vie, une vie artificielle comme les paradis du même nom. Le temps passe sans qu’on s’en aperçoive, comme si le joueur était en dehors du temps qui n’est pas ici orienté vers le futur, comme l’est toute activité réelle, mais qui s’enroule sur lui-même. Les jeux sont le meilleur miroir de l’esprit humain : cette phrase célèbre de Leibniz signifie que le jeu est un exercice augmentant la puissance de l’esprit comme la gymnastique augmente celle du corps. Elle ne signifie pas, bien au contraire, que le jeu est une fin en soi comme semblent l’être, par exemple, les jeux vidéo actuels qui incitent à confondre le virtuel et le réel, illustration particulièrement parlante de la confusion du divertissement et de l’activité dirigée vers une fin différente d’elle.

Notre époque paraît dépossédée du sens de l’avenir qui caractérise les époques où les hommes ont cru au progrès à la fois sur le plan des connaissances et sur le plan de l’organisation sociale. L’utopie est aujourd’hui mal considérée et il y de sérieuses raisons qui justifient cette méfiance. Mais que serait la vie humaine, celle de chacun comme celle de tous, si elle n’était pas guidée, éclairée, soutenue par ce que Kant nomme une Idée régulatrice, qui n’est pas l’idée d’une chose déterminée mais l’idée d’une direction, idée qui “déplace les lignes” et fonde la possibilité et l’espérance d’un vrai avenir, un avenir qui ne ressemble pas au présent et qui de ce fait nous permet d’assumer ce présent au lieu de s’en évader par toutes sortes de divertissements qui sont comme « l’âme d’un monde sans âme » (Marx) ? Pour conclure et résumer ces brèves réflexions, j’invite le lecteur à méditer cette profonde pensée de Kierkegaard :

« Si je devais émettre un vœu, je ne voudrais ni richesse, ni puissance, mais la passion du possible, l’oeil qui, toujours jeune, toujours brûlant, découvre partout le possible. La jouissance déçoit, non le possible ».4
 

L’œil de la revue Third

 
En confrontant brillamment la philosophie de Pascal à notre époque, Pierre Guenancia analyse la place centrale accordée au divertissement dans notre société contemporaine comme le signe d’une domination du présent au détriment du sens de l’avenir qui semble perdu. Une lecture passionnante !

www.third.digital



1 | C’est le titre du livre prophétique de Guy Debord paru en 1967 ( éd. Gallimard, Folio en 1992) (Retour au texte 1)
2 | Pour une analyse plus complète voir mon livre Divertissements pascaliens, éd. Hermann, 2011, notamment le chapitre VIII, Pourquoi le divertissement ? Voir dans les Pensées de Pascal le long fragment sur le divertissement ( n° 136 dans l’édition L. Lafuma des Œuvres complètes de Pascal, éd. du Seuil, n° 139 dans l’édition L. Brunschvicg, Hachette). (Retour au texte 2)
3 | Lettre de Descartes à Elisabeth de mai ou juin 1645, in Descartes Œuvres philosophiques, tome III, éd. F. Alquié, Garnier. (Retour au texte 3)
4 | Ou bien, ou bien, Gallimard, p. 36. (Retour au texte 4)

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