Numéro quatre
Retrouvez le numéro quatre de Third : Repenser l’éducation avec le numérique
Retrouvez le numéro quatre de Third : Repenser l’éducation avec le numérique
Le numérique éducatif a ses images d’épinal, la tablette et le cours en ligne, Youtube et Wikipedia. Matériels et contenus ont cristallisé, voire monopolisé, les débats de ces dernières années. Pourtant à l’école comme ailleurs, la transition numérique va au-delà de la technologie, même si ce fut par ce biais que le sujet a pris corps dans l’espace social. Quels sont les premiers effets ? Les places assignées de l’enseignant et de l’apprenant sont ébranlées. De nouveaux acteurs industriels et associatifs ont rejoint les communautés éducatives, qui se sont entrouvertes. Les sujets de la protection des données personnelles et des fake news ont pénétré l’espace scolaire. Le thème ne cesse de se remodeler, et réveille des questions essentielles : qu’est-ce qu’apprendre ? qu’est-ce qu’enseigner ? Le numérique éducatif concerne désormais des aspects de l’identité des enseignants, telle que la correction de copies, ou de la subjectivité des élèves, avec l’orientation scolaire basée sur des données. L’article propose des perspectives sur le débat éducatif, entre 2015 et 2020 en trois déplacements, du matériel au fait social, de l’institutionnel à l’EdTech et des interfaces aux données.
L’histoire de l’éducation peut se lire à la lumière des technologies de l’intelligence. Le cahier, la craie et la carte géographique rivalisent aujourd’hui avec les écrans pour symboliser la classe. En 2020, avec Wikipedia ou Youtube, on n’apprend pas les mêmes choses et on ne cultive pas les mêmes talents qu’en 1950. Copier à la plume des lignes de lettres dessinées au tableau ne développe ni les mêmes savoirs, ni les mêmes compétences sociales que de programmer à plusieurs un robot Arduino aux leds clignotants. D’emblée le sujet est ambigu : le numérique à l’école est le reflet d’une arène de débat. Le premier glissement a fait passer la question des professeurs, « Quel numérique pour ma pédagogie » à la question de la société, « Quelle école pour le monde qui est là ? ».
Figure 1 : Les lieux de savoir – Le Memex
En 1945, Vanevar Bush publie As we may think, et dessine le Memex, machine intelligente qui mime le cerveau et préfigure l’activation automatisée de connaissances stockées1.
L’entrée du numérique par le matériel s’est révélée être un piège. La politique publique s’y est débattue, tant qu’elle a parlé tableau interactif et salles informatiques. Si ces équipements ont évidemment été une condition primaire des usages pédagogiques, ils ont séparé les enthousiastes et les résistants, les bénéficiaires du réseau et les victimes des zones blanches. Jusque dans les années 2015, il s’agissait de « réduire la fracture numérique ». En mettant à disposition de l’éducation des équipements qui allaient permettre à chacun de s’entraîner et d’apprendre, l’état compensait les inégalités des accès domestiques. Or, très vite, les ordinateurs des familles ont surpassé les équipements scolaires, jusqu’au smartphone devenu l’assistant scolaire de tous les instants. Avec la loi Peillon2 votée en 2013 et le plan numérique de Najat Vallaud-Belkacem adopté en 2016, l’administration éducative vit un premier tournant. Les collectivités élaborent des plans numériques locaux qui financent des initiatives portées par les établissements et les enseignants eux-mêmes. L’informatique scolaire devient le numérique éducatif. Celui-ci se maille à la remotivation scolaire, à la réussite de chacun, et au bien-être scolaire. L’injonction à moderniser se double d’un intérêt pour les phénomènes sociaux dont l’école est une caisse de résonance.
En 2014, le Conseil National du Numérique (CNNum) a publié le rapport Jules Ferry 3.03, ce qui a marqué une nouvelle étape dans les réflexions. Le rapport a mis en lumière la possibilité d’un numérique au service d’une société inclusive, où la communauté éducative, savante et imaginative jouerait un rôle moteur. Dans cette lecture, le numérique renforce la dimension coopérative et solidaire de l’éducation. Le Fab Lab, le pair à pair, l’autonomie dans le choix des activités, réveillent l’idéal du pédagogue Joseph Jacotot4, que l’instituteur patriarcal de Jules Ferry avait fait reculer.
Dès lors, l’école est la scène centrale d’un monde en devenir, marqué par l’accélération de l’information, affrontant l’épreuve d’une société en pleine mutation, et qui propose des chemins praticables pour apprendre tout au long de la vie, avec la capacité de déceler les manipulations de l’information.
C’est aussi vers 2015 que l’éducation numérique se constitue en domaine économique, l’EdTech (éducation & Technologie), différenciée de l’édition scolaire. L’économie numérique a commencé à réorganiser l’éducation de l’extérieur avec des initiatives disruptives comme l’école 42, les Massive Online Courses (MOOC) ou encore la Khan Academy. Des méthodes d’apprentissage fondées sur des technologies émergentes, l’adaptive learning, le data-driven education ont fait pressentir que la désintermédiation pouvait concerner l’institution éducative.
Aux états-Unis, en Espagne, en Corée, en Chine, en Grande Bretagne, la jeune EdTech5 qui rassemble les startups de l’éducation, a eu accès à un marché national relativement ouvert grâce à des politiques publiques volontaristes. En France, les éditeurs ont défendu jusqu‘au bout leur monopole, nourri par les changements réguliers de programmes, au détriment de leur propre modernisation, et l’EdTech est restée fragmentée et cantonnée à des stratégies détournées. Et pourtant la fusion entre éditeurs traditionnels et numériques conditionne une présence de la culture française dans l’espace numérique mondialisé de la formation au XXIème siècle. Les pure players sont passés par le marché ludo-éducatif des familles, se sont fait acheter par un éditeur, ou se sont glissés dans des consortiums aux côtés d’un gros éditeur.
Désormais, plusieurs signaux indiquent que le marché a mûri. Educapital est le premier fonds français dédié à l’éducation tandis que Simplon, ou le Wagon, qui forment massivement au code, ont fait récemment des levées de fonds de plus de 10 millions d’euros pour devenir des références mondiales. Le fléchage de programmes Investissements d’Avenir sur les pure players a permis des passages à l’échelle : une startup ne peut pas grandir sans les données qui alimentent et perfectionnent ses algorithmes.
Figure 2 : Premier élan des levées de fonds en 20166
En 2019, l’Observatoire EdTech7 recensait 437 structures numériques privées et associatives, concernant le primaire, le secondaire, le supérieur et la formation tout au long de la vie. La majorité concernait les industries du contenu, très peu se concentraient sur l’industrie des données. C’est pourtant ce domaine qui, en 2020, représente une nouvelle étape face à laquelle la communauté éducative est encore démunie.
En janvier 2020, la mise en place des épreuves de contrôle continu du baccalauréat a été accompagnée d’un changement important : la correction des copies est dématérialisée à l’aide du logiciel Santorin (Figure 3). Il s’agit d’une nouvelle étape de la digitalisation de l’école et de la mutation du rôle des professeurs.
Figure 3 : Extrait de la présentation vidéo du logiciel Santorin.
En réaction, les enseignants Amélie Hart-Huitasse et Christophe Cailleaux ont, sous le titre « Big Blanquer is watching you »8, exprimé leur sentiment d’une menace sur leur métier : conséquences pour la santé de la contrainte « internet + écran », obligation d’un équipement personnel, coût écologique et économique de serveurs. Comme ils ne voient pas le bénéfice pour les usagers, ils soupçonnent une attaque managériale pour transformer leur professionnalité et introduire une surveillance de leur activité, une exploitation conjointe de leur production (notes, commentaires) et de celles des élèves, utilisables massivement et anonymement ou individuellement et nominativement. à l’appui, ils citent la réaction du data scientist, Guillaume Leboucher : 1,7 million de copies annotées et scannées « fournissent des milliards d’information sur lesquelles on va pouvoir passer des algorithmes. Nous entrons vraiment dans l’ère de l’electronic education »9. Ces données pourraient être mixées avec celle de m@gistere l’outil de formation en ligne du ministère, qui peut mesurer des assiduités et des résultats.
Cette dynamique se retrouve ailleurs. En recensant les vœux de millions d’adolescents et en collectant CV et lettres de motivation, Parcoursup reconfigure les systèmes d’orientation et rapproche l’extrême de la subjectivité, se projeter imaginairement dans un futur, et l’extrême de l’automatique, un profilage par les données. Si l’on rapproche cela des données de Pôle Emploi, de France Compétences, et même des données déposées dans LinkedIn, on comprend que des entreprises comme Humanroads sont à même de contribuer à un nouveau paradigme de l’orientation assistée par des calculs de parcours de référence.
Face à cela, la doxa sur les données de l’éducation semble s’arrêter aux données personnelles vu sous l’angle de la privacy et du RGPD. à l’automne 2019, le ministère de l’éducation a constitué un comité d’éthique des données10, dont on comprend qu’il s’agit de mettre des jeux de données à la disposition de nouveaux acteurs pour des fins multiples. Si cet enjeu est parfaitement légitime, on peut se demander si le « secret statistique » objet de l’engagement signé par les chercheurs qui ont accès à des données, sera suffisant pour prévenir les risques de captation de données. à l’instar du Health Data Hub11, se constitue lentement un Learning Data Hub dont on pressent que les usages ne sont pas encore dessinés, et dont on constate que la conception se fait sans les parties prenantes de l’éducation ni les citoyens. Ajoutons que, du cloud au nettoyage des données, la maîtrise d’œuvre revient à des prestataires dont le cadre d’intervention et les contrats sont inconnus et sans supervision externe.
La confrontation entre la politique publique et la pratique pédagogique, entre le service public et l’industrie, arrive à un stade nouveau. Le sujet d’arrière-plan, peut-être le plus important, est celui des communs du savoir : la science des données de l’apprentissage ira-t-elle dans le sens d’une désintermédiation de l’institution éducative, ou d’un renforcement des communs ?
Ces quelque 5 ans donnent un certain recul sur la mutation que les startups de l’éducation ont accompagnée. Les technologies qu’elles ont contribué à répandre se sont offertes comme des alternatives à l’enseignement traditionnel. On ne peut que se réjouir de les voir faciliter l’apprentissage de la lecture, des langues, du calcul et de tant d’autres domaines, à tous les niveaux d’expertise, et c’est pourquoi la politique publique lui a ouvert le chemin. Malgré cela, le paysage s’est assombri : les industries numériques ont perdu toute bénignité et sont entourées de méfiance, ne serait-ce que parce que la notion de vie privée semble irrémédiablement altérée. En matière éducative notamment, la sincérité des objectifs mérite examen. Or, l’EdTech a créé de la rentabilité directe, alors que le service public est bien souvent considéré sous le seul angle de la dépense.
Face au volume croissant de données d’apprentissage, qui étaient très rarement disponibles encore récemment, la politique publique est à la croisée des chemins. Tout comme dans le domaine de la santé, pouvoir exploiter ces données est une demande de la recherche. Lucrative, cette exploitation attire des compétences de haut niveau informatique et mathématique. Attirée par la recherche d’efficience, l’institution éducative ne risque-t-elle pas de négliger des valeurs qui lui sont intrinsèques et que les cultures numériques promeuvent également ?
C’est pourquoi la définition des règles d’accès aux données de l’éducation devrait impliquer des collectifs étendus et pluriels, inspirés par « l’éthique de la conception » et « les données pour le bien commun ». C’est une condition pour inventer l’apprentissage du XXIème siècle au service de l’émancipation des individus et pour les communs de la connaissance.
Qui mieux que Sophie Pène pour brosser les enjeux du numérique éducatif depuis 2014. Du rapport Jules Ferry 3.0, Bâtir une école créative et juste dans un monde numérique (2014) à l’évidence que les données gouverneront l’éducation (2020) en passant par l’émergence de l’EdTech (2015), Sophie Pène ouvre ce numéro en dressant les grandes perspectives structurantes de ce sujet passionnant.
1 | Olivier Ertzscheid, Extended memories, les trois figures du Memex, Affordances.info, Avril 2015. https://www.affordance.info/mon_weblog/2015/04/extended-memories-les-3-figures-du-memex.html. (Retour au texte 1)
2 | Loi n°2013-595 du 8 juillet 2013 d’orientation et de programmation pour la refondation de l’École de la République. (Retour au texte 2)
3 | Jules Ferry 3.0, Bâtir une école créative et juste dans un monde numérique, rapport du Conseil National du numérique, octobre 2014, https://cnnumerique.fr/files/2017-10/Rapport_CNNum_Education_oct14.pdf. (Retour au texte 3)
4 | Jacques Rancière, Le Maître ignorant, Fayard, 1987. (Retour au texte 4)
5 | Aux États-Unis, dès 2012, l’industrie numérique perçoit que le marché de l’éducation va devenir le nouveau terrain de conquête et de profit. Les plus hautes levées de fonds vont alors concerner l’éducation. Sous le chapeau de l’EdTech, se rassemblent aussi bien Google, Microsoft, Apple, que des tenants de l’éducation positive, des psychologues et cogniticiens, des écoles alternatives, des startups offrant des tutoriels, des exercices interactifs, des jeux, du mentorat, des parcours scolaires. Ce sont ces consortiums hétéroclites qui vont générer un nouveau marché, doper le champ de recherche des Learning sciences, dégager des champs modèles de profit. (Retour au texte 5)
6 | Source : Victor Wacrenier, Tour d’horizon des EdTech en France avec 180 startups, septembre 2016, https://medium.com/@victor.wacrenier/la-edtech-en-france%C3%A0-travers-lanalyse-de-120-startups-dadae98b15d8.(Retour au texte 6)
7 | L’observatoire EdTech : www.observatoire-edtech.com(201-2019) recensait les acteurs du numérique pour l’éducation et la formation, en France. Le site a fermé et les données sont rapatriées sur DataGouv sous licence Open Database (ODbL). (Retour au texte 7)
8 | Amélie Hart-Huitasse et Christophe Cailleaux, Big Blanquer is watching you, Blogs.mediapart, février 2020. (Retour au texte 8)
9 | Guillaume Leboucher, Open Value, blue-circle.net. (Retour au texte 9)
10 | Comité d’éthique des données de l’éducation : « le Comité d’éthique pour les données d’éducation aura pour missions de conduire et développer la réflexion sur les aspects éthiques associés à l’utilisation des données d’éducation, afin de garantir un juste équilibre entre valorisation et protection de la donnée. » https://www.education. gouv.fr/le-comite-d-ethique-pour-les-donnees-d-education-12146. (Retour au texte 10)
11 | Le Health Data Hub met à la disposition de la recherche les données de santé. Mais l’usage du cloud Azur de Microsoft, et le fait que Jean-Marc Aubert, architecte du Health Data Hub venait d’Iqvia, une société américaine spécialisée dans les données de santé, et y est déjà reparti ne manque pas d’alerter sur les attentes de bénéfices sous-jacents à cette mise à disposition de données. https://www.zdnet.fr/actualites/le-directeur-de-la-drees-rejoint-iqvia-et-suscite-des-questions-39896461.htm. (Retour au texte 11)