third
Mai 2019

Numéro Deux

Retrouvez le numéro deux de Third : À la recherche de la Smart City

Third | Mai 2019

Du GOLEM au GAFAM

Damien MacDonald, Auteur, artiste et commissaire d’expositions1.

Je dessinais le visage d’un homme d’une soixantaine d’années dans le métro, il était mal rasé, avait les joues un peu émaciées, les yeux pleins d’étoiles, grand comme une échelle de meunier. Je fais des croquis ainsi pour m’entraîner, car les secousses du métro sont un défi au stylo qui tente de tracer un trait droit. Puis j’ai attaqué le portrait d’une petite dame à chignon rondouillarde assise à côté de lui, dont les joues replètes évoquaient des années à cuisiner des filets de dindes à la moutarde de Dijon. Elle s’est soudain levée et s’est mise à m’engueuler sévèrement. Comment est-ce que je pouvais oser la dessiner ? D’habitude je suis discret, personne ne me remarque. J’ai bafouillé pour m’excuser, je ne voulais pas la déranger… Les personnes autour ont commencé à prendre sa défense et à s’acharner contre moi. Ça criait dans tous les sens. J’aurai aimé disparaître. Le type avec les étoiles dans les yeux s’est déplié de toute sa hauteur, et il a calmé tout le monde. Il a regardé les dessins, et lui a dit avec une grande gentillesse « Vous avez de la chance, il a représenté votre âme. C’est rare. Et puis vous savez, vous êtes filmée, tout ce que vous faites est filmé, c’est ça qui est plus grave ».

Smart City, la ville dont le regard ne dort jamais.

Elle s’est calmée, mais elle avait l’air barbouillée comme si elle ne comprenait pas ce qu’il avait dit. Je m’excusais encore. Le type était très essoufflé, et il s’est assis à côté de moi pour se reposer. Il n’avait passé que quelques secondes debout, mais il avait du faire un effort considérable. Nous avons passé plusieurs arrêts de métro côte à côte, et il m’a parlé. Il était malade depuis de très longs mois. Le cancer le rongeait. Il voulait s’en sortir, et les étoiles dans ses yeux disaient la même chose, mais il devait aller lentement dans tout ce qu’il faisait. Quand il prenait le métro, il devait parfois en laisser plusieurs passer sans rentrer dans la rame, le temps que son souffle soit posé. Mais il avait un problème, s’il laissait passer plus de trois métros, la police venait l’interroger. Les caméras de surveillance avaient repéré son comportement, l’ordinateur l’avait analysé comme dangereux. Il se retrouvait face à la police plusieurs fois par jour à devoir se justifier, parler de nouveau de cette maladie qu’il combattait.

 

Smart City, la ville dont la paranoïa ne dort jamais.

Il m’a remercié de l’avoir dessiné. J’ai voulu lui donner le dessin, il a posé la main sur mon épaule, comme pour me dire « où je vais je n’en ai pas besoin ». J’ai eu envie de le serrer dans mes bras et de bousiller toutes les caméras de surveillance du métro. Je n’ai fait ni l’un ni l’autre, mais nos yeux ont tout dit.

Comme pour tous les termes à la mode, il y a autant de sens à l’expression Smart City qu’il y a de personnes qui l’utilisent. Nous pourrions faire un dictionnaire des milliers de définitions différentes. Toujours est-il que ces mots laissent penser que l’on rêve d’une ville intelligente, et cela en transformant nos cités en un paysage cybernétique.

Mais une ville intelligente, c’est un endroit où nous sommes libres d’êtres différents, et de ne pas cadrer avec les attentes de la machine. C’est aussi un endroit où les animaux, les plantes, les fous et les rêveurs peuvent inventer d’autres réponses à nos problèmes. Pour l’instant nous laissons l’intelligence des villes aux technocrates et aux GAFAM, et nous fabriquons pas à pas des cauchemars où les personnes avec des étoiles dans les yeux se font interpeller. L’inventeur de la cybernétique, Norbert Wiener, avait très peur que son invention devienne un Golem.

Expliquons nous.

Dans la mythologie juive, le Golem est un être à forme vaguement humaine, fait d’argile, créé pour défendre le ghetto. Il n’y avait pas les mots pour l’exprimer ainsi au XVIème siècle, mais il s’agit d’une sorte de robot policier. Dans le mythe, dont certains disent qu’il a inspiré Mary Shelley quand elle a écrit Frankenstein, le Golem se retourne contre la population qu’il est supposé protéger, et il la décime. Les systèmes de sécurité surdéveloppés se retournent toujours contre la population qu’ils sont supposé défendre. La crainte de Norbert Wiener après avoir inventé la cybernétique, était qu’elle devienne un outil de séquestration sécuritaire. Il est mort en 1964, c’est à dire quand Steve Jobs avait encore seulement sept ans.

Que dirait-il aujourd’hui ?

Je dessine des espaces intriqués et intuitifs. Vous voyez ici des vues isométriques d’espaces urbains rêvés, des musées imaginaires jalonnés de mes arcanes personnels. J’ai du mal avec les espaces où notre monde actuel évolue, car j’ai la sensation de voir autant de cases labyrinthiques dans lesquelles on nous demande de rentrer. J’essaye au contraire de concevoir des espaces mentaux qui laissent la place à l’implicite, aux chausses trapes. Je ne pense pas en points de fuite, mais en plans de fuite, autrement dit en organisation de l’évasion. Je crois que notre perception de l’espace doit radicalement changer pour que nous puissions laisser la place à l’intelligence que nous souhaitons.

Tant que nous penserons les Smart Cities en termes de sécurité, nous fabriquerons des Golems qui éteindront les étoiles qui se réfugient dans les yeux.

L’œil de la revue Third

Avec sa vision d’artiste, Damien MacDonald nous offre une vision personnelle et artistique de la Smart City. Son dessin et le texte qui l’accompagne doivent être appréciés en regard l’un de l’autre puisqu’ils mettent en lumière les enjeux structurants de l’avenir de la vie en zone urbaine. Si l’artiste est visionnaire, cette contribution illustre de manière frappante les conflits et les défis que représentent la construction d’une ville idéale. Nous espérons que vous serez aussi touchés que nous par le trait et les mots de Damien MacDonald.



1. De « Dessiner l’invisible » (2015), une exposition dont il fut commissaire, France Culture a dit que c’est « une exposition qui fait figure de manifeste ». (Retour au texte 1)

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