third
Mai 2019

Numéro Deux

Retrouvez le numéro deux de Third : À la recherche de la Smart City

Third | Mai 2019

Smart Cities et infrastructures en réseau : les enjeux des transitions énergétique et numérique

Christophe Defeuilley, Chercheur affilié à l’École Urbaine, SciencesPo Paris, auteur de « L’Entrepreneur et le Prince : La création du service public de l’eau », Presses de SciencesPo, 2017.

 

Les transitions énergétique et numérique mettent en tension les formes d’organisation et les modes de gouvernance traditionnels des réseaux urbains d’infrastructure. Elles créent des espaces pour des politiques publiques et des modalités d’organisation décentralisées et différenciées.

 

Les échelons locaux gagnent en autonomie et en responsabilité. Les initiatives autour des Smart Cities, des systèmes énergétiques locaux, de l’auto- consommation (collective ou individuelle) en attestent. De nouveaux enjeux en découlent : quelle sera leur place dans les systèmes énergétiques de demain ? Comment concilier des services publics à vocation universaliste avec des solutions qui pourraient devenir de plus en plus locales, donc fragmentées et différenciées ? Comment assurer la solidarité entre des territoires disposant de ressources et de capacités d’action différentes ?

 

Historiquement, les agglomérations urbaines se sont construites et ont pu se développer autour de la constitution de grands ré- seaux d’infrastructures, qui forment l’ossature, la « base matérielle » des villes. Les réseaux de production et de distribution d’eau potable, les transports collectifs, les infrastructures énergétiques (gaz, puis électricité, chaleur) ont accompagné l’essor des villes, l’amélioration du bien-être des citoyens, le développement du tissu économique et industriel, la multiplication des échanges. Les politiques publiques, les mécanismes d’intervention et d’encadrement de la puissance publique, les formes de régulation qui ont permis à ces réseaux de trouver à se financer et à se déployer sur le long-terme relevaient d’une double exigence d’efficacité économique et d’universalisation du service.

Le modèle des infrastructures en réseau

Dans la gestion de l’eau, les villes se sont appuyées sur l’endettement public et la réalisation de grands travaux d’adduction d’eau pour construire des ouvrages et des réseaux de distribution dimensionnés pour assurer une alimentation couvrant l’ensemble des besoins actuels et futurs sur plusieurs décennies. Ces ouvrages d’adduction d’eau, ces réseaux et ces réservoirs, construits à partir de la fin du XIXème siècle, sont encore, pour certains d’entre eux, en fonctionnement aujourd’hui (c’est notamment le cas de Paris).

Ils ont été adossés à une régulation basée sur le principe du monopole naturel (un acteur, public ou privé, responsable de la gestion de l’eau sur un territoire communal ou intercommunal) et sur des formes de tarification inclusives.

Dans le domaine de l’énergie (gaz puis électricité), les réseaux se sont également formés sur une base municipale, les opérateurs privés de production et de distribution se voyant accorder des contrats de concession et des privilèges d’exclusivité pour une durée déterminée sur des zones territoriales données. Puis, à par- tir des années 1930, avec le déploiement de réseaux de transport longue distance d’électricité capables de connecter des centres de consommation éloignés des bassins de production (usines hydroélectriques dans les Alpes, Pyrénées et Massif Central ; centrales thermiques à charbon dans les bassins miniers), la délimitation communale va perdre peu à peu de sa pertinence.

Un système national d’organisation du système électrique émerge, qui trouve son aboutissement dans la création d’EDF en France en 1946. Il s’accompagne d’un retrait progressif des responsabilités et des compétences exercées par les collectivités territoriales (qui restent néanmoins autorités organisatrices dans le segment de la distribution d’électricité). Durant toute cette phase, que l’on peut très grossièrement faire courir sur plus d’un siècle (1860-1980), le monopole, garanti par contrat (ou inscrit dans la loi), la longue durée, les mécanismes incitatifs de tarification ont permis aux opérateurs de réseaux, qu’ils soient publics ou privés, de disposer de garanties suffisantes pour investir dans des infrastructures très capitalistiques et d’être en capacité de faire jouer des économies d’échelle et d’envergure leur permettant d’améliorer la qualité du service rendu, d’accompagner l’évolution des besoins (la croissance des consommations), tout en réduisant les coûts unitaires des produits et services proposés aux usagers.

Les bouleversements des années 1980 : passage vers un nouveau modèle

Cette configuration, que l’on peut définir comme un modèle basé sur la croissance, l’extension des réseaux, l’universalisation du service et l’optimisation technico-économique, est remise en cause à partir des années 1980 par une série de bouleversements.

D’abord, les politiques de libéralisation (initiées en Europe par la Grande-Bretagne puis reprises et généralisées par l’Union européenne) restreignent considérablement le champ des mono- poles accordés aux opérateurs de réseaux et fixent de nouvelles règles de régulation favorisant le jeu de la concurrence, l’entrée de nouveaux acteurs, porteurs de nouveaux modèles d’activité, et l’innovation. Ensuite, et c’est probablement un bouleversement d’une toute autre ampleur, deux transitions touchent ces secteurs d’activité : la transition énergétique et la transition numérique. Ces deux transitions (dont les effets ne se limitent pas à leurs impacts sur les réseaux urbains d’infrastructure) remettent les autorités publiques locales sur le devant de la scène, à la fois comme autorités organisatrices et comme initiatrices de politiques publiques territorialisées.

Transition énergétique et numérique : des enjeux qui re- donnent du pouvoir au « local »

La transition énergétique renvoie à une modification structurante (certains parlent de rupture ou de changement de paradigme) des objectifs et des moyens assignés au secteur énergétique. Le principal objectif de politique publique n’est plus d’assurer la sécurité d’approvisionnement et la satisfaction des besoins au moindre coût, mais de réduire le contenu en carbone des productions énergétiques et de tendre vers un objectif de long-terme de neutralité carbone. Pour cela, deux leviers principaux sont utilisés : la sobriété (réduction des consommations) et la réduction drastique de l’utilisation des énergies fossiles, ce qui passe, d’une part, par le développement des énergies non-carbonées (ENR, nucléaire), et d’autre part, par l’électrification des usages (lorsque l’électricité produite n’émet pas de gaz à effet de serre et qu’elle remplace une autre forme d’énergie). Cette transition énergétique réinterroge la place et le rôle de l’échelle territoriale dans la définition et la conduite des politiques publiques. Pourquoi ? Parce que les deux leviers principaux de la transition énergétique réintroduisent des éléments de territorialisation, qui avaient peu à peu disparus avec la constitution des réseaux nationaux interconnectés d’énergie.

La sobriété énergétique passe par l’élaboration de politiques pu- bliques qui se déclinent au niveau local et engagent des acteurs locaux (rénovation thermique des bâtiments publics et privés, eco-gestes, lutte contre la précarité énergétique, plan de mobilité « douce », déploiement de flotte de véhicules électriques, bornes de recharge dans l’espace public). Certaines filières de production d’électricité dé-carbonée (photo-voltaïque, éolien) introduisent aussi une dimension locale. D’une part parce qu’elles peuvent être installées à partir d’équipements de taille unitaire réduite (chez l’habitant, sur un immeuble, dans un quartier), d’autre part parce qu’elles peuvent être intégrées dans des « systèmes énergé- tiques locaux », associant d’autres types d’énergies (géothermie, biomasse) dans les espaces géographiques où celles-ci sont disponibles. Ces éléments de re-territorialisation des politiques et des choix énergétiques co-existent avec des orientations et des instruments de pilotage et de mise en œuvre de la transition énergétique (régulation, financement) fixés par la puissance publique au niveau national.

Ensuite, la transition numérique agit également comme un agent de transformation du secteur des infrastructures. Les systèmes de comptage intelligent de l’énergie permettent de collecter quasiment en temps réel les données de consommation des clients. Les systèmes de communication, les nouvelles technologies de l’information, les traitements algorithmiques, facilitent la production, la mise en forme et l’exploitation des big data qui peuvent être utilisés de diverses manières : proposer des solutions mieux adaptées aux modes de vie et aux attentes des usagers (par exemple des offres de fourniture d’électricité qui s’ajustent aux modes de vie des clients), réaliser des suivis et des alertes en cas de consommation anormale (fuites d’eau), effectuer des travaux préventifs de « cicatrisation » des réseaux, croiser des données issues de plusieurs réseaux pour mieux connaître les flux, analyser les évolutions et ajuster l’offre de services (voire imaginer de nouveaux services ou des nouvelles formes de desserte), faciliter le transfert de données et la réalisation de transactions (flux physiques, flux monétaires) de manière décentralisée.

Enjeux des Smart Cities : trouver une configuration énergétique optimale

Transition numérique et transition énergique se combinent pour créer les conditions de l’émergence de nouvelles configurations énergétiques. Elles relèvent de catégories différentes : Smart Cities, systèmes énergétiques locaux, éco-quartiers, micro grids, peer-to-peer, communauté énergétique, solutions d’auto-consommation individuelle ou collective. Dans leur diversité, et indépendamment des échelles géographiques qu’elles engagent (qui peuvent aller d’une habitation individuelle à un ensemble métropolitain, voire à une région), elles partagent un ensemble de points communs. D’abord une certaine proximité entre les consommateurs et les producteurs d’énergie (voire une co-existence des deux fonctions dans la même personne), avec comme objectif non pas l’atteinte d’une autonomie effective (très difficile techniquement à réaliser compte tenu de la non correspondance entre profil de consommation et chronique de production et des risques liés à l’intermittence des énergies renouvelables) mais d’un degré maximal d’auto-consommation de la production locale. Ensuite, une volonté d’exploiter au mieux les potentiels d’énergie locale (biomasse, géothermie, énergies renouvelables entre elles) et de favoriser les échanges entre acteurs locaux. Enfin, d’ancrer ces solutions dans des politiques publiques territoriales à visée plus générale dont l’ambition est de donner corps et de nourrir les transitions énergétique et numérique dans les villes, les métropoles et les régions.

D’un point de vue strictement économique, ces solutions décentralisées peuvent être vues comme des facteurs de « désoptimisation » du secteur énergétique. Compte tenu de leur taille réduite, des caractéristiques des énergies qu’elles exploitent, du nombre limité de clients qu’elles entraînent, elles ne bénéficient ni des effets de foisonnement et de lissage des courbes de consommation, ni des effets d’échelle et de réseau qu’apportent le système national interconnecté. Elles sont donc, pour le moment, largement plus dispendieuses pour les clients, même si elles bénéficient de baisses de coûts qui peuvent être importantes (coût des énergies renouvelables, des systèmes de stockage et des outils numériques). D’autre part, leur éventuelle généralisation pose un certain nombre de problèmes : comment concilier des services publics à vocation universaliste avec des solutions qui pourraient devenir de plus en plus locales, donc fragmentées et différenciées ? ; comment assurer la solidarité entre des territoires (et des usagers) disposant de ressources et de capacités d’action différentes ? ; comment faire co-exister des solutions locales et des infrastructures de réseau interconnectées et maillées sur l’en- semble du territoire national ?

L’œil de la revue Third

Une question est rapidement venue dans la cadre de la préparation de ce numéro : comment ignorer l’importance de l’approvisionnement en énergie dans la ville de demain ? Cette contribution de Christophe Defeuilley à la fois historique, technique et économique nous permet de comprendre l’ampleur du défi de la politique énergétique qui reste à construire pour la Smart City.

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