Numéro cinq
Retrouvez le numéro cinq de Third : La sécurité dans un monde numérique
Retrouvez le numéro cinq de Third : La sécurité dans un monde numérique
Laëtitia Vitaud (LV) : L’origine d’une partie de mes réflexions vient de mon parcours personnel. La sécurité et le travail ont un lien très fort et je m’en suis rendue compte lorsque j’ai créé mon entreprise. En effet, en devenant entrepreneure, j’ai quitté mon poste d’enseignante dans la fonction publique, laquelle représente l’emploi stable par excellence et une forme de sécurité ultime. Cette décision m’a menée à interroger mon rapport au travail et, plus généralement, sa place dans notre société. Je trouve qu’il y a une vision fallacieuse de la sécurité lorsqu’on est enseignant.e dans la mesure où la mobilité (tant géographique que professionnelle) est limitée et où la paupérisation de la profession s’accroît, ce qui créé ainsi un sentiment d’insécurité économique et d’enfermement intellectuel. D’une certaine manière, mes travaux sont imprégnés du rapport un peu ambigu entre la sécurité et l’insécurité dans l’univers du travail.
Historiquement, on perçoit de manière évidente le lien entre la sécurité et le travail dans les grandes révolutions technologiques (au nombre de 5 selon l’économiste Carlotta Perez). Par exemple, dans la société du Moyen- ge, la naissance déterminait tout, en particulier le rapport à la sécurité et le rôle économique. Puis, à chaque révolution technologique, il y a eu un changement des rapports de force, ce qui n’a pas manqué de conduire à une insécurité profonde puisque « l’ordre des choses » a été bouleversé. Au cours des transitions, les cadres du paradigme d’avant perdurent un certain temps mais ne collent plus tout à fait à la nouvelle réalité. Ainsi, des populations entières sont confrontées à un nouveau fonctionnement et perdent la sécurité dont elles disposaient dans la situation antérieure.
À titre d’illustration, la révolution industrielle a amené des cohortes de travailleurs agricoles dans les villes pour y devenir ouvriers. Au début, les villes se sont développées sans infrastructures, de sorte que les nouvelles conditions de vie des travailleurs ont apporté des dangers nouveaux (par exemple, des épidémies). La transition cause donc une insécurité très grande. Puis, la société s’est structurée et des mesures ont été mises en place pour créer les conditions de sécurité nécessaires pour apporter la prospérité dans ce nouveau paradigme.
Autrement dit, chaque révolution technologique connaît une période de transition dans l’attente de créer de la prospérité, de la croissance économique et des institutions sécurisant les individus.
LV : C’est avec la révolution de l’automobile que les sociétés modernes ont construit les principaux accessoires de la sécurité et ils constituent, encore aujourd’hui, notre héritage.
À mon sens, la première grande innovation est l’invention de la relation contractuelle stable entre l’employeur et l’employé. Avec le contrat de travail, une personne peut ainsi accéder à la sécurité de l’emploi, ce qui n’existait pas vraiment avant puisque le travail journalier dominait. Cette invention a été imaginée car le recrutement quotidien de nouvelles personnes représentait des coûts de transaction trop importants. Avec l’automobile, les entreprises ont eu besoin de productivité et de faire tourner les machines en continu, ce qui imposait une stabilité de la main d’œuvre et des compétences. Cette organisation du travail permettait une sécurité de la production bénéfique à l’entreprise. En contrepartie, on assurait à la personne de conserver son emploi. Les grands exemples de cette période sont l’invention des 3-8 ou les five dollars a day (qu’on appelle aussi la paie fordiste). C’est la sécurisation de la production qui a engendré la sécurisation de la relation de travail.
Puisqu’un lien de salariat existe, l’employeur verse de manière récurrente et prévisible la somme d’argent convenue. Pour le matérialiser, l’employeur délivre une fiche de paie, laquelle est la deuxième grande innovation du XXème siècle. Il s’agit d’une invention liée au crédit bancaire car, avec la stabilité de la relation de l’emploi et le versement périodique d’un salaire, il était possible de justifier de revenus futurs. C’est avec la fiche de paie qu’on signale aux personnes extérieures la stabilité de ses revenus et qu’on démontre sa solvabilité future. La société a été profondément transformée par cette nouveauté puisqu’elle a donné la capacité aux individus d’emprunter sur la base de la feuille de paie.
La conjonction de ces deux sécurités, celle de la production et celle de l’emploi, a permis à la société de consommation de s’épanouir. En effet, avec la sécurisation de la production, on a produit plus, avec la sécurité de l’emploi, les personnes ont eu des revenus pour consommer et avec la stabilité du salariat, les banques ont accepté de prêter de l’argent. La société s’est retrouvée en phase avec les fondamentaux de la révolution de l’automobile. Les institutions créées à cette période ont créé des cercles vertueux où les différentes formes de sécurités se sont imbriquées les unes aux autres.
LV : Tel que je l’explique dans mon livre « Du labeur à l’ouvrage », les institutions créées dans le cadre de la révolution de l’automobile visaient à procurer les sécurités nécessaires et reposaient sur une définition du travail que je qualifie de « labeur ». En échange de l’aliénation (c’est-à-dire la division du travail, la perte de ses compétences, la limitation de l’autonomie et la subordination), on bénéficiait de la sécurité de l’emploi ainsi que de la contribution de l’employeur à la retraite ou la santé. C’est ce que j’appelle le « contrat de labeur ». Ce contrat profondément ancré dans la sécurité est fait de promesses immenses. Ce n’est pas tant que l’ouvrier des usines trouve son travail épanouissant, c’est simplement que les contreparties sont fortes et irrésistibles.
Puis, il y a le début de la révolution numérique, soit le passage à une autre révolution technologique. Pour Carlotta Perez, la date symbolique est celle de la création du premier microprocesseur dans les années 1970. Avec la mondialisation, la désindustrialisation et l’apparition de concurrents issus de pays qui n’avaient pas les mêmes définitions de la sécurité, on a vu arriver insidieusement des formes d’insécurité qui ont mis en péril ce « contrat de labeur ». Dès les années 1970, les contreparties se désagrègent lentement mais sûrement. Ainsi, apparaissent des nouvelles formes de salariat qui ont l’apparence du « contrat de labeur » mais qui n’offrent pas les mêmes sécurités (par exemple, les contrats de travail courts ou précaires). Pourtant, l’aliénation, l’appauvrissement mental et la dépendance demeurent. Ce qui est curieux, malgré ces formes de salariat dégradées et une paupérisation grandissante des travailleurs, c’est qu’on s’accroche encore aux souvenirs des sécurités offertes par le « contrat de labeur ».
En réalité, même si on est entrés dans une nouvelle révolution technologique, on vit encore sur l’héritage du passé et les institutions collectives ne se sont pas encore adaptées à cette nouvelle donne économique. Il est aisé de le constater car beaucoup de secteurs sont chamboulés, certains modèles d’affaires ne marchent plus, les insiders du marché du travail sont favorisés et le nombre de personnes qui ne sont plus concernées par le « contrat de labeur » ne cesse d’augmenter. En conséquence, il y a un déséquilibre croissant entre des institutions mises en place pour le paradigme précédent et le nouveau pour lequel des institutions adaptées n’existent pas encore. Entre les deux, on trouve une forte insécurité sous toutes ses formes parce que l’on n’a pas encore recréé les mécanismes protecteurs et stabilisateurs. Le numérique n’est pas la cause mais le révélateur de ces mouvements profonds qui touchent le monde du travail.
LV : À mon sens, il ne s’agit pas nécessairement de dé-sécuriser le contrat de travail puisque cela détruirait de la sécurité pour les salariés. En revanche, les individus se rendent compte que ce qui a l’apparence de la sécurité pourrait être en réalité source d’insécurité. C’est ce que j’ai constaté comme enseignante où je craignais l’insécurité économique à la retraite. Beaucoup d’individus se rendent également compte que cette aliénation ne s’accompagne plus des bonnes compensations. Ainsi, si les contreparties du « contrat de labeur » n’existent plus, alors notre sécurité se loge dans notre capacité à nous réinventer individuellement (par exemple, développer des nouvelles compétences, être mobile géographiquement) et à ne pas être dépendant d’un seul donneur d’ordre (par exemple, un freelance doit avoir plusieurs clients). On assiste ainsi à des phénomènes comme le freelancing, le nomadisme ou le néo-artisanat qui viennent donner du sens au travail dans une autonomie et une maîtrise du processus. Ces formes de travail témoignent du questionnement de l’aliénation et dans le questionnement du « contrat de labeur ».
La vraie question est d’inventer les nouvelles formes de sécurité qui épouseront cette nouvelle réalité du travail. Cependant, je trouve que ce questionnement et ces réflexions sur les nouvelles formes de sécurité prennent des formes très individualistes. En effet, il y a peu d’avancées sur la manière de faire évoluer les institutions collectives parce qu’il y a des risques qui restent malgré tout intacts (le risque d’être malade, d’avoir un accident, de vieillir et de ne plus pouvoir travailler ou encore les nouveaux risques comme celui de se retrouver dans un désert géographique et de devoir être mobile pour travailler). Si c’est évidemment plus facile d’avoir de l’impact à son échelle d’individu, la réflexion collective devrait nous occuper.
Aujourd’hui, le rapport entre sécurité et travail doit être réinventé. Cela se manifeste via ce que j’appelle le « contrat d’ouvrage », qui est cette nouvelle relation de travail où la personne se sécurise en se libérant de l’aliénation, en donnant du sens à son activité et en étant autonome. C’est la raison pour laquelle on assiste, depuis plus de 10 ans, à l’explosion du nombre d’indépendants et une attraction toujours plus grande pour ce mode d’exercice. La quantité de sécurité ne doit pas dépendre du statut (salarié ou indépendant) mais doit être attachée à la personne (des droits personnels).
LV : La sécurité sociale constitue la troisième grande innovation de la révolution de l’automobile, après la sécurité contractuelle (contrat de travail) et l’expansion du crédit bancaire ou du crédit à la consommation (feuille de paie). Au cours du XXème siècle, on se rend compte que l’espérance de vie augmente de manière très forte et il y a une prise de conscience de l’insécurité profonde causée par les chocs économiques, des situations de chômage subies ainsi que des déséquilibres temporaires. Il était donc important de créer des institutions offrant une sécurité vis-à-vis de ces risques.
À titre d’exemple, le chômage a été mis en place par le Président Roosevelt dans l’État de New-York au moment de la Grande Dépression et il l’a étendu à l’ensemble des américains avec le Social Security Act de 1935. En France et au Royaume-Uni, ces institutions ont été créées après la Seconde Guerre Mondiale, qui a souligné le besoin de créer des institutions apportant une sécurité au-delà de la relation de travail.
La protection sociale (principalement, l’assurance chômage et la retraite) a donc été une institution collective nécessaire pour assurer la sécurité des personnes dans les sociétés industrielles prospères basées sur l’industrie automobile. C’est une manifestation évidente de la mise en place d’institutions résultant d’une révolution technologique. Actuellement, on voit bien que la révolution numérique questionne les fondamentaux de la protection sociale qui est inadaptée pour une partie des actifs (par exemple, la multiplication des indépendants).
LV : Avec la pandémie du Covid-19, il y a eu des amorces pour que de nouvelles institutions émergent (par exemple, le fonds de soutien aux indépendants) mais on est encore loin d’un véritable New Deal. On se demande même si on va être capable de mettre en place des nouvelles institutions qui sont nécessaires dans le paradigme d’aujourd’hui et de créer les différents types de sécurité attendus par les actifs.
Il est impératif de se confronter à ces enjeux car notre conception de la sécurité est profondément bouleversée par des carrières professionnelles qui sont devenues discontinues, diverses et plus longues. Ainsi, le rapport aux carrières professionnelles, à la vie et aux institutions de sécurité qui nous protégeaient ne collent plus aux changements de la société opérés par la révolution numérique. En effet, nos institutions, issues de la révolution de l’automobile, correspondaient à trois phases : (i) la formation, (ii) la carrière professionnelle et (iii) la retraite. Or, cette vie en trois phases a complètement éclaté, tout comme le paysage économique qui a changé avec cette transition technologique.
Les réflexions doivent donc porter sur la manière dont on fait évoluer la relation de travail pour la rendre attractive et pour répondre à une nouvelle définition de la sécurité. À cet égard, on n’a pas encore trouvé les manières vertueuses d’imbriquer les sécurités les unes aux autres. Il y a donc des cercles vertueux à recréer. À mon sens, une idée serait d’avoir des droits sociaux et des protections qui suivent les individus plutôt que le contrat de travail. On retrouve ici l’idée selon laquelle les droits devraient être liés à la personne plutôt qu’au statut juridique.
Je suis assez convaincue que l’on peut faire évoluer les institutions inventées pour le paradigme de l’automobile de manière à accompagner la redéfinition de la sécurité à l’ère du numérique.
Je trouve que les mentalités évoluent rapidement et que nous avons collectivement progressé. L’un des signes de ces changements est que dans le monde syndical, et en particulier à la CFDT, il y a une réflexion assez poussée et il est pris acte qu’une part grandissante d’individus veulent sincèrement être indépendants ou ne plus être exclusivement salariés.
Par ailleurs, il y a une véritable prise de conscience de la paupérisation d’un certain nombre de professions qui étaient auparavant considérés comme des nantis (par exemple les médecins). Ainsi, beaucoup d’emplois qui étaient qualifiés de sûrs ne le sont plus trop aujourd’hui, ce qui rebat les cartes et invite à créer de nouvelles choses.
Cela étant dit, la prise de conscience n’est pas généralisée. Il faut continuer les efforts d’évangélisation et, surtout, adapter nos institutions collectives pour offrir la sécurité nécessaire aux travailleuses et travailleurs d’aujourd’hui.
Discuter avec Laëtitia Vitaud de la transition numérique et de l’avenir du travail a été passionnant. Les analyses de la situation contemporaine sont mises en perspective avec l’histoire, le tout avec une grande pédagogie et précision. Le triptyque « sécurité, travail, protection sociale » en dit long sur notre société et permet également de construire l’avenir. Cette conversation éclaire sous un nouveau jour la notion de « sécurité » et nous ne pouvons que vous encourager à lire son livre pour en apprendre plus !