third
Novembre 2020

Numéro cinq

Retrouvez le numéro cinq de Third : La sécurité dans un monde numérique

Third | Novembre 2020

« C’est l’outil permettant la cyberviolence qui est virtuel. La violence, elle, est bien réelle »

Entretien avec Justine Atlan, Directrice Générale de l’association e-Enfance.

 

Third (T) : Le numérique et les nouvelles technologies génèrent de nouvelles formes d’atteinte à la sécurité des personnes. Comment définiriez-vous la cyber-violence ? Quelles en sont les différentes formes ?

 
Justine Atlan (JA) : Les cyber-violences sont les violences commises par le biais des outils numériques et nouveaux moyens de communication digitaux.

On pourrait avoir tendance à appeler cela des violences virtuelles, puisque c’est souvent le qualificatif que l’on donne à l’ensemble des faits qui se produisent dans l’espace numérique. C’est là qu’il y a un biais de compréhension qui fait que les gens ont tendance à minimiser très fortement et largement les cyber-violences en considérant qu’elles sont de nature virtuelle et opposées aux violences physiques, ce qui pose des problèmes dans la gestion de ces cyber-violences, en particulier pour les victimes. C’est pour cela que je m’attacherai à ne surtout pas définir les cyber-violences comme des violences virtuelles. C’est l’outil permettant la cyberviolence qui est virtuel. La violence, elle, est bien réelle.

La viralité inhérente aux outils numériques, qui permettent une diffusion massive des informations, est quasiment intégrée à la notion de cyber-violence, parce que l’on ne parlerait peut-être pas de cyber-violences si la diffusion ne passait que par des moyens de communication privés. Par conséquent, la notion d’atteinte à la réputation – qui est la suite directe de la viralité – fait elle aussi partie intégrante de la notion de cyber-violences.

On retrouve aussi la divulgation de données personnelles et l’atteinte à la vie privée dans de nombreuses cyber-violences. On le constate notamment dans les infractions à caractère sexuel (par exemple l’outing, qui consiste à révéler l’orientation sexuelle d’une personne, ou le revenge porn, que l’on a (re)découvert avec l’affaire Griveaux, qui consiste à diffuser des contenus à caractère sexuel sans le consentement de la personne visée ainsi que dans les « raids numériques » (cyber-harcèlement de groupe, réprimé depuis la loi Schiappa) qui sont quasi-systématiquement assortis de divulgations de données personnelles en plus des injures ou menaces. Dans ce dernier exemple, la divulgation de données personnelles (par exemple de l’adresse d’une personne, de son lieu de travail ou d’étude) peut se transformer en violence physique en ce qu’elle incite et permet la commission d’une agression physique à l’égard de la victime du « raid numérique ».

Il convient également de relever que les cyber-violences sont pour l’essentiel des infractions qui préexistaient au numérique. Par exemple, les injures ou la diffamation, que l’on retrouve beaucoup dans les cyber-violences, étaient déjà couvertes par le droit de la presse.

Dans le même temps, de nouvelles infractions ont été « créées » spécifiquement pour les usages numériques. La première est le happy slapping (2008) qui consiste à perpétrer une agression physique dans le but de pouvoir la filmer et la diffuser. Il y a donc trois actes répréhensibles dans le happy slapping : agresser, filmer et diffuser. Ces trois éléments réunis constituent cette cyber-violence qui est la première à avoir exister dans le droit en tant que telle. Ensuite il y a eu la notion d’usurpation d’identité spécifiquement par l’intermédiaire du numérique (loi Loppsi 2, qui a créé le délit d’usurpation d’identité numérique).

En 2014, la notion de cyber-harcèlement a été définie par la loi et est devenue une circonstance aggravante du harcèlement. Ici encore on retrouve les notions de viralité et d’atteinte à la réputation. En effet, en faisant du cyber-harcèlement une circonstance aggravante du harcèlement classique, on reconnait que la diffusion des faits de harcèlement au travers des outils numériques alourdi la peine de la victime qui le devient aux yeux de tous.

En tant que telle, la notion de cyber-harcèlement vise uniquement la répétition d’actes de cyber-violence sur une personne ciblée. Cela peut être très répété dans le temps (martèlement des cyber-violences de manière récurrente et systématique sur une victime, en général le fait d’un seul ou de quelques agresseurs), ou se passer sur un temps court mais avec une forte densité des actes (comme par exemple dans le « raid numérique » où de très nombreux agresseurs vont s’allier et chacun commettre une action de manière concomitante, un peu comme dans un phénomène de lapidation).
 

T : On entend particulièrement parler de la cyber-violence et du cyber-harcèlement s’agissant des enfants et des adolescents. Comment évalueriez-vous la proportion d’enfants et d’adolescents concernés par la cyber-violence ?

 
JA : S’agissant de la cyber-violence, il semblerait que les adolescents et les pré-adolescents ont tous plus ou moins eu affaire à de la cyber-violence, à commencer par des injures qui sont banalisées dans l’utilisation des réseaux sociaux. Mais il s’agit en général d’un acte de cyber-violence, certes désagréable mais ponctuel, qui ne conduit pas la victime à se sentir particulièrement visée.
 
S’agissant du cyber-harcèlement stricto sensu, heureusement il y en a beaucoup moins. On estime que 15% environ des adolescents ont été victimes de cyber-harcèlement. Les chiffres sont assez constants depuis 3-4 ans et ces statistiques sont assez comparables dans la plupart des pays européens.
 
Concernant la différence entre les enfants et les adolescents, plus on est jeune moins il y a de cyber-violence ou de cyber-harcèlement, les plus jeunes étant moins présents sur les outils numériques.
 
Le collège va être la tranche d’âge où l’on va recenser le plus grand nombre de plaintes de jeunes victimes de cyber-harcèlement, en particulier vers 13-14 ans. Il s’agit essentiellement d’atteintes à la réputation, parfois basées sur des faits inventés ou du dénigrement. Les faits de cyber-violence et de cyber-harcèlement au collège accompagnent l’appropriation des usages numériques à cet âge avec un appétit très fort pour les réseaux sociaux et une volonté d’exister (publication et consommation de nombreux contenus, utilisation de plusieurs réseaux en même temps…).
 
Au cours de la période du lycée on va avoir un peu moins de cyber-harcèlement mais, en revanche, les faits sont plus durs, plus installés et éventuellement beaucoup plus à caractère sexuel (le revenge porn étant assez récurrent). Les filles en sont plus victimes, ainsi que les garçons pour des faits d’homophobie.
 
Les écoliers (enfants qui sont à l’école primaire) sont heureusement beaucoup moins victimes de faits de cyber-violence ou de cyber-harcèlement parce qu’ils sont beaucoup moins utilisateurs des outils numériques et théoriquement ne sont pas censés pouvoir utiliser les réseaux sociaux. Néanmoins, on assiste à un rajeunissement des usages, les enfants ont de plus en plus tôt des smartphones ou accès à des tablettes, et les réseaux sociaux (par exemple, TikTok) s’adressent davantage aux plus jeunes.
 
Le harcèlement a toujours existé dans le cadre scolaire, y compris avant l’existence des outils numériques. Ces nouveaux outils numériques (que l’on utilise depuis à peu près 10 ans) ont simplement accentué ce phénomène. Les jeunes ont été les premières victimes de la cyber-violence et du cyber-harcèlement car ils sont les premiers à s’être approprié les réseaux sociaux et à en faire le succès, à la fois parce qu’ils sont curieux des usages et ont moins de notion du risque ; risques que les adultes n’ont pas été capables d’anticiper et d’encadrer faute de connaissance de ces nouveaux usages.
 

T : Est-ce à dire que les adultes ne sont pas concernés ?

 
JA : Les adultes ne sont pas épargnés par la cyber-violence et le cyber-harcèlement. Les personnes publiques (artistiques, médiatiques ou politiques) ont été les premières à s’approprier les réseaux sociaux, et ont ainsi été les premiers adultes confrontés au cyber-harcèlement (plutôt à des « raids numériques ») et à prendre conscience de la violence de ces faits. C’est ce qui a conduit les politiques à s’attaquer à ce phénomène, car ils en ont été victimes eux-mêmes. Cela faisait plusieurs années que l’on avait alerté les pouvoirs publics de ces problématiques qui touchaient les adolescents mais cela ne préoccupait pas grand monde. Il a fallu que des personnes publiques soient victimes pour que le sujet soit pris au sérieux.

Les adultes se sont rendu compte de l’intensité de la violence engendrée par le cyber-harcèlement, même lorsque l’on est adulte, même lorsque l’on est une personne publique, et donc même lorsque l’on est théoriquement armé pour y faire face, la supporter et se défendre. Ce que l’on a essayé d’expliquer à ces adultes est que la souffrance est encore plus grave pour des adolescents qui subissent en général le cyber-harcèlement de la part de gens qu’ils connaissent, qu’ils retrouvent tous les jours au collège ou au lycée et à un âge où tout est mélangé – vie étudiante et vie privée – donc quand on détruit votre image en ligne, on vous détruit tout court et on détruit votre identité.

En définitive, les adultes sont victimes de cyber-harcèlement mais comme ils sont moins utilisateurs des outils numériques que les adolescents, investissent moins leur image et leur identité sur les réseaux sociaux, ils restent moins touchés que ces derniers.
 

T : Quelles sont les conséquences et spécificités de la cyber-violence sur les personnes qui les subissent ?

 
JA : La spécificité du cyber est la viralité, c’est-à-dire une espèce de violence diffuse, avec un écho qui se prolonge, s’agrège et n’a pas de fin dans le temps (on a du mal à supprimer définitivement les contenus sur internet).

Il y a également cette forte atteinte à la réputation que seules les personnalités publiques pouvaient connaitre à l’ère des journaux people. Aujourd’hui tout un chacun peut subir cette surexposition de soi, décidée par des tiers qui vous dévoilent en ligne aux yeux de tous. Cette exposition amplifie les effets de la cyber-violence en elle-même, car non seulement on vous attaque et en plus on le fait devant tout le monde. On humilie donc très profondément les victimes de cyber-violences.

La période actuelle nous a également fait prendre conscience que l’on ne peut plus vivre sans dimension numérique et que nos vies vont de manière croissante prendre place au sein de l’espace numérique. Donc, quand on est détruit dans l’espace numérique en termes d’image, de réputation ou d’identité, c’est très destructeur et il sera d’autant plus difficile de s’en relever. Évidemment, quand on est adulte, on va davantage pouvoir y faire face car on s’est construit avant. Pour les jeunes c’est très différent, ils grandissent avec et il y a cette impression que c’est collé à eux et qu’ils ne vont pas pouvoir s’en défaire.

On retrouve bien évidemment chez les victimes de cyber-violence et cyber-harcèlement des sentiments associés aux violences physiques. On compare souvent les victimes de cyber-harcèlement aux femmes battues, avec un sentiment d’isolement, de culpabilité, une peur des représailles et cette perception que la société va dénigrer la violence que subissent ces victimes en leur disant que ça n’est que virtuel. Ce manque de reconnaissance participe beaucoup de la difficulté pour les victimes de cyber-violence de surmonter ces épreuves. Et on le retrouve tant chez les proches, au sein des entreprises, des établissements scolaires, auprès des services de police et gendarmerie et dans le cadre de la justice éventuellement. On a donc tout une chaîne de responsables qui, encore aujourd’hui, vont avoir tendance à minimiser la réalité de la violence subie par la victime.
 

T : La mission de l’association e-Enfance, que vous dirigez, est de protéger les mineurs sur internet. Quelles sont les actions mises en œuvre par l’association ?

 
JA : L’association e-Enfance existe depuis 2005, nous étions précurseurs sur la cyber-violence, ce qui nous permet d’avoir de la perspective sur ces phénomènes. Nous travaillons tant à la prévention des faits de cyber-violence qu’à la prise en charge des victimes.

Les actions de prévention visent à la sensibilisation des personnes concernées et en particulier des jeunes qui sont les premiers concernés. Comme nous connaissons les usages, nous pouvons les informer et leur donner des repères pour qu’ils puissent utiliser plus sereinement leurs outils numériques et réagir en cas de problème. Nous sommes lucides sur le fait qu’on ne pourra pas interdire à un adolescent de s’adonner à certains usages. Notre rôle n’est pas de les juger mais au contraire de les accompagner en leur donnant des conseils pragmatiques pour les protéger contre les risques auxquels ils s’exposent.

L’association e-Enfance est agréée par le Ministère de l’Éducation nationale dont nous sommes le partenaire historique dans le domaine des usages numériques et de la lutte contre le cyber-harcèlement. Nous intervenons dans les collèges, les lycées et maintenant au sein des école primaires pour transmettre aux jeunes les messages de base, premiers réflexes et une bonne perception du monde numérique.

Nous informons également les parents et proposons systématiquement de les rencontrer. Mais les parents sont une cible plus difficile à toucher car ils n’ont pas beaucoup de temps et ne prennent pas forcément au sérieux ces phénomènes. Nous avons la chance d’être assez présents dans les médias pour leur porter ces messages directement. Et nous portons maintenant nos efforts auprès des entreprises pour nous adresser aux parents salariés dans leur environnement de travail.

Nous accompagnons aussi les professionnels qui ont affaire aux jeunes (personnel éducatif, pédiatres, infirmiers, assistantes sociales, éducateurs…) qui ne connaissent pas forcément la vie des enfants et adolescents en ligne et ne savent comment se positionner et intervenir. Nous avons beaucoup de demandes dans ce domaine.

Enfin, il y a tout l’aspect prise en charge avec notre numéro vert NET ECOUTE 0800 200 000 qui existe depuis 10 ans. Nous sommes conventionnés avec le Ministère de l’Éducation nationale, avec Pharos, la plateforme de la police spécialisée dans le numérique, la Brigade numérique de la gendarmerie nationale et le numéro « 119 enfance en danger ». Nous avons donc la capacité de prise en charge globale des victimes : l’écouter, faire le tri entre les émotions et les faits, constater avec son accord les problèmes en accédant à ses comptes sur les réseaux sociaux, puis on va qualifier les contenus et être en mesure de signaler au réseau social les contenus illicites hébergés et leur demander le blocage ou retrait. À cet égard, nous avons des accords avec la quasi-intégralité des réseaux sociaux qui nous permettent avec des procédures accélérées de pouvoir faire retirer les contenus en une heure.
 

T : Les réseaux sociaux sont souvent désignés comme les principaux forums de la cyber-violence. Quelles sont les recommandations de l’association e-Enfance quant à l’utilisation de ces réseaux sociaux ?

 
JA : Il faut avoir conscience que les réseaux sociaux (social media en anglais) sont des lieux de partage et de médiatisation. Le registre du privé ou de l’intimité n’a pas grand-chose à faire sur un réseau social. On retrouve la qualification de « privé » sur les réseaux sociaux mais cette notion de privé est très relative et ne correspond pas aux usages. Il est important que les jeunes comprennent qu’il s’agit en réalité de contenus qui auront une large publicité.

Nous encourageons également les jeunes à s’intéresser au fonctionnement des réseaux sociaux et, en particulier, à tenter de comprendre leur modèle économique, la place de l’utilisateur au sein de ces réseaux et les mécanismes auxquels ils ont recours pour favoriser la création et le partage de contenus. Si on arrive à faire comprendre aux jeunes qu’ils sont utilisés comme des consommateurs et participent à la prospérité d’un réseau social en l’alimentant, ils seront certainement plus clairvoyants, attentifs à leur comportement et auront une meilleure maîtrise de leurs usages.

Il faut également que les jeunes comprennent qu’ils ont la capacité de faire évoluer les réseaux sociaux en exprimant ce qu’ils veulent voir et ce qu’ils ne veulent pas voir sur l’espace numérique. Ce sont des rapports de force économique, mais les jeunes ont la capacité d’influer car ils jouent un rôle essentiel dans le succès économique des réseaux sociaux (s’ils ne publient plus de contenus, les réseaux sociaux ne gagnent plus d’argent). Nous souhaitons donc que les jeunes deviennent acteurs de l’internet et des réseaux sociaux de demain.

Se pose également la question de la protection des mineurs dans l’environnement des réseaux sociaux. Le statut de mineur est malmené au sein des réseaux sociaux, car leur capacité est peu limitée dans l’espace numérique. Bien que des restrictions existent en fonction de l’âge, encore faut-il pouvoir identifier l’âge de l’utilisateur ce que l’on ne sait pas faire aujourd’hui. Le seul outil fonctionnel est le contrôle parental qui consiste à ce que les parents fixent le cadre de l’utilisation des outils numériques par leurs enfants. Mais cela demande une implication des parents, un suivi et un échange avec les enfants. Il y a donc encore un effort à faire de la part des acteurs du numérique pour protéger les mineurs et leur restreindre l’accès aux usages qui les exposent.
 

T : L’utilisation des outils numériques a fortement progressé à la suite de l’instauration de mesures de confinement pour lutter contre la pandémie de la Covid-19. Quels comportements avez-vous pu observer pendant cette période ?

 
JA : Pendant le confinement nous avons eu une explosion des sollicitations sur le numéro vert NET ECOUTE (plus 30% d’activité dès le début du confinement). Nous avons constaté beaucoup plus de sollicitations de la part des adolescents et moins des parents.

Les faits signalés ont été proches des usages des lycéens et donc beaucoup à caractère sexuel, pour les garçons comme pour les filles. Cela confirme que les adolescents ne sont pas que victimes de cyber-harcèlement (contrairement à ce que certaines personnes ont tendance à penser). Toute leur adolescence a désormais une dimension numérique et donc tout ce que l’adolescent fait dans le monde physique, y compris en termes de prises de risques, il le fait également dans le monde numérique. Cela s’est bien évidemment accéléré pendant le confinement.

À l’inverse, nous avons constaté que les enfants ont plus été encadrés par leurs parents. Ils n’ont donc pas eu à subir les conséquences de leurs usages numériques pendant cette période de confinement.

L’œil de la revue Third

 
Nous avons eu la chance de pouvoir échanger avec Justine Atlan, directrice générale de l’association e-Enfance, qui agit au quotidien pour que les enfants puissent profiter d’internet en toute sécurité. Cet entretien nous permet de mieux comprendre les phénomènes de cyber-violences, leurs conséquences et les moyens dont nous disposons pour y faire face et les prévenir.

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