third
Novembre 2020

Numéro cinq

Retrouvez le numéro cinq de Third : La sécurité dans un monde numérique

Third | Novembre 2020

Les libertés publiques à l’épreuve de la quantification sécuritaire du monde : le cas des politiques de gestion de crise de la Covid 19

Caroline Lequesne Roth, maître de conférences en droit public à l’Université Côte d’Azur.

 

La gestion de la crise de la Covid 19 est un remarquable exemple de la tension séculaire entre la protection des libertés publiques et l’appétence sécuritaire des gouvernants. Les équilibres établis se mesurent aujourd’hui dans le déploiement et le régime des outils de surveillance1, particulièrement mobilisés dans la gestion récente de la crise sanitaire. Ils constituent la traduction d’un phénomène : celui de la quantification du monde. Nécessaires à la lecture globale de notre réalité, ces opérations de quantification se sont imposées dans les mécaniques institutionnelles, au point d’en menacer la dimension démocratique. L’analyse de la gestion de crise constitue aussi une nouvelle démonstration des écueils de la gouvernance par les nombres de dangers qu’elle constitue pour les libertés publiques, et de la nécessité d’inscrire les chiffres dans l’enceinte du débat démocratique.

 
Les crises qui ont jalonné l’histoire récente de nos démocraties appellent, dans les circonstances bien particulières de chacune d’entre elles, à rejouer continuellement les équilibres fragiles du tandem liberté sécurité. Tandis que le désir sécuritaire s’intensifie, et se décline dans toutes les sphères de notre vie sociale – de la sécurité des individus à la sécurité du territoire – la liberté érige des digues pour limiter les effets du phénomène. Celui-ci se traduit par un contrôle accru des populations, des flux et de l’espace et une inquiétante acclimatation à ce qu’il est désormais convenu d’appeler « la société de surveillance »2. Être tracé, identifié et profilé dans l’espace public, comme dans nos vies intimes, décrit le nouveau mode d’existence de la modernité. Celui-ci repose lui-même sur des instruments et une mécanique de « quantification » : pour contrôler la réalité dans sa densité, encore faut-il qu’elle soit « saisie » et appréhendée de manière accessible et intelligible. La mise en chiffre du monde répond à cette problématique en offrant, a fortiori, l’illusion de l’objectivation. La quantification résulte en effet d’une opération en trois temps : l’abstraction, l’universalisation et l’uniformisation.3 Ses origines peuvent être ainsi identifiées dans les développements du commerce et la nécessité de sécuriser les échanges. Dans l’histoire de l’État moderne, l’effort de centralisation politique et administrative de l’État, puis « l’aspiration des individus à lutter contre des injustices nées des privilèges détenus par certains pouvoirs qui peuvent décider des unités » offrirent de nouveaux développements à la quantification dans le sens « d’une simplification, rendant le système plus facile à connaître, à utiliser et à vérifier »4. La quantification, de ce point de vue, pouvait être comprise comme l’exercice d’une autre forme de contrôle, démocratique : celle du citoyen sur les autorités détentrices du pouvoir. Tout au long du XXème siècle, la dynamique de quantification n’a eu de cesse de se renforcer, s’imposant bientôt comme un nouveau « mode de gouvernance »5 , un facteur de légitimation de l’action politique.6

La gestion de l’actuelle crise sanitaire en constitue une illustration paroxystique, la politique de prévention des risques et d’administration des solutions se traduisant par une politique du chiffre : la sécurité sanitaire des populations au prix de la quantification (I.). Cette crise rappelle en outre les limites et les écueils d’une telle politique, conduite au péril des libertés publiques (II.).
 

La sécurité au prix de la quantification du monde

 

Les chiffres ont constitué le langage commun de la gestion de la crise. De la comptabilisation du nombre de cas de contamination, d’hospitalisation et de décès, ont succédé les indicateurs colorant nos régions, les taux de contamination et d’incidence. La quantification a en outre revêtu les formes les plus sophistiquées de la science des données au travers de la modélisation de la pandémie, de la gestion numérique des cas contact ou de l’automatisation de la prise de température dans certaines régions du monde. Dans un souci de sécurité sanitaire, les opérations de quantification ont schématiquement répondu à un double objectif : gouverner et surveiller.
 

Quantifier pour gouverner

 
La mobilisation de l’expertise dans les plus hautes sphères du pouvoir a été – et demeure – déterminante dans la gestion de crise. Si le phénomène n’est pas inédit, il octroie une visibilité singulière aux savants, auxquels est dévolue une responsabilité décisive dans la conduite des politiques mises en œuvre. Au gré de l’évolution de la pandémie, les opinions scientifiques exprimées conditionnent les choix politiques.

Dans la fébrilité d’un automne suspendu au risque de « seconde vague », les exemples de la mécanique normative à l’œuvre se multiplient. Le 23 septembre 2020, le ministre de la Santé dressait un bilan de la situation appelant de nouvelles mesures de restrictions pour contenir une situation sanitaire « dégradée ». La stratégie et les choix mis en œuvre étaient éclairés à l’aune de « trois indicateurs-clés de cette phase de l’épidémie : le taux d’incidence, c’est ce qui mesure l’intensité de la circulation du virus et donc le nombre de malades ; le taux d’incidence pour les personnes âgées de 65 ans et plus, qui sont les personnes les plus fragiles et exposées au risque de faire des formes graves d’infection ; enfin, la part des patients atteints du Covid-19 dans les réanimations, c’est le reflet de l’impact de l’épidémie sur notre système de santé »7. Dressant un bilan de la situation, le ministre observait ainsi que le taux de reproduction du virus restait « supérieur à 1, le taux de positivité des tests est passé en une semaine de 5 % à 6 %, et la part des patients atteints du Covid-19 en service de réanimation est de 19 % au niveau national » ; il en concluait alors la nécessité de « mesures complémentaires » impliquant, notamment, des fermetures d’établissement dans certaines régions placées en « zone d’alerte renforcée ».

Un double enseignement peut être tiré de la dynamique décrite. Il apparaît en premier lieu que les chiffres confèrent au discours scientifique tous les aspects de la loi naturelle, dont les mesures annoncées assurent la retranscription. Les taux de référence s’appliquent en l’espèce avec la froideur d’une apparente neutralité, et la force de la vérité révélée. D’autre part, il est intéressant d’observer que la politique du chiffre devient l’essence même de la politique mise œuvre : il s’agit pour reprendre l’image d’Alain Supiot, empruntée au personnel hospitalier en grève, de « soigner l’indice plutôt que le malade »8. L’usage excessif du chiffre conduit à en faire la seule réalité, et à réduire par la même la variété des leviers d’intervention du politique.
 

Quantifier pour surveiller

 
Le second aspect de la quantification opérée au nom de la sécurité sanitaire est plus insidieux, mais tout aussi effectif sur le terrain normatif. Il procède du développement d’outils technologiques, justifié par le contrôle de la pandémie et la prévention de la formation de nouveaux clusters, ces foyers de propagation du virus. Au printemps dernier, les débats qui ont accompagné la sortie du confinement ont en effet été animés, dans de nombreuses régions du monde, par les choix technologiques à opérer. Applications de traçage, bracelets électroniques, passeports de santé, dispositifs de reconnaissance faciale, drones, robot de surveillance : les initiatives furent nombreuses et l’arsenal sécuritaire largement déployé à l’échelon global9. En France, le mouvement s’est traduit par l’adoption d’une application de traçage nommée « StopCovid ». Le traitement de données qu’elle permet répond à quatre finalités : informer ses utilisateurs des risques ; sensibiliser les utilisateurs quant aux symptômes ; recommander aux contacts à risque de contamination les personnes à consulter et les dispositions à prendre ; adapter, le cas échéant, la définition des paramètres de l’application10.

Les choix technologiques opérés par les gouvernements et les garanties offertes sur le terrain des libertés sont très variables d’un État à l’autre. Il n’en demeure pas moins une philosophie commune à ces dispositifs, qui traduit les effets d’une politique de la quantification : ces outils ont vocation – et permettent – d’orienter les comportements, au départ des données de géolocalisation – voire, dans certains cas, des paramètres vitaux (température corporelle, pression sanguine, etc.) – traitées par un modèle mathématique. Ici encore, le résultat du calcul n’est pas seulement informatif, il est aussi prescriptif. Bernard Stiegler décrivait déjà les effets des technologies de contrôle développées par l’industrie : celles-ci ont pour but de « systématiser le développement des applications et des usages des moyens de calcul, de communication et d’information au seul service d’une massification des comportements de production et de consommation dans le sens des intérêts financiers investis »11. Cette logique normative se décline aujourd’hui à l’échelon des outils de surveillance étatique : en France, une personne identifiée comme étant « contacts à risque de contamination » est invitée à s’isoler sept jours conformément aux recommandations du Conseil scientifique12. Dans d’autres États, les mesures de quarantaine et d’isolement peuvent être perpétrées de manières automatiques, et leur respect contrôlé voire sanctionné par ces mêmes applications13.
 

La quantification au péril des libertés

 
Nul ne saurait contester l’utilité et la nécessité des opérations de quantification : indispensables à l’appréhension du monde, elles en constituent indéniablement l’un des langages communs. Force est toutefois de constater que le déploiement dont elles font l’objet interroge sur le terrain des droits politiques et des libertés individuelles. Cela tient de la compréhension qui en est faite et de la place qui leur est allouée dans les mécaniques institutionnelles.

Si les opérations de quantification offrent une représentation du monde, il importe de comprendre qu’à l’instar de toute représentation, celles-ci ne sont pas neutres et offrent inévitablement une vision parcellaire de la réalité. Cela tient tant aux données mobilisées, qu’au modèle algorithmique permettant leur traitement. S’agissant des données, celles-ci ne sont pas nécessairement disponibles ou complètes, et peuvent a fortiori être erronées. Le modèle de traitement peut parallèlement faire l’objet de biais, son paramétrage reflétant irrémédiablement des choix culturels, sinon politiques. Rappelons en effet que toute opération de quantification requiert en amont une opération de qualification14, et l’usage de conventions15 qui résultent elles-mêmes d’un contexte – politique, culturel, social – donné. Les indicateurs et plus largement les chiffres de la quantification relèvent ainsi du construit, et transforment la réalité plus qu’ils ne reflètent le monde.

De cette lecture résulte une double leçon quant à l’usage et la diffusion des outils de quantification au cœur des politiques publiques.

La proportionnalité des atteintes aux libertés requiert tout d’abord de limiter l’automatisation des processus décisionnels16. Les conséquences de ceux-ci peuvent être nuisibles tant à l’échelon individuel que collectif. Le cas des applications de traçage en constitue un bon exemple : les données de géolocalisation n’étant pas fiables17, les modèles fondés sur celles-ci sont susceptibles d’engendrer des mesures arbitraires. Tel serait le cas d’une obligation de confinement résultant d’une fausse déclaration de contamination ou d’une notification erronée au regard du contexte (par exemple, deux individus identifiés en contact, car situées à quelques mètres l’un de l’autre alors que séparés par des cloisons tangibles). À l’échelon collectif, Alain Supiot invite à opérer une distinction claire entre gouvernement et gouvernance par les nombres, la seconde conduisant à automatiser des choix privant la représentation nationale des débats requis en démocratie.

De cette dernière observation résulte la seconde leçon : l’exercice de nos droits politiques impose de replacer les outils de quantification sécuritaire à leur juste place. En tant qu’artefact du social, ils supposent une mobilisation critique et la juste distance du débat démocratique. Alexandre Viala invite aussi à se déprendre de la tentation du « sophisme épistocratique » : « pour un despote (éclairé), ce tour de passe-passe rhétorique est plus efficace que le recours à la force. Le prince compte moins sur la violence de sa police que sur les lumières du savoir pour se soustraire au débat démocratique dont il ne manquera pas d’invoquer le caractère superflu dès l’instant où la décision est frappée du sceau de la connaissance ». Réinvestir la dimension politique de la technique, pour redonner sa place à l’homme : tel est l’impératif démocratique auquel impose de se soumettre l’usage raisonné et raisonnable des outils de quantification du monde.

L’œil de la revue Third

 
La sécurité ne saurait se comprendre sans aborder ses relations avec la notion de liberté. Particulièrement pertinente à l’époque contemporaine, cette tension trouve à s’appliquer de manière éclatante dans les politiques de gestion de la pandémie Covid-19 en cours. L’article de Caroline Lequesne Roth en synthétise brillamment les enjeux et permet à chacun de retrouver la hauteur de vue nécessaire pour alimenter le débat démocratique.



1 | S. Zuboff, The Age of Surveillance Capitalism: The Fight for a Human Future at the New Frontier of Power, Profile Books Édition, Main, January 2019, 705 p. (Retour au texte 1)
2 | O. Martin, L’Empire des Chiffres, Paris, éd. Armand Colin, septembre 2020, p.49. (Retour au texte 2)
3 | Ibid., pp.50-51. (Retour au texte 3)
4 | A. Supiot, La Gouvernance par les nombres, Paris, Fayard, 2015, 512 p. (Retour au texte 4)
31 | Sur la question, nous renvoyons à notre contribution : Le politique au défi des sciences, Paris, éd Mare Martin, 2020 à paraître. https://www.academia.edu/43215110/Le_politique_au_d%C3%A9fi_des_sciences_R%C3%A9flexions_sur_la_l%C3%A9gitimit%C3%A9_algorithmique. (Retour au texte 5)
6 | https://www.lemonde.fr/planete/article/2020/09/23/vers-des-mesures-specifiques-de-lutte-contre-le-coronavirus-a-paris_6053290_3244.html (Retour au texte 6)
7 | A. Supiot, « L’Emprise du numérique est aussi mentale », Marianne, 11 octobre 2019. (Retour au texte 7)
8 | Pour un panorama : voy. notamment Algorithm Watch, Automated Decision-Making Systems in the COVID-19 Pandemic: A European Perspective, September 2020, en ligne : https://algorithmwatch.org/en/project/automating-society-2020-covid19/. (Retour au texte 8)
9 | Article 1 du décret n° 2020-650 du 29 mai 2020 relatif au traitement de données dénommé « StopCovid ». (Retour au texte 9)
10 | B. Stiegler, Ars industrialis, Réenchanter le monde, La valeur esprit contre le populisme industriel, Paris, Flammarion, 2006, coll. « Champs essais », p. 29. (Retour au texte 10)
11 | Avis n°9 du Conseil scientifique COVID-19, 3 septembre 2020. (Retour au texte 11)
12 | Tel est notamment le cas de nombreuses applications asiatiques, mais aussi de l’application russe, polonaise ou encore israélienne. Voy en ce sens : Algorithm Watch, Automated Decision-Making Systems in the COVID-19 Pandemic, précédemment cité. (Retour au texte 12)
13 | Comme le rappelle A. Supiot, La Gouvernance par les nombres, précédemment cité. (Retour au texte 13)
14 | O. Martin, L’Empire des Chiffres, Paris, éd. Armand Colin, septembre 2020, p. 186 (Retour au texte 14)
15 | Notons que le droit européen et national interdit par principe les traitements automatisés mais les exceptions au principe sont larges et nombreuses. (Retour au texte 15)
16 | A. Soltani, R. Calo, & C. Bergstrom, “Contact-Tracing Apps Are Not a Solution to the COVID-19 Crisis”, Brookings TechStream, April 27, 2020. https://www.brookings.edu/techstream/inaccurate-and-insecure-why-contact-tracing-apps-could-be-a-disaster/. (Retour au texte 16)
17 | A. Viala, « Coronavirus : La science doit servir le pouvoir sans que celui-ci ne succombe à la tentation de s’en servir », Alexandre Viala, Coronavirus : « La science doit servir le pouvoir sans que celui-ci ne succombe à la tentation de s’en servir », Le Monde, 30 mars, en ligne https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/03/30/coronavirus-la-science-doit-servir-le-pouvoir-sans-que-celui-ci-ne-succombe-a-la-tentation-de-s-en-servir_6034857_3232.html, 30 mars, en ligne https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/03/30/coronavirus-la-science-doit-servir-le-pouvoir-sans-que-celui-ci-ne-succombe-a-la-tentation-de-s-en-servir_6034857_3232.html. (Retour au texte 17)

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