Numéro Deux
Retrouvez le numéro deux de Third : À la recherche de la Smart City
Retrouvez le numéro deux de Third : À la recherche de la Smart City
Initié au milieu des années 2000 par les acteurs des télécoms et de l’informatique, le mouvement autour de la Smart City a ensuite été adopté par les opérateurs de services urbains, à l’étranger puis en France. Aujourd’hui, on ne compte plus les articles, colloques, expérimentations et autres rapports sur le sujet. Mais le concept parait s’essouffler, ou à tout le moins montrer ses limites. Plus de 10 ans après ses débuts, que retenir du concept de Smart City et surtout de sa réalité sur le terrain ? Quelles nouvelles pistes envisager pour construire l’avenir des villes et des territoires ?
Tout d’abord, il faut souligner que le concept de Smart City a eu des effets positifs sur l’action publique locale. D’une part et notamment, via la meilleure prise en compte des enjeux technologiques par les décideurs publics, alors qu’ils étaient historiquement trop souvent vus en France comme un sujet réservé aux techniciens, voire aux informaticiens. D’autre part, pour avoir participé à l’approche holistique du développement urbain, d’un point de vue stratégique et opérationnel, avec des silos et activités de la collectivité qui se trouvent potentiellement mis en réseau par les données (data). Enfin, par l’émergence du sujet même des données, lesquelles sont désormais vues comme un bien commun et un nouvel enjeu de souveraineté (notamment, la gestion des données personnelles, leur sécurité, leur valorisation ou encore leur ouverture).
L’envers du décor, ce sont les limites du concept de Smart City. En effet, ce mouvement était porteur d’une vision techno-centrée qui tendait à sous-valoriser les dispositifs traditionnels existants (par exemple avec les enjeux de participation traditionnels minimisés par rapport à l’impact réel de la civictech…) et à fantasmer le contrôle tout puissant de la ville, lequel serait rendu possible via des tableaux de bord de pilotage centralisés. Ce concept a également conduit à une trop grande systématisation, dans la mise en place de projets territoriaux, de l’expérimentation et des démonstrateurs au détriment de la généralisation et la pérennisation des initiatives et une relative faible prise en compte des enjeux liés à la fracture numérique.
En parallèle, et au-delà du concept de Smart City, les transitions qui impactent les territoires français se sont accentuées ces dernières années. On peut notamment mentionner la raréfaction des ressources financières publiques locales, la décentralisation et l’atomisation croissante d’activités majeures et historiquement centralisées (énergie, alimentation…), la diversification et la complexification du rôle et des moyens d’action des collectivités, l’explosion du nombre d’acteurs privés qui « font la ville » (les pure players du digital, notamment) ainsi que les nouvelles aspirations des habitants et citoyens à plus de participation à la chose publique.
Face à ces transitions, la clé de lecture de la Smart City n’est plus suffisante pour piloter l’action publique et agir localement. La focale de l’innovation par la technologie a besoin d’être élargie, notamment à travers l’innovation dans la relation entre la collectivité et le secteur privé, sous les angles du financement et de la gouvernance.
L’approche de l’innovation par le financement permet d’envisager un rôle nouveau de la collectivité en tant qu’investisseur public, au-delà d’une relation traditionnelle entre celle-ci et l’acteur privé qui est principalement basée sur l’achat de prestations ou sur la mise à disposition du territoire comme démonstrateur d’offres en expérimentation. La collectivité a ainsi une nouvelle opportunité de prendre (ou de reprendre) un rôle de stratège sur son territoire via l’investissement public. Par investissement public, on entend ici la capacité pour les collectivités locales à participer au développement des projets en étant actionnaires (c’est-à-dire un investisseur avisé) aux côtés d’acteurs privés, via des prises de participations directes dans des sociétés ou indirectement dans des fonds d’investissement.
Certes, le concept d’économie mixte n’est pas nouveau car les Sociétés d’Économie Mixte (SEM) existent depuis longtemps, mais ces dernières années ont vu l’émergence de nombreux autres outils permettant aux collectivités publiques d’endosser le rôle d’investisseur. Pour ne citer que les principaux, nous pouvons mentionner :
On peut également mentionner la possibilité, depuis 2015, pour les collectivités d’entrer directement au capital de sociétés privées (SAS ou SA) qui produisent des énergies renouvelables et, depuis 2016, la possibilité pour les Conseils régionaux d’être au capital de sociétés commerciales sur des projets territoriaux. Enfin, même s’il s’agit ici d’investissement indirect, les régions peuvent aussi entrer au capital de fonds d’investissement à vocation territoriale ou thématique, notamment.
La multiplication d’outils permet ainsi à la collectivité de devenir actionnaire et d’envisager l’investissement public comme un élément à part entière de sa stratégie de développement de projets d’intérêt général et de prendre à bras le corps les transformations actuelles (notamment, le défi écologique, l’agroécologie, les nouveaux services de mobilité ou les enjeux de logement). Cette nouvelle relation avec le secteur privé est autant une nécessité – le rôle de donneur de subvention ou de simple acheteur de prestations n’étant plus suffisant – qu’une posture, permettant de bénéficier de nombreux avantages. Avec les collectivités locales comme « investisseurs avisés », chercher la rentabilité d’un projet n’est pas contraire à l’intérêt général. Et l’objectif pour l’acteur public n’est plus seulement de faire des bénéfices mais surtout d’avoir l’opportunité de pouvoir assurer la pérennité d’un projet au-delà du seul argent public. De plus, être actionnaire d’une société, c’est la capacité pour la collectivité d’être au cœur des décisions stratégiques du projet et aussi une nouvelle manière d’échanger et de coopérer avec les acteurs privés en partageant des objectifs communs. Enfin, cela permet de multiplier les financements sur les projets d’intérêt général, avec des effets de levier (part de l’argent privé mis sur un projet en complément de l’argent public) très largement supérieurs aux subventions.
En plus de l’investissement, la gouvernance avec les acteurs privés est aussi un enjeu qui doit être revisité à l’époque où de nouveaux acteurs et dynamiques privés se déploient sur les territoires. Si le concept de gouvernance n’est évidemment pas nouveau et a pu être parfois très galvaudé, il permet néanmoins aujourd’hui d’appréhender des enjeux plus complexes. L’échelle de la zone urbaine (métropole ou grande ville) semble la plus adaptée pour maximiser les bénéfices de la révolution digitale, ce qui permet de réaliser une partie de la promesse de la Smart City.
Traiter avec des acteurs privés « invisibles » et basés à des milliers de kilomètres (les pure players du digital, notamment) mais qui ont pourtant une action concrète et quotidienne sur la ville reste un défi encore à relever. Pour ne citer que la mobilité, de nouvelles relations sont à inventer et à mettre en œuvre autour des actifs immatériels d’intérêt général (par exemple, la société Waze qui signe des partenariats avec les collectivités françaises pour l’échange gratuit de données).
C’est aussi, pour la collectivité, un rôle « d’organisateur » de nouveaux services qui se développe dans les villes hors des marchés publics traditionnellement utilisés (les vélos et trottinettes en libre-service, par exemple). On peut encore citer les enjeux des nouvelles relations qui revisitent le transport public (avec par exemple la métropole de Nice qui délègue certains périmètres du transport public à la société Uber). Il nous semble en réalité que c’est d’avantage un rôle de coordonnateur ou d’animateur qui se dessine pour les collectivités plutôt qu’un rôle d’organisateur qui laisse trop fantasmer sur la capacité à contrôler des acteurs et activités souvent encore insaisissables, par les outils classiques des collectivités. Mais cette nouvelle complexité dans la gouvernance ouvre aussi un formidable terrain de jeu.
En favorisant les synergies, les collectivités disposent d’opportunités fécondes pour développer des projets d’intérêt général en dépensant moins d’argent. Cependant, de la théorie à la pratique, la capacité des collectivités à endosser ces nouveaux rôles ne peut être éludée. D’une part, ces nouveaux outils et bonnes pratiques restent peu connus. D’autre part et surtout, la capacité d’ingénierie interne à la collectivité se pose sur des sujets aussi techniques et complexes que l’investissement ou la maîtrise des nouveaux actifs immatériels. Sur ces sujets, même les plus grandes collectivités (conseils régionaux et métropoles) peuvent avoir des moyens insuffisants. Le défi est encore plus grand pour les plus petites collectivités.
Ces nouveautés ouvrent d’intéressantes perspectives pour l’orientation de l’action publique et la poursuite du développement des villes et territoires intelligents. Pour que l’innovation territoriale s’ouvre encore plus aux enjeux d’investissement, de gouvernance et bénéficie à tous, il faudra aussi être innovant en termes d’aménagement territorial et de mutualisation entre collectivités.
Lorsqu’on pense Smart City, on a tendance à imaginer la ville de manière globale en oubliant que l’échelon local peut être le plus pertinent pour créer la ville de demain. Dans son article, Cédric Verpeaux précise les évolutions de l’approche des collectivités territoriales vis-à-vis de l’innovation et les changements de paradigme qui pénètrent aussi le secteur public.