Numéro Deux
Retrouvez le numéro deux de Third : À la recherche de la Smart City
Retrouvez le numéro deux de Third : À la recherche de la Smart City
Bernard Landau (BL) : La notion de « ville intelligente » est à la fois intéressante et curieuse, comme une belle promesse entachée de nombreuses incertitudes.
Intéressante tout d’abord car, avec les technologies mobilisables par la Smart City, c’est une infinité de possibilités et d’améliorations de la vie citadine et de la gestion des villes qui vont voir le jour. Ces mutations potentielles seront certainement d’une toute autre échelle par rapport à ce que l’on a connu jusqu’alors. Curieuse ensuite car d’aucuns trouveraient que la ville actuelle est déjà une création très intelligente. Les innovations qui nous attendent vont-elles parvenir (et ont-elles réellement vocation) à nous rendre plus « intelligents » ? Cette notion est entachée d’une part d’utopie, de fiction. Ce sont des questions que l’on peut légitimement se poser me semble-t-il.
Vouloir rendre une ville plus intelligente, au sens de « plus performante », n’est pas une préoccupation nouvelle. Bien au contraire. Elle a animé les architectes, ingénieurs urbanistes visionnaires de toutes les époques. Cela s’est traduit par exemple avec la révolution industrielle par la création de réseaux d’assainissement et d’égouts, de distribution des énergies, l’installation de l’éclairage
public ou encore du système de la collecte des ordures qui ont considérablement augmenté la fonctionnalité et l’efficience des villes depuis deux siècles. On pourrait même considérer que depuis son apparition, fin XIXème début XXème, la discipline « urbanisme » a eu pour objectif central de mobiliser, dans une approche pluridisciplinaire, les connaissances et les acteurs œuvrant à l’accession à un « droit à la ville » pour tous. Toute l’ingénierie technique mobilisée autour du « génie urbain » a contribué à « l’intelligence des villes » bien avant que n’apparaisse l’usage récent des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC), le développement de contenus électroniques et leur hybridation avec le monde physique.
Dans la ville de demain, l’intelligence résultera aussi bien de l’apport de la « révolution numérique » que de son application dans des domaines inédits et variés (par exemple, les transports, le fret, le commerce ou bien les rapports des citoyens avec l’administration). Je suis convaincu à cet égard que l’intelligence artificielle jouera un rôle prédominant dans de nombreuses applications du champ de l’urbanisme.
L’important cependant est de ne pas tomber dans le piège d’un déterminisme cyber-technologique, de ne pas perdre de vue que ce sont l’être humain en société et l’exigence démocratique qui fondent la cité par la décision collective d’un projet. Françoise Choay utilise fort à propos l’expression « d’établissement humain » pour désigner toute forme d’habitat sédentaire. Il y a toujours plus de sophistication et de complexité dans la vie que dans les logiciels. La tentation néo cybernétique porte en elle le risque d’une gestion bureaucratique, technocratique de la ville, voire d’une forme d’atteinte aux libertés individuelles et à l’exercice démocratique du pouvoir. La politique de la ville ne se réduit pas heureusement à une saine, efficace gestion fonctionnaliste des activités humaines en ville. Restons conscients du fait que le potentiel d’ « émancipation » qu’incarne le numérique, porte en lui-même une contradiction inhérente entre « individu et société » ; qu’est ce qui fait société ? Tout dépend dans le domaine de la Smart City de qui écrit et de qui donne les règles du jeu des algorithmes.
BL : Je pose l’hypothèse que l’intelligence urbaine de demain, pour toutes les échelles d’établissements humains existants, pourrait se décliner autour de démarches articulant trois objectifs.
Le premier renvoie à l’usage des nouvelles technologies qui représentent un potentiel inouï en termes de connectivité et de possibilités. La Smart City, permise par la révolution numérique, offre en effet à la technologie les moyens de déployer toutes ses facettes. Il est souhaitable qu’elle soit utilisée par exemple pour l’amélioration de services urbains liés à la vie dans les agglomérations (amélioration du rendement énergétique global, facilitation des mobilités, accès aux services publics, santé probablement…). À titre d’exemple, la ville de Shanghai parvient, sur une aire urbaine de 6.340 km2 et peuplée de 30 millions d’habitants, à proposer une seule carte de paiement multimodale utilisable pour tous les types de transports. C’est remarquable et, si l’on pense à toutes les applications possibles, c’est vertigineux…
Le second composant de l’intelligence d’une ville repose sur son agencement, sa structure générale, et l’hybridation de ses réseaux : on peut ici parler d’un nouveau « génie urbain ». Il s’agit de revisiter cette discipline en expérimentant et développant les façons de connecter et d’hybrider les diverses briques techniques composant la ville, de façon ingénieuse afin de la rendre la plus vertueuse possible dans le champ de la transition écologique. Le défi de demain sera donc, plutôt que de créer de toute pièce une Smart City idéale, d’améliorer les villes existantes, de définir les processus transitoires conciliant qualité de vie urbaine et développement durable, gestion sobre des ressources et des infrastructures. Plus qu’un objectif urbain, c’est un objectif sociétal.
Enfin, derrière l’idée de ville intelligente se pose aujourd’hui la question des relations ville/nature, agglomérations/grands territoires, et de « l’efficience territoriale» des nouvelles formes urbanisées quelle que soient leurs échelles. Cette efficience se décline de manière variable selon les situations et doit se traduire tout au moins pour les villes européennes, par le choix de villes plutôt compactes accueillant dans leurs architectures la mixité des fonctions socio-économiques culturelles et éducatives, avec plus de nature, pourquoi pas d’agriculture « urbaine », mais surtout préservant à la grande échelle leur environnement, ses franges, ses espaces cultivés et plus globalement leur géographie territoriale faite de paysages, de reliefs, de campagnes, de réseaux hydrographiques, de forêts. Une ville intelligente doit être une ville retissant les liens efficients et résilients de grands territoires. Ne faudra-t-il pas redéfinir l’organisation territoriale actuelle ? C’est une question à laquelle nous serons un jour confrontés.
BL : Chaque ville s’est développée autour de voies de desserte et de circulation, un réseau de voies publiques qui définissent ce que j’aime appeler le « squelette de la ville ». Cette expression, que je trouve assez explicite, est à l’évidence empruntée du vocabulaire médical (tout comme les expressions liées à ce champ lexical sont au demeurant intéressantes quand on parle de la ville : « aération », « tissu urbain », « cœur de la ville »…). Elle renvoie à l’image selon laquelle toutes les parties d’une ville s’articulent autour d’une structure de base et s’enchevêtrent parfaitement à partir de celle-ci.
Dans cette perspective, la « rue » est essentielle : pas de villes sans rues, places, boulevards, esplanades, avenues, impasses, parcs jardins publics, allées plantées etc… Ce système constitue un réseau aux formes et déclinaisons infinies mais qui reste la base de l’organisation urbaine. C’est un invariant. On habite en ville à une adresse portant le nom et le numéro de ce lieu universel qu’est la rue. Dénommer une rue fait socialement sens, raconte une part de l’histoire, locale, nationale, universelle. Avec l’histoire des techniques, la rue a permis : la mobilité et l’accessibilité en tous lieux de la ville, le développement du commerce mais aussi, d’un point de vue technique, la vie autonome de chacun des immeubles, lesquels sont branchés aux réseaux enterrés sous ses trottoirs pour accéder aux fonctions vitales (eau énergies, gaz électricité, chauffage urbain, assainissement, réseaux de communication, collecte des déchets, etc…).
Pour continuer l’analogie avec la médecine, je dirais que la rue représente « la cellule souche » des villes. On peut lui attribuer trois fonctions principales. La première est sa fonction politique et sociale, lieu d’échanges, de commerce, de desserte et de déplacements. La seconde définit progressivement les limites entre espace public et espace privé, oblige à sa représentation cadastrée et permet d’introduire la notion d’impôt. La troisième renvoie à sa dimension d’expérimentation technique : historiquement, la rue a été le lieu privilégié des premières innovations urbaines (par exemple, la distribution et l’évacuation des eaux dans la ville romaine, très tôt la question des égouts, celle du traitement de son sol…).
La rue est aujourd’hui un lieu d’apprentissage du vivre ensemble, la mise en tension d’intérêts souvent contradictoires (piétons/ trottinettes, tranquillité/animation, vitesse/sécurité, commerces/ espaces piétons…) et pousse à définir collectivement les arbitrages d’un partage consensuel sous peine de verbalisation ! Riche de cette forte dimension humaine, la rue peut en dire long sur l’histoire d’une ville.
BL : J’ai pour habitude de dire que la rue est un théâtre qui représente de la façon la plus riche, à un instant T, la vie d’une cité. Tout ce que l’on y observe, tant dans le comportement des habitants, dans l’organisation spatiale, ou encore dans l’architecture, raconte son histoire. Cela était vrai hier, vrai aujourd’hui et ce sera sans aucun doute vrai demain.
Votre question est très vaste. Elle renvoie à l’histoire urbaine (je vous renvoie notamment à l’ouvrage « La cité à travers les âges » de Lewis Mumford), domaine très documenté qui a depuis longtemps fait l’objet de nombreuses recherches et publications. On peut dire que l’organisation et la géométrie d’un plan de ville transposent spatialement l’histoire d’une civilisation : l’archéologie nous en fournit de nombreux exemples édifiants.
Schématiquement, à titre d’exemple, on trouve sur le continent sud-américain nombre de « villes en damiers », caractéristiques de la culture militaire des ingénieurs topographes espagnols dont les plans ont été importés lors de la colonisation. Ildefons Cerdà, l’ingénieur ayant projeté le plan de Barcelone dans les années 1860, s’inscrit dans cette tradition et retravaille ce modèle en devenant à la même époque avec Haussmann, l’un des premiers urbanistes modernes. Plusieurs grandes villes d’Afrique du Nord ont été dessinées par des urbanistes eux-mêmes influencés par les théories urbaines françaises du début du XXème siècle. Les villes chinoises jusqu’au milieu du XXème siècle, respectaient une organisation géométrique très codifiée qui est fonction de la cosmologie, du pouvoir impérial et de la hiérarchie sociale. En Italie, l’agencement des villes est de la même manière grandement influencée par la structure de la société où l’Église et le Palais occupaient une place centrale dans la ville à la Renaissance. On pourrait citer bien d’autres exemples. Si la forme des villes a beaucoup évolué, la rue conserve cette capacité de raconter les diverses formes de la vie urbaine.
BL : La mondialisation, caractérisée par les échanges internationaux et le développement d’entreprises mondiales, conduit indéniablement à faire émerger une tendance d’urbanisme mondialisé standardisé. Il aurait été surprenant que l’urbanisme des villes, bien que demeurant un terrain propice à l’expression de la créativité des architectes et urbanistes locaux, ne se globalise pas. En effet, face aux nouveaux défis urbains (i.e. on est en présence de villes très verticales, très étendues et très denses), une convergence des villes se dessine progressivement. Il est ainsi très aisé de trouver aujourd’hui des similitudes au Moyen Orient entre les villes de Dubaï, de Tel Aviv ou encore d’Amman, alors même que ces villes semblent a priori ne rien partager.
À mon sens, c’est ce phénomène de mondialisation, accompagné par la circulation des méthodes et techniques de construction, des matériaux etc. qui favorise l’émergence d’une « organisation urbaine mondialisée ». Organisation ne signifie pas pour autant formalisation homogène. Elle est par ailleurs stimulée par une forme de concurrence architecturale : les cabinets ou architectes de renommée mondiales sont sollicités, fait nouveau à cette échelle, sur tous les continents, l’architecture étant un vecteur de promotion/valorisation dans l’actuelle concurrence entre métropoles mondiales.
Il n’est pas, sur un autre registre, étonnant de constater que les plus gros budgets de recherche concernant la ville de demain sont portés par l’industrie automobile et les champions des NTIC. La révolution des mobilités redessinera-t-elle les villes du futur ? Enfin les enjeux d’une transition écologique mondiale et la lutte contre le réchauffement climatique, placent les métropoles autant que les Etats au premier rang des territoires en capacité d’agir.
Assisterons nous a une standardisation de l’urbain ? Je ne pense pas… une convergence des directions vers lesquelles travailler désormais certes, mais les cultures, les situations héritées, les cadres géographiques, les jeux d’acteurs, au-delà des « nouveaux jeux olympiques des grattes ciels », devraient continuer de produire de la diversité. Nous verrons très vite ce qui se passe en Afrique dans ce domaine.
BL : L’enjeu majeur de la Smart City va sans aucun doute être celui de la collecte, de l’utilisation et de la gestion des données sans lesquelles la ville de demain ne pourrait exister. Cette question complexe va de pair avec la montée en puissance des nouvelles technologies, en particulier de l’intelligence artificielle, qui ont besoin de données pour être performantes ; par exemple, on ne pourra pas parvenir à des solutions de Mobility as a Service (MaaS) sans ouverture massive de ces données.
La première question consiste à déterminer qui a la maîtrise des données. La seconde question clé concerne le choix des finalités poursuivies par ceux qui ont la maitrise de ces données.
À cet égard, la puissance publique, qui a historiquement joué le rôle de « grand architecte de l’urbanisme » (le Code de l’urbanisme commençant en France par cette phrase « le territoire est le bien commun de la Nation »), est aujourd’hui concurrencée, voire devancée par des groupes privés très puissants qui, par leurs capacités d’innovations et les moyens colossaux consacrés à la recherche sur les questions urbaines, semblent être les plus aptes à offrir des réponses rapides aux défis liés aux données. Alors que nous vivons les prémisses d’une révolution des mobilités, le cadre juridique adéquat applicable à ces données (en termes de collecte, d’information, d’utilisation etc.) est un sujet d’actualité, à définir de façon urgente, sans doute à une échelle européenne. Toutes ces questions doivent être rapprochées de sujets d’éthique qu’il faudra bien évidemment appréhender un jour au niveau législatif.
Il est donc attendu de la puissance publique qu’elle fasse preuve de courage politique en développant sa capacité d’anticipation juridique notamment sur le statut du domaine public des villes qui risque d’être bousculé, voire privatisé comme on le voit dans certaines villes anglo-saxonnes et en procédant à des « dépenses productives », en renforçant de façon volontaire l’ingénierie publique dans le champ des NTIC (comme le fait par exemple le Canton de Genève) qui, loin de l’appauvrir, engendreraient sans aucun doute un retour sur investissement important pour les collectivités. La question est posée.
La rencontre avec Bernard Landau et ses réflexions sur la place de la rue dans la ville d’hier, d’aujourd’hui et de demain nous ont semblées particulièrement intéressantes dans ce numéro dédié à la Smart City. Cet entretien revient aux sources de la ville et justifie la place fondamentale de la « cellule souche » qu’est la rue et nous informe de ce qu’elle peut dire d’une civilisation.