Numéro Deux
Retrouvez le numéro deux de Third : À la recherche de la Smart City
Retrouvez le numéro deux de Third : À la recherche de la Smart City
Alain Beltran (AB) : Il existe en effet depuis toujours une volonté chez l’Homme de créer une « ville parfaite », que j’appellerais plutôt ville « idéale », en gardant à l’esprit que le phénomène urbain est récent à l’échelle de l’Histoire. Les premières villes sont nées en Mésopotamie il y a 5.000 ans.En étant schématique, on peut relever quatre temps :
‒ 1er temps, la ville « divine » : l’ambition des Hommes a d’abord été de créer une ville qui pouvait aider à s’approcher de la cité de Dieu. Mais étant d’abord une construction humaine, la ville ne peut atteindre la perfection divine et se voit opposer le courroux divin, car plus l’Homme s’élève, plus il subit la colère de Dieu. Le meilleur exemple est Babel. C’est une époque où les lieux sacrés comme le temple ou l’église sont au centre des villes.
‒ 2e temps, la ville « harmonieuse » : c’est la ville de la Renaissance italienne. On voit dans les plans des villes que Dieu s’éloigne car c’est une époque qui place l’Homme au centre des réflexions. La ville commence à présenter une certaine tech- nique car les artistes de la Renaissance sont avant tout des ingénieurs.
‒ 3e temps, la ville « hygiénique » : le XIXème siècle est obsédé par l’idée de propreté et de qualité de la vie parce que les villes deviennent de plus en plus grandes. Le meilleur exemple est l’œuvre haussmannienne. Georges Eugène Haussmann, ce n’est pas seulement la construction de grands boulevards et d’avenues, mais aussi l’idée que tout doit circuler, tout doit être fluide, avec des aménagements techniques extraordinaires. Le réseau d’égouts de l’époque est ainsi unique au monde.
‒ 4e temps, la ville « intelligente » : c’est la préoccupation actuelle et on pourrait également la qualifier de ville écologique. Dans un contexte d’urbanisation important, on passe de la ville à l’agglomération. La très grande taille fait naître les problématiques de développement durable, de qualité de l’air et d’énergie. C’est une ville connectée et sobre.
AB : D’abord, on a tendance à associer la civilisation à l’urbanisme. Être urbain a toujours été perçu comme une qualité humaine et il est intéressant de voir que le « vivre ensemble » est associé à la ville.
On a souvent opposé villes et campagnes, alors qu’elles ont vécu pendant très longtemps en harmonie parfaite, en se nourrissant l’une de l’autre. Ainsi, lorsque l’on agrandit Paris en 1860, il y a encore plein de champs cultivables à l’intérieur.
Ensuite, il y a cette idée que la ville est fermée. Pendant très longtemps, les villes étaient closes, littéralement, par des portes, car la ville concentre les populations et les richesses. Encore aujourd’hui, on rentre dans Paris ou Rome au travers de « portes ». À Paris, les fortifications ont disparu, mais il y a encore le périphérique.
Une autre idée est la notion de banlieue et le terme (péjoratif) associé de « banlieusard », qui est apparu à la fin du XIXème siècle. La séparation et le conflit entre Paris et sa banlieue est assez unique dans le monde. Berlin et Londres sont par exemple des villes très étendues. L’opposition géographique entre Paris et sa banlieue a des conséquences sur les rapports entre les citoyens.
Enfin, les réseaux techniques peuvent avoir un rôle unificateur des populations ou, au contraire, créer une forme de cloisonnement. Un bon exemple est le métro parisien. Il a fallu attendre les années 30 pour avoir l’idée de mettre une station de métro en dehors de Paris alors que le métro londonien est de dimension régionale.
AB : D’abord, il est frappant de remarquer que les représentations de la Smart City montrent le plus souvent des villes nouvelles, alors même que lorsque l’on a eu l’occasion de reconstruire des villes entières après-guerre, on a pour l’essentiel cherché à reconstruire les villes quasiment à l’identique. On n’invente donc rien de nouveau. Il y a peut-être un contre-exemple avec la ville du Havre qui est une ville nouvelle, classée patrimoine de l’UNESCO, mais réalisée avec les techniques des années 50-60.
En outre, il faut repenser le concept de « révolution industrielle », qui est un peu maladroit car il donne une impression d’instantanéité et de brutalité. Or, l’histoire des techniques montre plutôt que l’avènement puis l’adoption des techniques se fait dans un temps très long et qu’il y a superposition des techniques au fil du temps plutôt qu’un changement absolu et brusque. Par exemple, ce n’est pas parce que le pétrole est apparu que l’on a totalement arrêté d’utiliser du charbon, qui est encore la première énergie utilisée dans le monde. Ce qui fait figure d’exception est la révolution numérique, et plus précisément le numérique de communication et les smartphones. La vitesse d’adoption du smartphone et son usage quasi-mondialisé est sans précédent dans l’histoires des techniques.
En fait, l’avènement de la Smart City n’est pas qu’une question de technique. Il s’agit aussi, et pour une grande part, de volonté politique et d’acceptation citoyenne, car la plupart des inventions mettent nécessairement du temps à être adoptées, en raison de la méfiance, de la concurrence ou du manque d’enthousiasme qu’elles peuvent susciter.
AB : En tant qu’historien, ma capacité à parler de l’avenir est limitée. L’historien peut être autorisé à parler de l’avenir dans la mesure où il peut déceler des tendances lourdes dans le passé, qui peuvent être raisonnablement attendues dans le futur.
En théorie, la densification des villes permet des économies d’énergie. Mais le problème fondamental est qu’une ville ne produit jamais totalement son énergie. Elle est systématiquement dépendante de l’extérieur. Par exemple, la région parisienne ne doit produire que 5 à 10% de l’énergie qu’elle consomme.
Les tenants de la « troisième révolution industrielle », comme le prospectiviste Jeremy Rifkin, annoncent la fin des réseaux centralisés et hiérarchisés au profit d’échanges et de réseaux horizontaux et circulaires, qui permettront des économies d’énergie importantes. Mais à considérer qu’on réussisse à mettre en œuvre ce changement de paradigme, cela prendra énormément de temps, d’autant plus que les villes s’éloignent de plus en plus des campagnes et donc, des sources d’énergie.
La réalité est que les Smart Cities seront des villes très énergivores qui demanderont des moyens très importants. Si certaines innovations, comme par exemple dans les transports, seront plus économes en énergie et permettront une certaine rationalisation grâce à la technique, cela ne veut pas dire que nous consommerons globalement moins d’énergie. La consommation d’électricité s’est stabilisée sur les dix dernières années (alors qu’elle augmentait de 7% par an dans les années 50) mais nous sommes encore loin de la décroissance. Ainsi, les programmations pluriannuelles de l’énergie (outils de pilotage de la politique énergétique du gouvernement) ne se fondent pas sur des hypothèses de décroissance à l’heure actuelle.
La ville sobre ne sera pas forcément la ville verte, mais les excès seront peut-être un peu moins importants.
AB : Cela reprend l’idée que la Smart City ne relève pas que de la technique. D’un côté il y a bien une offre technique qui suppose des investissements énormes et des gestions, et de l’autre côté, des attentes (plutôt qu’une « demande »), qui sont parfois effectivement en contradiction.
En effet, l’idéologie de la Smart City est celle d’une ville plus sociale, plus harmonieuse et plus égalitaire. On le voit au travers des représentations de la Smart City : les images n’incluent pas une seule voiture, les immeubles font quelques étages et les villes sont remplies d’espaces verts. On voit bien que la Smart City s’accompagne d’un goût pour une société différente et plus fraternelle. Il y a une véritable attente. Mais la réalité des villes aujourd’hui est toute autre : il y a des quartiers très séparés, pas seulement par la distance mais aussi par la sociologie.
Au-delà, même si nous voulions satisfaire aux aspirations des citoyens, il faut rappeler que nous vivons dans des villes « historiques » qui ont des contraintes très fortes. On ne va pas détruire toute l’architecture haussmannienne ou raser New-York sous prétexte de construire des villes intelligentes. L’exemple le plus frappant est celui des réseaux dans les sous-sols. Il y aujourd’hui un énorme problème pour trouver de la place. Créer un nouveau réseau de canalisation à Paris aujourd’hui serait extrêmement compliqué et cher. Le sous-sol des villes sera un frein au développement de la Smart City.
AB : Une nouvelle technologie n’est pas forcément immédiatement adoptée car avant toute chose, le consommateur a le choix. La nouvelle technologie est généralement la moins sûre, la plus chère et celle dont on n’est pas certain qu’elle ait un avenir. En 1890, il y avait ainsi peu d’incitations à choisir l’électricité plutôt que le gaz, surtout que l’électricité était une technologie vue comme dangereuse.
Le consommateur pionnier est celui qui a envie d’essayer la nouvelle technologie malgré ces obstacles. C’est quelqu’un qui, en général, a un certain niveau de vie, un état d’esprit ouvert et qui prend des risques (par exemple, conduire une automobile en 1900 était assez dangereux). Dans la Smart City, ce peut être celui qui essaiera Autolib ou le dernier service de trottinette électrique.
Il y ainsi une vraie culture de l’innovation et de l’acceptation de l’innovation mais celle-ci n’est pas universelle. L’avènement de nouvelles technologies amène systématiquement des conflits. Il peut y avoir des problèmes de sensibilité, d’adaptabilité aux changements. Il semble par exemple inéluctable qu’il y aura moins de véhicules dans les villes mais on voit bien que cela ne se fera pas sans heurts. La Smart City ne se construira pas sans résistances, sans contradictions.
Le consommateur pionnier peut donc parfois se retrouver un peu seul et mettre du temps à être compris mais a un rôle d’avant-garde : il expérimente pour le plus grand nombre. Aujourd’hui, les premiers usagers des trottinettes électriques prennent des risques en conduisant à 25 km/h, sans casque et sur les trottoirs, à l’image des premières personnes qui ont pris des trains. Le consommateur pionnier est un éclaireur et crée souvent un effet d’entraînement.
Cet entretien a été essentiel pour fixer les limites du sujet en inscrivant la Smart City dans un contexte historique et en donnant au lecteur les clés de lecture qui permettent de comprendre d’où viennent les idées développées dans ce numéro. Nous avons particulièrement apprécié l’ouverture d’esprit et la précision des analyses d’Alain Beltran, qui créent un propos introductif idéal grâce à une mise en perspective historique édifiante.