Numéro Deux
Retrouvez le numéro deux de Third : À la recherche de la Smart City
Retrouvez le numéro deux de Third : À la recherche de la Smart City
À l’instar de Jane Jacobs, qui a fait redécouvrir aux américains et aux architectes fonctionnalistes l’importance de la rue comme espace de sociabilité, nous devenons conscients de l’importance croissante qui est celle des espaces publics dans le tissu urbain. Conscients en tant que citoyens, conscients en tant que juristes.
Commençons par dire ce que nous entendons, ici, par espace public. Nous nous référons au sens physique de la chose : il existe
aussi une acception sociopolitique, qui désigne l’espace abstrait – communicationnel – du débat collectif. Nous parlons ici des espaces concrets de la ville et plus précisément de ceux qui sont ouverts au public. Qu’ils soient de propriété publique ou de propriété privée : l’espace ouvert au public d’un centre commercial nous intéresse ici autant que la voie publique. C’est un choix que l’on peut faire : un autre, qui n’est pas le plus pertinent ici, est de distinguer espaces publics et espaces privés par la propriété.
Notre propos est de montrer, dans les limites de ce texte, que les espaces publics sont, dans le fonctionnement de la ville, un concentré croissant de problèmes concrets, situation à laquelle le droit, de plus en plus en porte-à-faux, devra s’adapter.
La réalité qu’il faut résumer ici n’est pas univoque. Elle a une face plutôt négative, qui tient à ce que les espaces publics urbains souffrent d’un phénomène de surcharge physique et symbolique et une face positive, qui vient de ce que les espaces publics urbains sont constamment plus des lieux de convivialité, de création et d’innovation.
Un phénomène de surcharge physique et symbolique
On dira que les espace publics urbains ont toujours été plus ou moins encombrés : dans les fêtes et pélerinages du Moyen-Âge, on peut assez facilement périr étouffé ou écrasé. Ce qu’ils subissent de spécifique dans la période contemporaine, c’est une inédite concentration de convoitises, une avalanche d’usages divers et plus ou moins en compétition.
Ils en subissent une surcharge physique. Les voies publiques croulent sous les usages concurrents : ceux qui tiennent aux innombrables formes contemporaines de mobilité – parmi les avatars récents, skateboards et trottinettes –, ceux qui servent d’autres fonctions que la mobilité – de la mendicité aux spectacles de rue en passant par les prières de rue. Elles servent de plus en plus de véhicules de communication immatérielle – la publicité, le mobilier urbain – comme de monitoring – la vidéosurveillance, les capteurs divers des Smart Cities.
Un signe de leur saturation physique est la tendance à en utiliser les moindres recoins, et les possibles prolongements verticaux : c’est le développement des téléphériques urbains, comme celui de l’urbanisme souterrain.
La surcharge physique se combine avec une tendance à la surcharge symbolique. Le développement de la publicité y crée une invasion par les images. L’espace public urbain devient de plus en plus fréquemment une scène sur laquelle se produisent d’innombrables porteurs d’idées politiques ou religieuses, il est un territoire essentiel d’action pour les ONG.
En quoi tout cela est-il problématique ? L’addition des usages concurrents pose naturellement souvent des problèmes de sécurité : où vélos, skateboards, trottinettes doivent-ils circuler ? Il pose parfois des problèmes d’hygiène et de santé : faut-il confiner les fumeurs ? Il rencontre parfois des problèmes que l’on peut dire de neutralité : comment faire en sorte que le flâneur ne soit pas agressé par l’accumulation d’images et de comportements qui peuvent le heurter ?
Ce que nous venons de dire concerne spécialement les espaces publics de propriété publique, et notamment les voies, les places, les parcs publics… Mais les espaces de propriété privée ouverts au public sont parfois soumis à des pressions de nature analogue : tous ceux qui défendent des causes politiques, religieuses, environnementales vont souhaiter pouvoir les manifester dans les allées des centres commerciaux comme sur la voie publique. À quoi s’ajoute le fait que, dans les contextes correspondants, il arrive souvent que l’on passe insensiblement de la partie privée à la partie publique.
L’autre face de la question : l’espace public urbain, siège croissant de convivialité, de création et d’innovation
Il y a un avers de la médaille des phénomènes qui viennent d’être évoqués. Cibles de nombreux problèmes, les espaces publics urbains sont aussi vecteurs de solutions : nous nous appuyons de plus en plus sur eux pour compenser l’anonymat et la fragmentation de la ville contemporaine, comme pour améliorer ses fonctionnalités.
La surcharge physique et symbolique des espaces publics urbains n’a pas que le sens d’un phénomène de saturation, qui serait engendré mécaniquement par la concentration des hommes et des activités. Elle traduit aussi la recherche croissante, par ceux qui habitent les villes, d’un sens collectif à leur existence urbaine. Les nouveaux moyens de mobilité ne sont pas seulement une clef pour éviter les embouteillages, ils signent aussi la recherche d’un rapport différent aux déplacements urbains, moins polluant, moins bruyant, symbolique d’une insertion différente du corps dans la ville. La multiplication des formes d’expression culturelle ou politique collective dans les espaces urbains – des flashmobs aux gilets jaunes, quant à un versant de la signification du mouvement, tout au moins – traduit à l’évidence le souhait de juguler l’anomie sociale que génère naturellement la ville. La présence de plus en plus abondante d’objets d’art dans l’espace public urbain – des statues de Botero aux formes diverses de land art – tend à augmenter, dans le sens que porte l’espace public urbain, la part de l’esthétique au détriment de celle de l’utilité matérielle.
Mais les espaces publics urbains sont aussi indispensables aux efforts que les villes contemporaines font pour soulager, grâce aux technologies contemporaines, les plaies dont elles sont traditionnellement affligées en termes d’encombrement, de pollution, d’insécurité : cette tension actuelle que l’on a pris l’habitude de placer sous l’étiquette des « villes intelligentes », des Smart Cities. Utilisant les ressources du numérique combinées à celles des technologies contemporaines de communication, le mouvement tend à potentialiser les infrastructures et les services urbains, spécialement ceux qui concernent la mobilité et la sécurité. Et les espaces publics lui sont indispensables, non seulement parce que les problèmes qu’il tend à traiter – pollution, embouteillages, insécurité – y ont leur siège principal mais aussi parce que les technologies qu’il emploie en ont un besoin essentiel : les données de la « ville intelligente » sont largement collectées par
des capteurs situés dans les espaces publics et leur circulation est largement assurée à travers eux par la voie hertzienne.
On perçoit rapidement que la face positive de notre question est à la vérité susceptible de soulever autant de questions juridiques inédites que la face négative.
Il y a de bonnes raisons de penser que les constructions juridiques existantes ne sont pas très à l’aise pour traiter toutes ces questions, et qu’il y aura donc lieu de les faire évoluer.
Les constructions actuelles sont largement inadaptées
Il faut relever tout d’abord que la notion même d’espace public n’est pas reconnue à un niveau significatif par le droit. Elle n’a fait que des apparitions incidentes dans la législation, la plus connue étant venue de la loi du 11 octobre 2010 sur la dissimulation du visage « dans l’espace public ».
La « gestion juridique » des espaces publics urbains est l’affaire de deux constructions classiques, le droit de la domanialité publique et celui de la police administrative, qui sont l’un et l’autre facilement dépassés par les évolutions actuelles.
Cela est surtout vrai du droit de la domanialité publique. Il ne couvre pas toute la surface de notre sujet, dès lors que certains espaces urbains ouverts au public relèvent du domaine privé – cela ne concerne, il est vrai, que les forêts urbaines – dès lors surtout que certains sont de propriété privée – les parties accessibles au public des ensembles commerciaux. Adossé à l’idée selon laquelle le domaine public affecté à l’usage du public est normalement d’usage libre, il n’est pas totalement d’équerre pour gérer la rareté que crée l’accumulation des convoitises : où commence et où s’arrête l’usage normal des trottoirs par les trottinettes ? Il n’est souvent pas très à l’aise pour valoriser l’usage du domaine public et le faire payer par ceux qui en tirent profit : comme l’ont appris à leurs dépens des communes qui ont voulu taxer l’encombrement des trottoirs par les queues devant les distributeurs de billets ou les étals de marchands de glaces. Il bafouille un peu pour assurer la protection de l’image des espaces urbains embellis par leur mobilier urbain et les objets d’art qui y sont déposés.
On ajoutera que les évolutions de type pèseront vraisemblablement dans le sens d’une gestion intégrée d’ensembles d’espaces publics : il en ira ainsi très certainement dans ces quartiers « durables », dans lesquels les éléments d’infrastructure se trouveront fortement intégrés : le stationnement avec l’éclairage, la production d’énergie avec le traitement des déchets… Dans ces contextes, devrait s’imposer une prise en charge « ensemblière » des espaces publics, pour l’établissement de laquelle le droit actuel de la domanialité publique ne fournit pas beaucoup d’outils juridiques.
La police administrative éprouve parfois elle aussi des difficultés avec les conflits d’usage : la jurisprudence sur les « arrêtés anti-mendicité » a passablement hésité avant de s’arrêter à une solution qui laisse aux autorités locales une forte marge d’appréciation. Elle patine un peu devant le maintien de l’ordre dans les espaces de propriété privée ouverts au public, car elle doit en laisser une part aux gestionnaires de ces espaces, tout en veillant à ce qu’ils ne portent pas une atteinte excessive à la liberté d’expression par exemple.
Les évolutions souhaitables
On peut estimer souhaitable que la notion d’espace public fasse l’objet d’une reconnaissance législative ou jurisprudentielle. Qui devra veiller à faire le choix entre une définition fonctionnelle – celle que nous avons retenue ici : l’ouverture au public – et une définition formelle par la propriété.
La théorie du domaine public est aujourd’hui malmenée, pour des raisons qui vont au-delà de ce qui a été évoqué ici et qu’il n’est pas question de recenser. La confrontation avec la logique de l’espace public montre au moins – elle confirme – que le droit du domaine public doit être davantage tourné vers la question de la rareté et celle, liée, de l’accès, là où il attache aujourd’hui une importance primordiale à celle de l’utilisation, normale ou non, conforme ou non. Il devra certainement faire une place à des montages – contractuels – « ensembliers » permettant de confier à un opérateur la gestion d’un ensemble interrelié d’espaces publics : une préfiguration de ce type de montage est fournie par le contrat que la Métropole de Dijon a conclu en 2018 avec un consortium à qui elle a confié toute une série de fonctions concernant les espaces publics de son territoire.
Le droit de la police administrative des espaces publics gagnerait, lui, à être traité spécifiquement, comme un objet particulier, reposant sur des équilibres et des principes particuliers, dont une part concernerait aussi les espaces publics de propriété privée.
Il ne faut pas sous-estimer les changements que les villes subissent à l’époque contemporaine, au risque de sous-évaluer les efforts que le droit doit faire pour s’y adapter.
Jean-Bernard Auby nous livre une réflexion brillante et pédagogique sur l’ampleur des mutations qui affecte tant l’idée que nous nous faisons de l’espace public, que la manière dont nous le régissons. Cette contribution souligne l’impact continu de la révolution numérique sur notre corpus juridique, qui doit s’adapter pour rester pertinent et utile, tout en évoquant l’avenir du vivre ensemble à travers le prisme de l’espace public.