Numéro Deux
Retrouvez le numéro deux de Third : À la recherche de la Smart City
Retrouvez le numéro deux de Third : À la recherche de la Smart City
Les très nombreuses définitions qui ont été données de la ville intelligente renvoient en fait à quatre formes principales d’intelligence urbaine :
‒ La plus spectaculaire et la plus citée c’est l’intelligence technique, celle des machines, des réseaux et des automatismes qui font fonctionner les villes. La voiture autonome est sans doute aujourd’hui l’expression la plus emblématique de cette première forme.
‒ Un autre niveau, c’est l’intelligence systémique (ou urbanistique) du système urbain dans lequel évoluent les machines. Elle repose sur la pertinence du plan, le dimensionnement et le dessin des infrastructures, la répartition des densités et des polarités…. Pour l’urbaniste que je suis, les villes sont loin d’être égales au regard de cette deuxième forme.
‒ La troisième forme, c’est l’intelligence culturelle ou sociétale, c’est-à-dire tout ce qui a trait aux comportements, à l’urbanité, à la civilité, au sens du collectif. Elle fait que la même infrastructure pourra fonctionner de façon parfaitement fluide dans une ville, et devenir un point de congestion majeur dans une autre. L’intelligence culturelle, c’est aussi la capacité d’une société urbaine à adapter ses comportements, à résister aux chocs, à être résiliente.
‒ Il y a enfin l’intelligence politique et managériale, qui est la capacité d’une société urbaine à maîtriser son destin, à choisir les bons élus, à prendre les bonnes décisions, à les tenir dans la durée. Cette dernière forme tient à la fois à la tradition politique, à la pertinence des institutions, à la compétence de l’administration et à la volonté politique des élus.
En somme, une ville ce n’est pas seulement une machinerie ou un espace, c’est aussi la société (culturelle, politique) qui habite cet espace.
L’apport de l’offre numérique (ce que j’appelle Smart City) à ces quatre formes d’intelligence urbaine est aujourd’hui très inégal :
‒ Concernant l’intelligence culturelle, l’offre numérique est ambiguë. Elle peut à la fois favoriser l’adoption de comportements citoyens novateurs (comme l’auto partage ou le covoiturage) et être utilisée pour transformer les citadins en « consommateurs de services » manipulés par d’innombrables applications. À mon sens, Blablacar appartient à la première famille d’applications tandis que Waze appartient plutôt à la seconde.
‒ Concernant l’intelligence politique, l’offre Smart City est loin d’avoir tenu sa promesse « d’un renouveau de la démocratie grâce au numérique ». L’affaire Facebook / Cambridge Analytic a a montré, parmi bien d’autres exemples, que l’intermédiation numérique n’était ni plus vertueuse ni plus transparente que les formes plus classiques de médiation entre élus et citoyens. Les civic tech, c’est-à-dire les entreprises qui proposent des outils présentés comme améliorant les processus démocratiques, proposent à la fois de l’aide à la décision, de la manipulation électorale et du court-circuitage de la démocratie représentative. Leur apport global est donc difficile à évaluer.
‒ Les machines restent tout de même au cœur du jeu, à l’entraînement. Désormais, chaque joueur dispose de sa propre base de données lui permettant de s’entraîner et de tester ses idées de jeu pour jouer contre d’autres joueurs. Cet usage des bases de données s’applique surtout aux ouvertures (premiers coups de la partie). L’ordinateur est utilisé pour trouver le meilleur coup pour attaquer l’adversaire. C’est un travail de recherche scientifique. Cet aspect est totalement nouveau et a vraiment révolutionné le jeu. C’est même un métier à part entière ! Certains joueurs appelés « secondants » travaillent pour d’autres et effectuent des recherches afin de leur trouver de nouvelles idées d’attaque.
Le constat aujourd’hui dominant est que « le numérique rend la ville plus ingouvernable ». La démocratie représentative est en effet interrogée par plusieurs formes de « concurrences numériques » : celle des automatismes (la ville en pilotage automatique proposée par IBM ou Siemens), celle des algorithmes nourris par le Big Data (proposée par Google) et celle qui serait pilotée directement par les réseaux sociaux (proposée par Facebook). Elle est par ailleurs déstabilisée par différents disrupteurs (Uber, Airbnb, GogoBike, Lime) qui cherchent à « casser le système ».
En fait, une confrontation est aujourd’hui ouverte entre deux conceptions radicalement différentes de la régulation urbaine : d’un côté, la cité politique, gouvernée par un maire élu par des citoyens et visant un intérêt général à long terme ; de l’autre, une ville service numérisée visant à répondre en temps réel aux demandes de citadins consommateurs et pilotée par les entreprises qui dominent à la fois les données et les algorithmes permettant de les traiter.
L’importance stratégique de cette confrontation est aujourd’hui largement sous-estimée par les responsables politiques. Fascinés par les apports techniques de l’offre numérique, ils se sont peu intéressés aux dimensions systémiques, culturelles et politiques de l’intelligence urbaine. Pour certains maires, le smart n’est plus seulement un « moyen » de rendre une ville meilleure, il est presque devenu une finalité en soi. Soyez smart et tous vos problèmes urbains seront résolus ! La concession récemment faite à Google Alphabet, par la ville de Toronto, du plus grand projet urbain d’Amérique du Nord (une friche industrielle de 325 ha au bord du lac Ontario), avec une quasi carte blanche, illustre, parmi bien d’autres exemples, le transfert d’imperium, c’est-à-dire de pouvoir politique, qui pourrait s’opérer.
Confrontation ne veut pas dire guerre et mon propos n’est pas de diaboliser les géants du Net. Ceux-ci cherchent logiquement à prendre des positions sur un marché – la fabrique et le fonctionnement des villes – qui absorbe, dans les pays développés, autour du tiers des revenus des ménages (logement, mobilité, services urbains).
Je souhaite seulement attirer l’attention des décideurs économiques et politiques sur les tenants et aboutissants de la partie qui est en train de se jouer.
Deux raisons majeures justifient que les États ne laissent pas la régulation algorithmique remplacer ou coloniser la démocratie locale. La première est qu’ils ont impérativement besoin de relais locaux pour conduire les transitions écologiques et énergétiques qui s’imposent (les solutions de mobilité écologique qui fonctionnent à Strasbourg ne sont pas forcément celles qui marchent à Marseille). La seconde est que la démocratie locale est aujourd’hui le dernier ancrage d’une démocratie qui, dans de nombreux pays, est aujourd’hui menacée à son sommet. Quand plus personne ne fait confiance aux partis politiques, les maires restent respectés.
Cela ne veut pas dire qu’il faille maintenir la démocratie locale dans son état actuel, bien au contraire. Ce n’est pas en alignant 36.000 communes dépourvues de ressources financières et humaines que l’on pourra résister à la concurrence de l’offre Smart City. La plupart des pays européens l’ont compris et ont cherché, depuis plusieurs décennies, à muscler leurs collectivités locales en réduisant notamment le nombre de communes.
Pour tirer le meilleur de l’offre numérique, la cité politique devra d’abord se renforcer sur les formes d’intelligence – urbanistique, culturelle et politique – sur lesquelles elle est la plus légitime.
Il est, de ce point de vue, essentiel, qu’elle conserve le contrôle de l’usage des sols et la pleine propriété de l’espace public parce que cet espace public est l’expression la plus évidente du bien commun. La confrontation qui est en jeu, c’est aussi une confrontation entre deux formes d’espaces : l’espace virtuel et l’espace réel. L’espace virtuel, désormais contrôlé par les plateformes numériques, cherche, par différents moyens à coloniser l’espace réel, qui est encore celui des villes. Ces moyens, ce sont par exemple des concessions (projet Google à Toronto), des acquisitions foncières (Amazon à Seattle), des contrats (remplacement de lignes de bus par des taxis Uber), des numérisations « gratuites » de l’espace public en échange de « droits d’usage », des accords commerciaux avec la grande distribution (Casino et Amazon) etc.
La cité politique a aussi une carte à jouer sur le terrain de l’innovation technique, et notamment de l’hybridation entre les technologies numériques et les technologies plus classiques. Le vélo en libre-service, qui combine une technologie ancienne, un système d’intermédiation numérique, et des infrastructures dédiées (voies cyclables, stations de réservation) est un bon exemple d’implication réussie d’une collectivité locale (Lyon, puis Paris) dans l’hybridation entre innovation technique et innovation sociale.
Si le glissement de la cité politique vers la ville service numérisée constitue un risque bien réel, il ne remet pas en cause le fait que les technologies numériques peuvent apporter beaucoup au fonctionnement des villes. Il ne faut simplement pas confondre les technologies et les quelques acteurs majeurs qui en dominent aujourd’hui la production. Certaines métropoles – je pense notamment à Lyon – ont montré qu’elles étaient capables de développer leurs propres applications et de dialoguer avec les géants du Net.
L’arrivée du numérique bouscule les rapports entre tous les acteurs impliqués dans le fonctionnement des villes (métiers du bâtiment, de l’aménagement, du transport, du commerce…) mais elle impacte aussi fortement les métiers de la gestion communale. La question difficile de la réforme des collectivités locales (un serpent de mer français) sera donc inéluctablement relancée par le déferlement des solutions numériques dans le champ de l’urbain.
Auteur d’un ouvrage de référence sur les rapports de force dans la construction de la ville de demain, Jean Haëntjens nous invite à abandonner toute forme de naïveté face au défi que représente la confrontation entre la vision de la ville futuriste portée par les géants technologiques et la conception traditionnelle de la cité politique. Nous sommes ravis qu’il partage ses clés de lecture dans ce numéro.