third
Novembre 2022

Numéro huit

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Third : Le numérique et notre vie privée

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Third | Novembre 2022

« Définir la vie privée est un exercice périlleux tant il dépend des époques et des cultures »

Entretien avec Fabrice d’Almeida, historien, Professeur à l’université Paris II Panthéon-Assas.

 
 
Third (T) : En tant qu’historien, comment abordez-vous la question de la vie privée ?

 
Fabrice d’Almeida (FA) : Ma pratique d’historien m’a conduit à travailler sur différents thèmes comme l’iconographie politique, la propagande, et, plus généralement, sur les rapports entre les médias et le pouvoir. En étudiant ces sujets, je me suis rendu compte que la question de la vie privée jouait un rôle fondamental dans les dynamiques institutionnelles. Qu’elles soient réglementées ou instrumentalisées, les questions relatives à la vie privée sont le reflet des sociétés et des époques dans lesquelles elles se posent.

En fait, la vie privée est une notion protéiforme. Son périmètre n’est pas une constante dans l’histoire humaine. Le privé, l’intime, le for a connu des fluctuations et des mouvements en fonction des âges, des lieux mais aussi des contextes politiques et culturels.

Dans un premier temps, seule la vie publique existe. Dans la République romaine ou les cités grecques, la vie privée se confond avec la vie publique. Le statut des individus relève du public comme de la vie privée. On est esclave ou citoyen dans toutes les dimensions de sa vie, de sorte que le statut public commande les actions et comportements.

Par exemple, le statut de magistrat impliquait aussi sa famille. Si un stratège ou un archonte était chassé de la cité, sa famille était contrainte de le suivre dans l’exil. Cette absence de distinction s’est même poursuivie après que l’empereur Théodose eu proclamé le christianisme comme religion officielle de l’Empire en 392 après J-C. Dans la Rome chrétienne, la vie publique règlemente totalement la vie privée et les institutions religieuses s’assurent que la vie des citoyens est conforme aux préceptes de la Bible.

Cette logique continue tout au long du Moyen-Âge dans la monarchie française où la personne et la maison du roi sont publiques. C’est une conception totale et il n’y a pas de place pour le « privé ». À preuve, la plupart des grands offices – qui vont donner les personnes les plus puissantes du royaume – sont à l’origine des fonctions privées exercées par les proches du roi. La personne en charge de la garde-robe du roi deviendra le ministre de l’Intérieur, de même que celui qui était tenu de garder les sceaux deviendra le ministre de la Justice. L’échanson qui s’occupe du vin finit par être un des financiers. Ces fonctions privées, fondées sur des objets privés, sont ainsi devenues des fonctions politiques et institutionnelles, définissant au fur et à mesure une res publica.

Une évolution se fait sentir avec l’émergence de l’intime et du for (intérieur). Ces notions commencent à devenir importantes à partir du XVIIème siècle, époque à laquelle des personnes commencent à tenir des journaux et à échanger des correspondances dans lesquelles elles distinguent la vie du monde, de la vie intérieure (en termes spirituels dans un premier temps, puis en termes sociaux).

La bascule entre ces deux modes de pensée est perceptible à travers la lecture de deux ouvrages clés relatifs aux courtisans. Dans Le Livre du courtisan (1528), Baldassare Castiglione définit le courtisan comme celui au service de la cour et dévoué à son maître de manière totale. C’est toute sa personne qui fait l’objet de la dévotion, il n’y a pas le courtisan d’un côté et l’être de l’autre :
c’est l’ « être-courtisan ». Un siècle plus tard, Baltasar Gracián dans L’Homme de cour (1647) définit l’art du courtisan comme l’art de la discrétion, de la prudence. Il faut faire ce qu’il faut vis-à-vis de la cour mais garder l’essentiel pour soi car la cour est un espace dangereux dans lequel les informations sont utilisées pour nuire. Dès lors, moins on en dit, plus on est prudent, plus on a de chance de survivre.
 

T : La vie privée est donc une création moderne ?

 
FA  : En tant que concept à part entière, oui. La scission entre la vie privée et la vie publique s’amplifie à partir du XVIIIème siècle où l’on commence à s’interroger sur les limites du champ d’intervention de l’État. Peut-on légiférer sur les mœurs ou sur la religion ? L’histoire a souvent montré que lorsque l’État a tenté de s’immiscer dans la vie privée des individus par le truchement de la norme, il s’est heurté à de nombreuses résistances de la part des autres institutions mais également du peuple dont l’opinion, au crépuscule des régimes absolutistes, commence à avoir de plus en plus de poids. Dans L’esprit des lois (1748), Montesquieu considère que le domaine de la loi s’arrête là où commence celui des mœurs, ce qui est une forme de consécration d’un espace privé où l’État ne doit pas s’introduire.

Puis au XIXème siècle, la presse se développe et le champ de l’information se voit profondément modifié. Ce qui, naguère, était ponctuel et incontrôlable car relevant de la rumeur est désormais matérialisé par un écrit qui, par sa permanence, peut faire l’objet de contrôle, de censure, voire de sanction. Il y a une telle multiplication des publications et des outils de presse que, tout d’un coup, on peut se mettre à parler de tout. On parle des bals que les personnes organisent, des gens qui y sont reçus ou de la manière dont les élites vivent. Toutefois, il reste des sujets dont on ne peut pas parler, car subsiste malgré tout le principe de pudeur. Se pose alors la question de savoir ce qui peut être dit, et ce qui ne peut pas l’être. En s’interrogeant sur les limites du dicible, on génère nécessairement un espace préservé de la vie publique : la vie privée.

La France a été parmi les premiers à commencer à définir un domaine dans lequel les journaux n’ont pas le droit d’écrire, notamment à travers la loi de 1868 qui établit la liberté de la presse. Certes cette loi, qui traite avant tout de la diffamation et de l’injure, a pour principal objet de régler les conflits de presse, mais on commence à toucher du doigt l’idée que même sans injure, même sans diffamation, il y a des choses que l’on ne peut pas dire sur un individu.

À cet égard, il n’y a finalement rien de nouveau avec le numérique. De la même manière que l’expansion fulgurante de la presse a, en multipliant les flux d’information, posé la question de la vie privée, l’expansion d’internet a, en multipliant encore davantage les flux d’information, renouvelé la question de la vie privée.
 

T : À la vue de cette mise en perspective historique, comment définiriez-vous la vie privée ?

 
FA  : Définir la vie privée est un exercice périlleux tant il dépend des époques et des cultures. Je viens de le dire, la vie privée s’est longtemps confondue avec la vie publique. Certes des questions que l’on qualifierait aujourd’hui comme relevant de la vie privée pouvaient être soulevées dans la sphère publique, notamment au sujet des mœurs. Seulement, la question de la protection ou de la définition d’un espace privatif, elle, ne se posait pas. 

En effet, l’unique levier de régulation ou de protection a longtemps résidé dans la violence et dans la force. Pour reprendre l’exemple de la Rome antique, il arrivait que les mœurs d’un souverain fassent l’objet de rumeurs dans le but de déstabiliser son autorité. Mais lorsque la rumeur arrivait jusqu’aux oreilles du souverain, il n’était pas question d’un quelconque droit au respect de sa vie privée mais simplement d’une attaque contre sa personne et son autorité. Pour faire taire la rumeur et réaffirmer son pouvoir, la seule réponse envisagée était celle de la vengeance par la force. Le souverain envoyait alors son armée chez celui qui avait osé l’affront, et l’affaire était close.

Jusqu’alors, tout ce qui était visible relevait du même domaine et ce qui ne l’était pas relevait du domaine intérieur. Mais lorsque les flux d’information se sont démultipliés, il a fallu établir une frontière entre le dicible et le non dicible. En théorie, on peut tout dire et tout lire mais, en pratique, on ressent qu’il y a des choses que l’on ne peut pas dire et qu’on ne doit pas lire. Cela signifie qu’une séparation s’est créée dans la sphère publique. Tout ce qui est visible ne relève donc plus du même domaine. On crée ainsi une distinction dans le domaine du visible en y insérant quelque chose qui relève du privatif. Et c’est certainement dans cet espace que réside la définition de la vie privée. Non pas simplement par opposition à ce qui relève de l’extérieur, mais bien au sein même ce monde extérieur. En somme, ce qui pourrait être dicible mais qui, en raison de l’époque, du lieu, de la culture, et d’autres facteurs, ne l’est pas.

Aussi, on voit bien qu’arrêter une définition de la vie privée est particulièrement compliqué, si ce n’est impossible, puisque cela impliquerait de renier son caractère évolutif qui, pourtant, est inhérent à la notion.
 

T : Est-ce à dire que la notion est purement subjective ?

 
FA  : Je ne dirais pas cela pour autant. La dimension évolutive de la notion ne doit pas faire oublier qu’il subsiste une limite objective à la vie privée dès lors qu’elle se définit par une atteinte en tant que telle. Cette frontière peut être matérielle lorsque l’on diffuse des informations qui relèvent exclusivement de la vie privée. On pense généralement à la vie sexuelle et affective qui n’a aucun autre intérêt que de dévoiler quelque chose de la vie privée d’une personne. Elle peut être également spatiale. Il y a des espaces qui sont considérés par nature comme privatifs. La demeure privée, le domicile, qui jouit de protection face aux forces de l’ordre. La porte fermée, la fenêtre privée dit que l’on s’extrait de la vie publique.

Mais ce que je veux dire, c’est que le caractère plastique de la notion rend vaine la tentative de dégager une définition universelle et intemporelle de la vie privée. La vie privée ne peut être appréhendée qu’au regard du contexte dans lequel elle s’inscrit. Il est d’ailleurs intéressant de noter que la vie privée est peu usitée dans les textes de loi et, quand elle l’est, c’est pour elle-même et sans définition. Ce sont les juges qui, au cas par cas, au gré des affaires, délimitent les contours et les limites de ce concept. D’un point de vue historique, l’étude de la jurisprudence est passionnante puisqu’elle illustre cette évolution.

Il ne faut pas non plus oublier que lorsque la question de la vie privée s’est posée à la lumière du développement de la presse, les propos ou les informations en jeu ne concernaient presqu’exclusivement des personnages puissants, ou du moins jouissant d’une certaine notoriété.

Lorsqu’on lit la presse depuis le XIXème siècle, on s’aperçoit qu’elle est très mondaine et qu’elle parle principalement des personnages importants, de ceux dont le nom résonne. Les « petites » mœurs sont largement ignorées sauf lorsqu’il s’agit de crimes. Cela s’explique par le fait qu’à l’origine, le concept de vie privée s’est construit sur l’idée que les individus doivent avoir la possibilité de regarder tous les aspects de l’existence des personnages publics. Plus la personne est puissante plus on a le droit de parler de sa vie privée, pensaient les législateurs en 1868. Car c’est dans la vie privée que se nouent les alliances qui vont avoir un effet sur la vie publique, de sorte qu’il y a un intérêt collectif à la savoir. La vie privée d’un élu peut donc être regardée parce que c’est un élu. C’est la contrepartie des droits et des privilèges dont il jouit.

Au fond, la vie privée porte dans son essence-même un caractère inégalitaire. Ce qui est notable aujourd’hui, c’est que cette dimension inégalitaire s’est inversée. Alors que la protection de la vie privée était limitée lorsqu’elle portait sur les mœurs d’un personnage puissant, au nom d’une sorte de droit à l’information, désormais celui ou celle qui a du pouvoir bénéficie d’une protection renforcée. En fait, eux seuls ont les moyens de faire valoir leur droit et les juges sont plus sensibles à l’ampleur de l’atteinte et à l’importance des préjudices qui en découlent.
 

T : Mais le droit à la vie privée est consacré en droit français (c’est une infraction d’y porter atteinte) et en droit européen (CEDH et Charte droits fondamentaux de l’UE). Vous voulez dire que la vie privée n’est pas un droit universel ?

 
FA  : Non, pas du tout. Chacune et chacun a le droit au respect de sa vie privée, c’est même une liberté fondamentale dans de nombreux systèmes juridiques. Mais comme beaucoup d’autres droits, il ne suffit pas de le proclamer pour qu’il soit effectif.

Je ne vous apprends rien en disant qu’aujourd’hui, il est très difficile pour un particulier, par exemple, de faire supprimer une publication ou de limiter la diffusion de ses informations personnelles sur internet. Presque l’ensemble des services proposés sur internet impliquent la communication d’informations relevant de la vie privée : des photos, des adresses email, des avis, des préférences etc. Refuser que de telles informations soient diffusées, c’est refuser les services numériques. Or, il est quasiment impossible aujourd’hui de s’en passer sans s’extraire du monde social, du moins en partie. De même, le retrait d’une photo sur les réseaux sociaux sera plus aisé pour une personne connue que pour une personne lambda.

Alors qu’au XIXème siècle la vie privée d’un élu pouvait être regardée parce qu’il était un élu, aujourd’hui, la vie privée d’un politique ne peut pas être regardée précisément parce que c’est un élu. Certaines personnalités utilisent même la vie privée pour se protéger des journalistes ou pour obtenir des indemnités contre ceux qui auraient simplement communiqué des informations à leur sujet.

Bien qu’universelle, la vie privée est un droit profondément inégalitaire.
 

T : Quand on vous entend, on se demande si le concept même de vie privée a encore du sens ?

 
FA  : Je ne pense pas que le concept de vie privée n’ait plus de sens. Je pense plutôt qu’il a changé. Comme je le soulignais précédemment, la vie privée a été conceptualisée à un moment particulier de l’histoire où la diffusion de l’information s’est amplifiée de manière inédite. Face à autant d’information, il a été nécessaire d’établir des limites dans le dicible. Et ces frontières ne pouvaient être les mêmes pour tous les individus.

Aujourd’hui, on est aussi à un point de bascule avec internet mais il semblerait que ce paradigme se soit inversé. À plusieurs égards, il est possible de faire un parallèle entre l’essor de la presse et celui de l’internet qui n’est finalement qu’une nouvelle explosion des modes de communication et des flux d’information. Et il est encore plus intéressant de voir que l’une des principales questions que pose le numérique est, à nouveau, celle de la vie privée.

Néanmoins deux choses ont changé depuis le XVIIIème siècle. L’échelle, d’une part, puisque la diffusion est désormais un phénomène mondial touchant l’ensemble des populations. L’objet, d’autre part, puisque les particuliers « anonymes » sont concernés maintenant par ces informations.

Partant, la question de la vie privée se pose en des termes nouveaux. Il ne s’agit plus de connaître les mœurs de l’impératrice ou du ministre, mais de protéger les individus contre la connaissance par des entités – États ou entreprises – de leur vie privée. Il ne s’agit plus d’encadrer ce qu’on a le droit de dire, mais plutôt de déterminer ce que les individus peuvent exiger de garder pour eux. Ou pour le dire autrement, alors qu’au XVIIIème siècle, savoir, constituait l’exception, dans un monde aussi exposé que le nôtre, ne pas savoir, est devenu l’exception.

On comprend dès lors pourquoi la vie privée ne peut pas avoir le même sens aujourd’hui. Alors que le concept était essentiellement fondé sur une sorte de droit de regard du peuple sur ses dirigeants, la vie privée relève aujourd’hui davantage du droit à la dignité des citoyens.

En conclusion, je dirais que la seconde révolution de l’information soulevée par l’avènement du numérique porte en elle la naissance d’une nouvelle acception du concept de vie privée. Au-delà de la question sémantique, l’enjeu est aujourd’hui de redéfinir l’objet de la notion, de déterminer qui doit être protégé et d’identifier ce dont on doit être préservé. Répondre à ces questions ne relève pas du travail de l’historien, mais de choix politiques. Car même en dehors du champ de la vie publique, la vie privée demeure un enjeu politique.

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