third
Novembre 2022

Numéro huit

Retrouvez le numéro huit de
Third : Le numérique et notre vie privée

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Third | Novembre 2022

« Depuis les années 1994-1995, le paradigme s’est inversé : on est passé d’une forme de techno-béatitude à une méfiance, voire à une hyper-méfiance, vis-à-vis de la technologie »

Entretien avec Jérôme Colombain, journaliste spécialiste des nouvelles technologies et producteur du podcast de « Monde Numérique ».

 

 
Third (T) : Dans le cadre de vos activités, vous mettez en avant l’évolution des outils numériques, qui sont toujours plus performants, mais également toujours plus intrusifs. Au vu de votre expérience, comment appréhendez-vous ces innovations technologiques ?

 
Jérôme Colombain (JC) : En tant que journaliste spécialiste des nouvelles technologies et fondateur du podcast « Monde Numérique » dédié aux questions numériques, je m’intéresse depuis longtemps à l’évolution des technologies et leur impact sur la société. J’ai suivi cette évolution depuis les années 1994-1995 et le début de la démocratisation du numérique en France. J’ai ainsi pu observer la progression et la montée en puissance des GAFAM, l’évolution des usages et les difficultés qu’ont eues les pouvoirs publics et les régulateurs à suivre le mouvement. J’ai été témoin des principales étapes de l’évolution numérique et de l’omniprésence croissante de la technologie dans nos vies : depuis l’apparition de l’ordinateur dans la vie des gens, en passant par la révolution du smartphone, jusqu’à l’émergence de l’intelligence artificielle. Cependant, nous ne sommes qu’aux balbutiements de l’ère technologique, et notre temps ne constitue probablement qu’une phase intermédiaire.

Depuis les années 1994-1995, le paradigme s’est inversé : on est passé d’une forme de « techno-béatitude » à une méfiance, voire à une hyper-méfiance, vis-à-vis de la technologie. Alors qu’à l’époque tout le monde ne voyait que le positif de la révolution numérique, aujourd’hui le négatif est bien plus pointé du doigt.

Il ne faut cependant pas oublier que le numérique est à l’origine de nombreux bénéfices. Aujourd’hui, nous avons une facilité d’accès impressionnante aux contenus, quels qu’ils soient, et donc à la connaissance. En outre, le numérique permet une fluidification et une instantanéité des communications, si bien qu’il est possible de garder contact avec des personnes à l’autre bout du monde. Si cet accès aux contenus et cette simplification des communications nous apparaissent de nature banale, c’est en réalité une révolution pour ceux qui l’ont vécue. Je peux citer un exemple parmi tant d’autres, qui est celui de Parcoursup : le service a certes connu des défaillances, mais il constitue malgré tout un outil fantastique qui permet aux lycéens d’avoir une vision très large des possibilités qui leur sont offertes et de postuler facilement à des formations. En comparaison, à mon époque, il était nécessaire d’avoir des contacts et de se procurer des plaquettes au format papier pour s’informer, et il était plus long et difficile de postuler.

À l’inverse, le numérique a également permis l’émergence de dangers significatifs. Dans mon livre (Faut-il quitter les réseaux sociaux ? Les 5 fléaux qui rongent Facebook, Twitter, Instagram, Snapchat et YouTube – Dunod – 2019), j’ai identifié cinq problèmes causés par le numérique : la haine sur les réseaux ; la cybersurveillance et les atteintes à la vie privée ; les risques d’arnaques et d’escroqueries ; l’addiction et la surconsommation d’internet ; la désinformation et les fake news.

Si l’atteinte à la vie privée est sans conteste un point négatif de la révolution technologique, cette atteinte peut aussi parfois s’avérer positive. Par exemple, les internautes peuvent préférer recevoir de la publicité ciblée plutôt que non ciblée, même si le ciblage suppose, en amont, une atteinte à leur vie privée. Dans une certaine mesure, ces atteintes sont le prix à payer pour les services auxquels nous avons accès, et ce sont des concessions qu’on accepte presque tous de faire.

Comme Janus, la technologie a un double visage : le meilleur et le pire.
 

T : Parmi les points négatifs, vous évoquez les atteintes sur la vie privée, mais il existe toutefois des règlementations ayant pour objectif de protéger les individus contre ces risques. Quelle est votre appréciation sur celles-ci ?

 
JC : Aux États-Unis, le Communications Decency Act de 1996 fut la première loi à affirmer qu’on ne pouvait pas publier n’importe quoi sur internet. Il faut replacer ce texte dans son contexte car il a fait l’objet de nombreuses critiques. Au début d’internet, il y avait une approche utopique. En effet, l’informatique était portée par une forme d’idéologie libertarienne selon laquelle l’État ne devait pas s’immiscer dans le monde numérique, qui devait rester un lieu de liberté sans régulation étatique.

Malgré ces considérations initiales, le législateur n’est pas resté passif. Si aujourd’hui les GAFAM sont sûrement arrivés à un niveau de puissance inquiétant, les régulateurs sont toujours restés vigilants. En revanche, ils arrivent en retard et c’est normal : d’abord, une technologie est inventée et ne concerne que très peu de monde, de sorte que l’État ne s’en mêle pas ; puis, la technologie se généralise et les problèmes deviennent une question d’intérêt général, de sorte que l’État doit intervenir. C’est la même chose qui s’observe avec la blockchain aujourd’hui.

Parmi les textes fondateurs, en France, il y a eu la Loi Informatique et Libertés de 1978, qui a créé la CNIL, ainsi que la Loi pour la confiance dans l’économie numérique de 2004, qui a clarifié le régime des hébergeurs en transposant une directive européenne. Au niveau européen, il y a notamment eu la Directive ePrivacy de 2002, puis le Règlement Général sur la Protection des données à caractère personnel de 2016. Encore très récemment, en 2022, on peut mentionner l’adoption du Digital Services Act et du Digital Market Act.

Beaucoup de choses ont changé. L’encadrement n’a pas été excessif, et les règles se sont multipliées progressivement pour accompagner le développement du monde numérique. La règlementation est avant tout un processus plutôt qu’une fin en soi.
 

T : Pensez-vous que les consommateurs accepteraient d’abandonner certains outils numériques ou de se tourner vers des services moins performants, en contrepartie d’une protection plus forte de leur vie privée ?

 
JC : Non, pas du tout. Il y a sûrement certaines personnes qui seraient prêtes à ces sacrifices, mais elles restent minoritaires et sont souvent militantes. Cela me fait penser à la théorie de la commodité : plus un outil est pratique, plus il devient indispensable, plus on devient effectivement prêt à faire des sacrifices ou des concessions pour l’utiliser. C’est aussi le paradoxe de la vie privée sur internet : nous sommes tous conscients que nos usages numériques sont dangereux pour nos vies privées, mais nous faisons comme si de rien n’était au quotidien car nous bénéficions de ces services. Il ne faut cependant pas se résigner, car si l’atteinte à la vie privée est le prix à payer, nous ne pouvons l’accepter que dans une certaine mesure.

Par ailleurs, tous les outils en développement, qui tentent d’adopter un fonctionnement plus respectueux de la vie privée, ne parviennent pas à séduire car ce n’est pas un argument suffisant et ils sont généralement de moins bonne qualité. Par exemple, Qwant est incapable de fournir le niveau de service que les utilisateurs attendent. On peut déplorer la domination de Google qui se fait au détriment d’autres acteurs, mais force est de constater que les outils qu’il propose sont fantastiques et unanimement utilisés.

Toutefois, les outils et services numériques pourraient devenir tellement courants qu’ils deviendraient réplicables aisément, de sorte que la concurrence émergerait naturellement. Il est possible que les offres deviennent petit à petit banales, de sorte qu’un jour nous n’aurons peut-être plus autant besoin des GAFAM qu’actuellement.
 

T : Face au constat que les consommateurs n’ont pas forcément envie de changer leurs habitudes de consommation, et sur la base de vos travaux, quels conseils pratiques pourriez-vous donner pour contrôler l’intrusion des technologies dans nos vies privées ?

 
JC : Il faut que l’on arrive à « domestiquer » nos usages. Tout d’abord, il faut être conscient au maximum des risques qui existent, mais sans tomber dans le fantasme ou la paranoïa. Ensuite, il faut avoir à l’esprit que le risque zéro n’existe pas, exactement comme dans la vie réelle. Enfin, il faut avoir conscience de la hiérarchie des risques, qui peuvent être classés du plus grave au moins grave.

Afin de garder un certain contrôle sur l’intrusion des technologies dans nos vies privées, on peut relever plusieurs attitudes à adopter : il faut faire preuve de bon sens, se méfier des demandes incongrues et des téléchargements de logiciels gratuits, faire attention aux informations personnelles que l’on diffuse sur les réseaux sociaux, et enfin être prudent dans les choix de mots de passe.

Au-delà des astuces pratiques, le choix de la marque a aussi son importance. Par exemple, Apple affirme accorder une importance à la vie privée de ses utilisateurs bien plus grande que ses concurrents. La marque a régulé la collecte de données par les applications disponibles depuis l’App Store à l’inverse d’Android, et son navigateur Safari lui transmet moins de données que ne le fait Android à Google.

Au final, tout est une question de nuance. Personnellement, je ne suis pas un extrémiste de la vie privée et je n’incite pas à quitter les réseaux sociaux, mais j’estime nécessaire de prendre certaines précautions en utilisant les outils technologiques.
 

T : La mise en pratique de ces conseils pourrait, à terme, mettre en difficulté le modèle économique des sociétés numériques. La protection de la vie privée est-elle compatible avec le développement de l’économie numérique ?

 
JC : Tout l’écosystème numérique, et en particulier le modèle économique de la plupart des géants du numérique, s’est construit grâce aux données (en particulier, celles à caractère personnel). Pour pouvoir être attractives, les plateformes proposent des services gratuits, ce qui suppose de faire commerce des données personnelles des utilisateurs.

Certaines sociétés ont toutefois trouvé des modèles économiques alternatifs. C’est le cas de Apple, qui exploite moins de données que les autres GAFAM. Plus particulièrement, la marque a introduit un logiciel dans sa nouvelle mise à jour sur iOS 14.5, qui réduit considérablement le ciblage publicitaire en bloquant le suivi par défaut. Cette nouveauté fut un séisme dans le monde de la publicité ciblée et risque d’être préjudiciable à beaucoup de petites entreprises dont le modèle économique était construit sur la publicité ciblée (on peut penser, par exemple, à certains médias en ligne). À ce titre, Apple s’est sûrement positionnée dans le bon sens de l’histoire, mais c’est un virage que Facebook ou Amazon auront du mal à prendre. En outre, si les consommateurs sont les premières victimes de cet écosystème, les utilisateurs professionnels de ces plateformes en sont, dans une certaine mesure, les complices. De nombreuses entreprises, notamment des start-ups, utilisent l’outil de publicité ciblée de Facebook pour faire de la publicité. Elles ne sont pas directement à l’origine du traitement des données, mais profitent de l’exploitation que Facebook fait pour elles.

Il y a toutefois une forme de parti-pris collectif, selon lequel les dangers causés par le numérique sont acceptables. Or, la réalité est sûrement plus problématique que l’on imagine. On peut faire un parallèle avec le cas de l’avortement aux États-Unis : suite aux évènements récents, on voit émerger la crainte d’une récupération des données personnelles collectées par les applications, pour contrôler les éventuelles tentatives d’avortement. Si les GAFAM étaient jusque-là du « bon côté », celui de la démocratie, ils ont en même temps inventé le plus bel outil de totalitarisme, qui permet un contrôle et une surveillance de masse (comme c’est le cas, par exemple, en Chine).

On voit désormais émerger une prise de conscience, qui met en lumière un paradoxe : d’un côté, nous ne sommes pas assez prudents lorsque l’on utilise les outils numériques, mais d’un autre côté, il existe un mouvement radical porté par des personnes qui se préoccupent de leurs données personnelles bien plus qu’auparavant. À mon sens, certaines pratiques doivent cesser, notamment l’utilisation de la technologie à des fins de manipulation, comme on a pu le voir avec le scandale Cambridge Analytica. Il faudrait également faire de la pédagogie autour du numérique, car nous avons atteint un stade de complexité très élevé. Les utilisateurs n’ont pas conscience de l’étendue des données qui peuvent être collectées sur eux, et ne comprennent pas l’usage qui en est véritablement fait. Il faudrait certainement des humanités numériques dès l’école, pour expliquer les notions essentielles. Par ailleurs, c’est ici que le droit est une réponse intéressante, car la solution est pour une grande part juridique. En effet, je ne suis pas pour la suppression de ces services numériques, mais je suis pour un encadrement strict.

N’oublions pas qu’il y a toujours eu du traitement de données personnelles, même avant l’ère numérique actuelle. Cependant, l’ampleur que ces traitements ont pris avec l’arrivée de la technologie et son développement a réveillé les consciences de nombreuses personnes. Ce n’est donc pas une question de nature, mais une question de degré.

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