Numéro huit
Retrouvez le numéro huit de
Third : Le numérique et notre vie privée
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Third : Le numérique et notre vie privée
Laure-Alice Bouvier (LAB) : On définit tout le temps les individus par leur activité professionnelle. Pourtant, selon moi, ce qui fait notre compétence et notre originalité c’est aussi notre éclectisme, notre capacité à pouvoir mêler les choses. On ne devrait pas se définir par une seule activité et je ne me définirai donc pas comme entrepreneuse, avocate, enseignante ou influenceuse. Ce que j’essaie de montrer à travers mes réseaux sociaux – et mon compte Instagram1 principalement – est que nos identités individuelles sont multiples et que nous sommes tous définis par plusieurs choses.
Plusieurs raisons m’ont poussée vers les réseaux sociaux.
Tout d’abord, je me suis aperçue que le droit est un domaine qui, de prime abord, semble inaccessible et très élitiste pour la plupart des personnes non-initiées. Généralement, on a peur d’aller voir un avocat, peur du coût mais également peur de ne rien comprendre. Pourtant, ce que j’ai coutume de dire est que le droit est construit par les problématiques de la vie quotidienne. Il n’est pas incompréhensible, dès lors qu’on sort du jargon technique enseigné à l’université.
Aujourd’hui, j’ai la chance d’avoir une communauté avec une grande diversité de personnes et de tous les âges : des retraités, des étudiants, des entrepreneurs… Ces personnes recherchent une vision du droit différente de la vision commune actuelle. Et c’est cela que j’ai voulu montrer à travers ce compte Instagram : il ne faut pas avoir peur d’aller voir un avocat ! Nous sommes là pour aider et résoudre des problèmes de la vie quotidienne. J’ai voulu défaire la vision de l’avocat derrière son bureau énonçant des règles juridiques totalement austères et ennuyeuses.
Par ailleurs, il y a aujourd’hui beaucoup d’influenceurs, notamment issus de la téléréalité, qui donnent des conseils d’un point de vue business sur leurs réseaux (par exemple, comment construire un business). Ce sont des personnes qui n’ont pas eu de parcours juridiques. En tant qu’avocats, je pense que nous avons un rôle à jouer dans ce domaine grâce aux compétences acquises sur les bancs de l’université et dans le cadre de notre pratique. Les compétences que nous développons ne se limitent pas seulement au droit, mais peuvent s’étendre au monde du business.
Enfin, la troisième raison qui m’a poussée à me lancer dans le partage de contenus sur les réseaux sociaux est que c’est un excellent moyen de garder un lien avec son audience. C’est un très bon baromètre des problématiques que les personnes peuvent rencontrer. Les personnes s’ouvrent plus facilement à moi car elles ont l’impression de me connaître puisqu’elles me suivent sur les réseaux, et cela les pousse à me confier leurs problèmes. Je pense que la proximité est importante aujourd’hui, que ce soit avec les personnes que nous représentons mais également avec d’autres.
LAB : Il est vrai que ce sujet interroge, particulièrement il y a quelques années, quand j’étais la seule à avoir un compte Instagram en tant qu’avocate. Mais j’en ai parlé avec la commission de déontologie du barreau, sans difficulté particulière. Du côté des avocats, je ne recevais pas beaucoup de critiques mais j’ai pu constater beaucoup incompréhensions face à une pratique nouvelle.
Le sujet de la publicité de l’avocat est important. C’est un sujet de concurrence et une problématique qui fait peur à beaucoup de confrères car nous sommes une profession réglementée. Même d’un point de vue extérieur, je reçois beaucoup de questionnements sur la possibilité, pour un avocat, de faire de la publicité sur les réseaux sociaux.
Le barreau s’aperçoit en réalité que les réseaux sociaux permettent de maintenir le lien entre les avocats et les personnes. Je pense que les avocats doivent s’adapter à l’évolution numérique et, surtout, à ce besoin de lien qu’ont les personnes. Nous sommes là pour aider les gens, les soutenir.
Bien sûr, il y a la question de la façon dont on gère ses réseaux. Mais de la même manière que l’on peut, en tant qu’avocat, envoyer des newsletters, des courriers informatiques ou encore avoir un site internet, on peut aussi être présent sur les réseaux sociaux, dès lors qu’on respecte les règles de notre déontologie. Beaucoup d’avocats intègrent les plateformes comme Tik Tok aujourd’hui. Rappelez-vous qu’il y a quelques années, un avocat ne pouvait pas donner sa carte de visite car cela était considéré comme de la publicité. Les règles ont évolué et il est nécessaire qu’elles continuent de le faire, notamment au regard de la façon dont le public appréhende la présence des avocats sur les réseaux. Si les avocats font moins peur, les personnes auront naturellement plus tendance à se tourner vers eux.
LAB : Je ne dirais pas que je ne suis pas influenceuse. Le terme « influenceur » n’a pas bonne presse en ce moment. Mais on a une idée préconçue de l’influenceur qui ne semble être là que pour vendre. Influencer, c’est aussi avoir l’objectif de faire adopter un point de vue à quelqu’un d’autre. Il ne s’agit pas uniquement de faire acheter quelque chose. Je pense que l’influence est plus large que cela. L’influenceur peut pousser à gagner en confiance, à comprendre quelque chose, à s’orienter. Pour ma part, je ne fais pas de placement de produit, notamment car la déontologie me l’interdit. En revanche, j’aide volontiers des étudiants qui me contactent à savoir si le métier d’avocat est fait pour eux.
Ce que je partage sur mon compte Instagram, ce sont des méthodes de travail, des conseils pour mieux gérer son temps. Cela peut en aider certains, tout comme cela peut ne pas convenir à d’autres mais d’une certaine manière je peux donc influencer certaines personnes qui vont adopter ces conseils.
Le monde de l’influence ne doit pas nécessairement être vu de façon négative et selon une vision purement consumériste. Je pense que nous avons tous des conseils à donner, nous pouvons tous influer sur la vie des autres, partager des visions particulières sur certains phénomènes de société, évoquer des expériences propres qui peuvent servir aux autres.
LAB : Non, je ne partage pas ma vie privée. J’estime qu’elle n’a pas sa place sur mon compte, mais c’est mon opinion personnelle et je respecte les personnes qui partagent leur vie privée. Partager sa vie privée peut aider d’autres personnes à résoudre certaines problématiques, notamment personnelles mais le but de mon compte est davantage de résoudre des problématiques professionnelles ou des sujets plus larges comme la gestion du temps ou la méthodologie de travail.
En revanche, il peut m’arriver de partager des difficultés, mais uniquement lorsque j’ai résolu le problème afin de donner des pistes à ma communauté et jamais sous un angle négatif. Je ne pense pas qu’il faille obligatoirement partager une image parfaite sur les réseaux. L’impact positif des réseaux sociaux passe aussi par le partage des difficultés.
LAB : En effet, j’ai vécu une situation que je ne pensais pas connaître un jour. J’ai défendu huit personnes dans le cadre d’une affaire de cyberharcèlement, et j’ai fini par en être moi-même victime. Je suis alors devenue la neuvième partie civile à ce procès. Je recevais des milliers de messages chaque jour, contenant des injures et des menaces de mort.
La particularité des réseaux sociaux est que le harcèlement est décuplé. On connaît le harcèlement dans les prétoires, le harcèlement de l’ex petit ami qui attend en bas de l’immeuble ou le harcèlement du collègue de travail… Mais le cyberharcèlement reste quelque chose qui n’est pas encore pris avec le sérieux qu’il faudrait.
C’est pour cela que j’ai décidé d’en parler. Tout d’abord pour montrer que c’est quelque chose qui peut arriver à tout le monde, et même à un avocat. Aujourd’hui, je défends des victimes de cyberharcèlement : ce sont des enfants, des personnes parfois plus âgées, et qui subissent du cyberharcèlement dans le milieu professionnel ou personnel. Pendant longtemps, on ne s’est pas aperçu de la gravité du sujet d’un tel lynchage numérique et des conséquences pouvant en découler. Aujourd’hui certes, on a une jurisprudence plus sévère et plus claire sur le sujet (notamment dans le cadre de ce procès où la personne a été condamnée2). Mais il y a toujours une impression que les conséquences du cyberharcèlement échappent à la vigilance et au bon sens des autorités, qui les banalisent et minimisent leur gravité.
Par ailleurs, j’ai voulu en parler car je constate que les victimes, comme beaucoup de victimes d’autres infractions (en particulier les victimes d’infractions à caractère sexuel), ont du mal à en parler. Notamment car, avant de le vivre, personne n’a conscience de la violence que cela génère. On se lève avec la boule au ventre car on ne sait pas ce qui peut arriver et le cyberharcèlement, contrairement à un harcèlement « classique » vous suit partout. Il vous suit chez vos amis, chez votre copain, chez le médecin, dans votre activité professionnelle… Il peut véritablement détruire quelqu’un. Malgré ces conséquences, les victimes rencontrent des difficultés à partager leur expérience. Car elles craignent de passer pour une personne qui en fait trop pour pas grand-chose. Une victime m’a raconté avoir voulu déposer plainte à un commissariat après avoir subi du harcèlement via Twitter. On lui a répondu de quitter Twitter. Cette vision selon laquelle les réseaux sociaux ne sont pas la vraie vie est fausse selon moi. Nous vivons avec ces réseaux, nous travaillons même parfois avec eux. Quand quelque chose nous touche sur ces réseaux, cela va impacter toutes les sphères de notre vie. Parler publiquement de mon cyberharcèlement visait aussi à montrer aux victimes que l’on peut s’en sortir, que nous les comprenons.
Je pense qu’il est important de rappeler qu’il est nécessaire de partager le plus de bienveillance possible sur les réseaux sociaux. Cela s’oublie très vite malheureusement. Et ceci s’applique notamment au milieu des avocats, bien que ce principe soit applicable à tous les milieux.
Je constate avec beaucoup de désarroi que certains confrères et certaines consœurs manquent de bienveillance à l’égard de leurs pairs, et écrivent des publications parfois féroces envers d’autres avocats, notamment sur Twitter. Une profession comme la nôtre devrait au contraire s’entraider et se rappeler que Twitter n’est pas une tribune publique pour jeter en pâture un avocat avec lequel nous avons des visions divergentes. Par exemple, lorsque j’ai publié un article dans le magazine Forbes au sujet de la robe d’avocat, article par ailleurs validé par la vice-bâtonnière de l’époque, j’ai été insultée avec des termes particulièrement violents et vulgaires. Je pense qu’il est du devoir du barreau de se réapproprier cette bienveillance entre avocats.
LAB : J’ai une communauté assez conséquente (NDLR : 151.000 followers sur Instagram, un chiffre qui place Laure-Alice Bouvier parmi les 0,53% d’utilisateurs les plus suivis sur ce réseau social). Il y a forcément une curiosité des personnes qui nous suivent car elles ont l’impression de nous connaître, même s’il est vrai qu’on choisit ce qu’on partage. Et il est tout à fait naturel de vouloir en savoir davantage sur les personnes avec lesquelles on partage des liens.
Mais je pense qu’il est nécessaire de mettre des barrières et des limites. Ma vie privée n’a pas sa place sur mon compte : la promesse de mes réseaux n’est pas centrée sur moi, mais sur ce que je peux apporter en termes de contenu (méthodologie, conseils professionnels…). Je partage certes quelques éléments de ma vie personnelle, mais je n’étale pas ma vie privée. Je ne pense pas que cela soit nécessaire pour avoir une audience attentive.
Au contraire, je trouve qu’aujourd’hui, les gens cherchent de plus en plus un véritable contenu, pas uniquement des photos de personnes et des placements de produit. Il est important de partager un vrai contenu, donner des avis, répondre à des questions, évoquer l’actualité… C’est aussi ce qui explique selon moi que Twitter marche très bien. Les gens n’y cherchent pas des informations sur la vie personnelle d’autres personnes. On a plutôt tendance à utiliser ce réseau pour s’informer sur l’actualité.
L’important est de déterminer ce que cherche son audience, ce qu’on peut apporter de suffisamment utile et positif. J’ai beaucoup d’avocats qui me suivent, et je trouve cela formidable d’avoir un panel aussi large, de pouvoir échanger avec des confrères et consœurs de toute la France, qui interviennent dans différents domaines et ont une vision différente de la mienne.
Je n’ai pas vraiment réfléchi à cette question en créant mes comptes sur les réseaux sociaux. Il est vrai que je ne mets jamais l’endroit où je me trouve en direct. D’autant plus après le cyberharcèlement dont j’ai été victime. Je pense qu’il faut faire attention à ce que l’on poste sur les réseaux, éviter par exemple de mettre des lieux trop reconnaissables. Il y a une sécurité à mettre en place, que beaucoup oublient trop rapidement.
Mais j’ai une communauté très bienveillante. Je n’ai aucun hater (exception faite de la période de cyberharcèlement), je ne fais jamais face à des personnes qui viendraient m’insulter ou me critiquer parmi mes abonnés. Quand je rencontre des gens dans la rue, cela se passe toujours très bien. Je pense que lorsqu’on véhicule quelque chose de sain et bienveillant, c’est également ce que nous recevons.
Non, je ne pense pas que ma personnalité soit différente dans le monde numérique et dans le monde réel. Certes, je ne partage pas forcément mes coups de blues, mes pleurs. Mais je reste la même dans la vie réelle et sur les réseaux sociaux. Je ne joue pas de rôle particulier car je trouverais ça trop compliqué. Je suis là pour partager mon quotidien et pas pour véhiculer une image parfaite ou prédéfinie. Je n’ai pas de censure particulière.
Je ne partage pas pour autant toutes mes difficultés et c’est vrai qu’aujourd’hui on a tendance à prôner un culte de l’authenticité. On se sent parfois obligé de renvoyer l’image que l’on pense que les autres attendent de nous. Mais ce n’est pas ma vision des choses et je pense que cela se reflète dans mon compte Instagram.
1 | Compte Instagram @loralisparis accessible au lien suivant : https://www.instagram.com/loralisparis/?hl=fr.<> (Retour au texte 1)
2 | Cour d’appel de Versailles, 28 septembre 2021, RG n° 20/02940. Lire en ligne : https://www.doctrine.fr/d/CA/Versailles/2021/UEB4FBBF96856C993B10A. (Retour au texte 2)