Numéro huit
Retrouvez le numéro huit de
Third : Le numérique et notre vie privée
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Third : Le numérique et notre vie privée
En introduisant le changement de nom de Facebook en Meta, Mark Zuckerberg définit sa vision du metavers comme suit :
« La prochaine plateforme sera encore plus immersive : un internet incarné où vous êtes dans l’expérience, pas seulement en train de la regarder. C’est ce que nous appelons le “metavers”, qui touchera tous les produits que nous concevons »1.
Le metavers annonce donc un véritable changement de nature d’internet, qui va devenir plus immersif et brouillera d’autant plus la frontière entre réel et virtuel. Dans cette nouvelle version d’internet, il y aura une fusion plus prononcée entre la personnalité réelle et virtuelle des individus, avec la capacité pour les utilisateurs d’avoir une représentation physique au sein de cet espace virtuel (qui ne sera parfois qu’une réplique de certains éléments du monde réel – par exemple, la réplique d’un espace de bureau ou d’un magasin) et de s’y déplacer.
De la perspective des géants d’internet, il s’agit d’un véritable changement de paradigme dans le rapport aux utilisateurs et à leurs données : il ne s’agit plus seulement de capturer les comportements des utilisateurs (par exemple, géolocalisation ou visites de sites web), mais d’accéder directement à leur corps (cf. « un internet incarné »). L’on appelle cela l’embodiment ou l’incarnation, en français.
Cet embodiment soulève des questionnements essentiels sur les interactions et la distinction entre ce qui relève du réel et ce qui relève du virtuel. Les sociologues des médias sociaux montrent que l’on atteint actuellement un paroxysme entre la tension liée à la digitalisation et à l’embodiment.
Nous possédons, pour la majorité d’entre nous, un smartphone, qui nous trace en temps réel. Avec le metavers, cela va plus loin. Il s’agit de suivre notre corps au jour le jour, voire d’y entrer.
La mise sur le marché de divers produits illustre cette tension entre digitalisation et embodiment. Le metavers est, pour le moment, vécu à travers un casque de réalité virtuelle. Celui-ci n’est pas pratique : il est lourd et peut notamment provoquer vertiges et nausées. Cependant, c’est une première étape vers l’humain augmenté. Les technologies vont très certainement évoluer rapidement et donner naissance à des outils plus pratiques et moins invasifs (d’un point de vue physique) qui rendront l’accès au metavers aussi intuitif que l’utilisation d’un smartphone.
Je n’ai parlé que de Mark Zuckerberg jusqu’ici, mais nous pouvons également penser à un autre personnage emblématique du monde de la tech : Elon Musk. L’un de ses dernières marottes est Neuralink, un implant directement connecté au cerveau qui permettrait la communication entre le cerveau et un appareil numérique. Pourquoi vivre l’expérience des metavers à travers un casque de réalité virtuelle quand on pourrait directement passer par des impulsions dans le cerveau ?
Nous sommes entrés dans l’ère de la surveillance, voire même de l’hyper-surveillance, où les plateformes rivalisent pour capter l’attention de leurs utilisateurs2. C’est en tout cas ce que pense Shoshana Zuboff, professeure émérite à la Harvard Business School, dans son livre The Age of Surveillance Capitalism3. Son propos fait écho à la vidéo d’introduction de Meta par Mark Zuckerberg et sa litanie autour de l’expérience.
En effet, Shoshana Zuboff insiste sur le fait que l’expérience humaine n’est, pour les plateformes, qu’un matériau brut pour la traduction en données comportementales en vue de leur exploitation commerciale. Shoshana Zuboff prend notamment l’exemple du jeu de réalité virtuelle Pokemon Go comme une expression de cette nouvelle forme de capitalisme qui monétise des prédictions sur nos comportements quotidiens, relevant également que ce jeu orientait les joueurs vers des espaces réels partenaires (boutiques, cafés…).
Le metavers de Mark Zuckerberg s’inscrit parfaitement dans cette caractérisation du capitalisme de surveillance. Bruce Schneier, cryptologue spécialisé en sécurité informatique, va un peu plus loin que Shoshana Zuboff. Selon lui, il ne s’agirait pas seulement d’une simple surveillance, mais d’une forme intime de surveillance :
« Votre opérateur de téléphonie mobile suit votre position et sait qui vous êtes. Vos achats en ligne et en magasin sont enregistrés et révèlent si vous êtes employé, malade ou enceinte. Vos e-mails et textes dévoilent vos amis superficiels et intimes. Google sait ce que vous pensez parce qu’il sauvegarde vos recherches privées. Facebook peut déterminer votre orientation sexuelle sans que vous l’ayez mentionnée »4.
Tout ceci fait finalement écho à quelque chose de beaucoup plus ancien, en s’inscrivant dans l’évolution historique de l’idéologie de la consommation tout au long du XXème siècle. C’est le rapprochement continu entre l’humain et la marchandise. Cela a été très bien démontré par Anthony Galluzzo, maître de conférences à l’Université Jean Monnet, dans son livre sur La fabrique du consommateur5 et, plus précisément, dans le dernier chapitre portant sur l’hyper-consommateur. Il souligne notamment que le développement de la consommation de masse a été permis par la circulation elle-même massive des images des objets, qui fait naître le désir de se le procurer.
Le metavers n’est finalement qu’une étape supplémentaire de cette dynamique, avec la promesse de réinventer l’expérience de vente dans le monde numérique, en lui redonnant de la matière, et en créant ainsi une scénarisation des objets comparables, voire préférable, aux espaces de vente du monde réel, afin de stimuler d’autant plus le désir des consommateurs. Les marques et enseignes l’ont très bien compris, comme en témoigne la frénésie d’acquisition de « terrains » sur les différentes plateformes exploitant un metavers (Nike a par exemple lancé Nikeland, un espace metavers conçu autour de l’univers de la marque en utilisant la plateforme Roblox, au sein de laquelle les utilisateurs peuvent vivre plusieurs sortes d’expériences autour de la marque Nike).
Nous sommes en train de nous diriger vers une fusion entre l’humain et la marchandise qui a été prophétisée par les transhumanistes depuis une quinzaine d’années. Ces derniers y voient une forme d’auto-engendrement par la consommation. En d’autres termes, les individus s’auto-instituent, ce qui amène de grandes problématiques liées au corps.
Dans un tel contexte, il est important de s’interroger sur l’agentivité des utilisateurs. L’on peut alors repenser aux propos du philosophe suédois Nick Bostrom :
« Plus nos technologies seront puissantes et accessibles, plus notre finalité sera de définir nous-mêmes… ces finalités. Dès lors, les groupes humains se distingueront selon les valeurs qui guideront leurs choix dans la manière d’utiliser ces nouveaux pouvoirs pour déterminer leur morphologie et leur destin »6.
Une difficulté s’élève pour définir soi-même sa finalité. En effet, pour ce faire, encore faut-il en avoir les moyens. L’enjeu est, ici, celui de la vie privée car, comme nous le rappelle Carissa Véliz, professeure de philosophie à l’Université d’Oxford : « Privacy is power »7 : en partageant trop de données avec les entreprises, nous donnons la possibilité au plus riche – celui qui détient les données – de prendre le pouvoir au détriment de la maîtrise de notre propre finalité.
Alors que l’on s’extasie sur le metavers et ses possibilités, il revient de prendre conscience des enjeux de souveraineté sur notre propre vie privée.
1 | Meta. (2021). Founder’s Letter, 2021. https://about.fb.com/news/2021/10/founders-letter/ (Retour au texte 1)
2 | Cloarec, J. (2020). The Personalization–Privacy Paradox in the Attention Economy. Technological Forecasting and Social Change, 161, 120299. https://doi.org/10.1016/j.techfore.2020.120299 (Retour au texte 2)
3 | Zuboff, S. (2019). The Age of Surveillance Capitalism: The Fight for a Human Future at the New Frontier of Power. PublicAffairs. (Retour au texte 3)
4 | Schneier, B. (2015). Secrets and Lies: Digital Security in a Networked World (15th Anniversary Edition). Wiley. (Retour au texte 4)
5 | Galluzzo, A. (2020). La fabrique du consommateur : Une histoire de la société marchande. Éditions de La Découverte. (Retour au texte 5)
6 | Les Échos. (2008). Nick Bostrom, « Chacun d’entre nous pourra choisir sa propre humanité ». http://archives.lesechos.fr/archives/2008/Enjeux/00248-066-ENJ.htm. (Retour au texte 6)
7 | Véliz, C. (2020). Privacy is Power: Why and How You Should Take Back Control of Your Data. Penguin Random House. (Retour au texte 7)