Numéro huit
Retrouvez le numéro huit de
Third : Le numérique et notre vie privée
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Third : Le numérique et notre vie privée
Gloria Origgi (GO) : Après un parcours académique à l’Université de Milan centré sur la logique formelle, je m’intéresse dans les années 1990 aux sciences cognitives. Je suis donc partie à Paris, à l’École Polytechnique, pour effectuer un Master puis un Doctorat en sciences cognitives. C’était vraiment mon centre d’intérêt à l’époque.
À la fin des années 1990, le web se développe sur l’internet à grande vitesse et bouleverse les intérêts de la jeune chercheuse que j’étais. Je comprends rapidement qu’il y a des aspects de la philosophie de la connaissance et de la compréhension des processus de connaissances, soit le centre d’intérêt de mes recherches, qui vont se transformer grâce à cet outil.
À l’époque, internet n’était pas pris en considération par les philosophes. Même les philosophes un peu plus analytiques considéraient internet comme un gadget sans grand intérêt philosophique et épistémologique. J’étais un peu une pionnière dans ce domaine.
Lorsque j’ai commencé à étudier le web, il était perçu comme un cerveau, comme une grande intelligence prenant la forme d’un réseau de neurones. On ne savait pas vraiment quelle était la logique dans laquelle il se développait. Or, un article très important publié au début des années 2000 par Jon Kleinberg et Steve Lawrence, des chercheurs américains1, montre que le web ne fonctionne pas du tout comme un réseau de neurones mais comme un réseau social. Beaucoup d’autres phénomènes peuvent s’interpréter comme des réseaux sociaux : une pandémie, une maladie, des citations, un réseau d’amis etc. Cette découverte a changé ma vie intellectuelle. C’est aussi cette structure fondamentale qu’ont exploitée Larry Page et Sergey Brin en créant Google.
Au début des années 2000, je commence donc à m’investir dans l’étude des réseaux sociaux, et en particulier dans l’étude de l’épistémologie sociale, qui correspond à l’étude des influences sociales et des contraintes structurelles sur l’acquisition des connaissances et de l’information.
GO : À partir de ce basculement dans les sciences sociales, mon intérêt s’est concentré sur toute une série de notions-clés, importantes pour comprendre comment fonctionne la structure particulière du web.
Une de ces notions centrales est la réputation. Il faut savoir que tout est pesé sur le web, il n’y a pas une information qui ne soit pas pesée par les autres. Par conséquent, nous nageons dans une sorte de masse d’informations fluide pouvant être constamment modifiée dans sa forme par le poids que les internautes donnent à une information. J’ai voulu tenter de comprendre ce phénomène.
C’est ce même phénomène qui est à la base de ce que vous appelez les « influenceurs ». Avant d’être un nouveau métier, l’influenceur est d’abord une personne capable d’exploiter la partie fluide du web. C’est-à-dire, capable de comprendre que nos mots et nos phrases ne sont pas inscrits sur la pierre mais dans un tissu social réactif. L’influenceur comprend comment ce tissu social réagit par rapport à un type de contenu et arrive à créer des pics dans le web afin d’augmenter sa visibilité.
Aujourd’hui, le web est un terrain de combat pour la visibilité, ce n’est pas du tout un réseau démocratique.
Dans la théorie des réseaux sociaux, on distingue réseau démocratique (comme les épidémies par exemple) et réseau aristocratique (comme les citations et le web par exemple). Un réseau aristocratique traduit un phénomène qu’on appelle « rich get richer » : lorsqu’on est un peu visible, on a plus de chances de l’être encore davantage. Cet effet, que l’on retrouve dans tous les réseaux sociaux aristocratiques, est appelé « Effet Matthieu » par renvoi aux écrits de Robert Merton et aux Évangiles, dans lesquels Jésus-Christ dénonce les inégalités structurelles. Le web est un réseau aristocratique à très fort effet Matthieu.
Ainsi, l’influenceur est tout simplement quelqu’un qui sait naviguer sur les asymétries du web en utilisant certaines stratégies, comme par exemple en jouant sur le format du contenu, sa capacité à surfer sur les tendances, utilisation du visuel etc.
GO : À mon sens, cela relève d’un phénomène de société plus général et spécifique à notre époque : la singularisation de la société. Nous nous référons de moins en moins à l’appartenance à des catégories sociales de masse qui permettaient, à l’époque, de s’approprier des codes de certains milieux. Aujourd’hui, les gens ont tendance à se singulariser. Ce phénomène est beaucoup étudié en sociologie, notamment dans un livre récent du sociologue allemand Andreas Reckvitz2. De plus, le succès est très lié à la capacité à se singulariser. Cela s’accompagne d’un changement de role models : la célébrité est ainsi liée au fait d’être inimitable.
L’objectif est de sortir du lot. L’influenceur cherche, à travers la personnalisation, à sortir du lot et c’est ce qui est demandé par le public. Nous sommes à la recherche de l’unique pour nous-même, il y a une sorte de conformisme de l’anticonformiste aujourd’hui. À mon sens, l’influenceur est quelqu’un qui utilise très bien ce désir de singularité en s’exposant ainsi.
Ensuite, plus une personne se dévoile, plus l’information qu’elle transmet nous paraît authentique et honnête. L’authenticité, l’honnêteté et la transparence, sont les clés qui nous font faire confiance à nos interlocuteurs. C’est une stratégie de communication qui est de plus en plus utilisée. Même les scientifiques, lorsqu’ils souhaitent écrire un livre de sciences « grand public », doivent partager des histoires personnelles, comme par exemple des anecdotes personnelles liées au processus de rédaction du livre et ou des histoires personnelles liées à leur motivation. Il y a une part de « skin in the game », comme dirait l’auteur Nassim Taleb.
En somme, le succès lié au fait de se dévoiler provient du fait, d’une part, de comprendre qu’il y a une sorte d’atmosphère sociologique qui a une préférence pour la singularité et, d’autre part, de comprendre que des signaux comme l’honnêteté et l’authenticité augmentent la confiance du public.
GO : Il faut bien comprendre que la popularité et la réputation sont deux concepts vraiment différents. Pour les distinguer facilement, vous pouvez retenir que la popularité c’est d’être apprécié par tout le monde et la réputation c’est être apprécié par ceux qu’on apprécie. Dans mon cas, ce qui m’importe personnellement en tant que chercheuse ce n’est pas d’avoir le plus grand nombre de personnes qui m’écoutent mais c’est d’être écoutée par les personnes que j’estime. Une réputation est bonne si les personnes qui nous estiment sont des personnes que nous estimons, des personnes avec qui nous avons des liens de qualité.
Ces deux notions sont souvent confondues. Par exemple, une personne qui a un compte Twitter suivi par 20 millions de personnes est considérée comme populaire mais peut-être qu’elle n’a pas une bonne réputation. Dans le domaine scientifique, un indice, l’indice « Kardashian », a récemment été inventé afin de mesurer le rapport entre le nombre de followers du scientifique et le nombre de fois où ses travaux sont cités. Si cet indice est négatif, la célébrité du scientifique est dite creuse. Dans le domaine de la recherche, on utilise l’indice H afin de mesurer l’impact d’un chercheur sur les autres chercheurs, c’est-à-dire qu’on mesure le nombre de fois où nos travaux sont cités chez les autres. Si personne ne nous cite, ce n’est pas la peine d’écrire. C’est ce qu’on appelle le prestige académique.
GO : Selon moi cette question est liée à un thème philosophique plus profond : la différence fondamentale entre la face (la réputation, l’extérieur, ce qui dépend des autres) et l’authenticité (l’intérieur, le vrai moi). Cette distinction vient de Rousseau pour qui, je le rappelle, la bonne nature de l’être humain est manipulée par la société qui nous transforme et qui est l’origine de tous nos vices. Elle est aussi retrouvée dans les travaux de Sartre et de Heidegger.
Cette différence entre être et paraître est souvent le levier utilisé pour expliquer comment nous sommes manipulés par la société mais je n’y crois pas trop. Cette distinction est une construction sociale de la modernité dans laquelle beaucoup se retrouvent mais qui, selon moi, n’est pas si solide du point de vue philosophique. A mon sens, notre vrai moi est lui aussi construit par la société. J’imagine qu’un influenceur qui veut encore plus influencer essaye de paraître comme quelqu’un d’authentique qui fait appel à son vrai être profond et qui demande aux gens de faire attention à leur vrai moi. Mais j’estime que c’est encore une stratégie et c’est ce que j’essaye de montrer dans les premiers chapitres de mon livre La réputation : qui dit quoi de qui ?
GO : Je pense moi aussi que le numérique est un vrai danger pour nos vies privées. Non pas parce que nous avons tant de choses à cacher mais à cause de l’importante invasion cognitive du numérique et de ses effets. J’entends par invasion cognitive la publicité ciblée et gérée par des algorithmes intelligents capables de prédire nos comportements.
D’un point de vue philosophique, ce type d’invasion cognitive est dangereux pour la vie privée car l’être humain a intérêt à garder une certaine image de lui-même comme le fait d’être autonome dans ses choix. Cela est peut-être illusoire, je suis une philosophe assez sceptique en général, mais je pense que cette manière de concevoir notre humanité est fondamentale pour concevoir d’autres valeurs comme la dignité humaine, le respect de nous-même et le respect que les autres nous doivent. Je pense que cette technologie invasive peut mettre à l’épreuve cette vision que nous avons de nous-même. Le danger est de découvrir que nous sommes tous manipulables, que nous ne sommes rien d’autre qu’une sorte de nuage de préférences organisé de façon très prévisible. Dans ma conception, le respect de la vie privée est le respect de la dignité, de l’être humain.
D’un point de vue éthique et politique, la menace de la vie privée vient de l’intelligence artificielle et de son usage prédictif. En effet, l’intelligence artificielle est capable de prédire ce que nous serons ou ferons à partir de ce que nous avons fait dans le passé. Cela signifie que, dans le domaine organique par exemple, si nos données sont partagées, un système d’intelligence artificielle peut prédire à un jour très près la date de notre mort. Imaginez l’impact que cela peut avoir sur la possibilité d’obtenir un prêt bancaire ou encore une assurance.
Pour revenir sur la question philosophique, je suis une kantienne. Je pense, comme Kant, qu’être un humain c’est être digne et autonome. L’autonomie s’entend comme ce qui me permet en tant qu’humain de pouvoir changer, se transformer, évoluer. L’algorithme est rationnel, mais l’humain change. Par exemple, si un garçon a volé cinq fois, l’algorithme aura tendance à prédire que c’est un voleur. Or, il peut changer. Je suis une humaniste, je pense que les humains peuvent s’améliorer. Aussi, l’humain a besoin d’une certaine illusion quant à son autonomie face à ses choix. Cette illusion de l’autonomie est fondamentale, au moins pour notre époque.
GO : Le mécanisme à l’œuvre est la représentation.
D’un point de vue philosophique, la représentation regroupe deux aspects. D’une part, il y a la représentation par quelqu’un d’autre. Aussi appelée délégation, c’est la forme de représentation traditionnelle, elle détermine généralement le vote d’une personne à une élection présidentielle par exemple. D’autre part, il y a la représentation par quelqu’un qui nous ressemble, c’est l’identification.
Pour arriver à s’identifier à une personne, il faut qu’elle nous ressemble. En quoi nous ressemblons-nous tous ? Dans nos gestes quotidiens tels que cuisiner, aller chercher les enfants à l’école, tomber malade, avoir des problèmes avec notre banquier etc. Au fond, nos vies ne sont pas si singulières. On retrouve une nouvelle fois cette idée de dévoiler le personnel, l’humain.
Ce qu’il faut retenir c’est que, d’un côté il y a cette recherche de cette singularité (tendance sociologique de notre époque) et de l’autre côté, il y a ce besoin de se sentir représenté par un leader en prenant en compte ce en quoi le leader nous ressemble.
GO : Oui. Il y a une tendance à la résistance car nous vivons dans une société dans laquelle nous sommes hyper exposés. De plus, il y a un grand manque de compétence quant à la manière de gérer cette hyper exposition permanente. L’hyper exposition vient de technologies que l’on maîtrise mal et est entourée de beaucoup de légendes et de peurs. C’est pourquoi il y a des personnes qui ne sont pas à l’aise avec le fait d’exposer leur vie privée. C’est une manière de se protéger.
Toutefois, il est très difficile aujourd’hui de pouvoir éviter l’intrusion du social dans nos vies. Peut-être que vous limitez votre utilisation d’outils numériques mais vous avez un compte en banque ou un compte client dans votre supermarché préféré donc tous vos achats sont enregistrés pour personnaliser les offres commerciales qui vous seront adressées.
Personnellement, je rêve de prendre ma retraite dans ma maison qui se situe dans un petit village de Sicile avec mes tomates, vivre une wild life. Le rêve de vie authentique, de la vie de « bon sauvage » est souvent lié à l’envie de fuir la modernité et à la quête de l’authenticité.
Cela étant dit, à mon sens, le plus efficace serait d’apprendre à connaître le web et comment fonctionnent ces mécanismes d’intrusion cognitive afin de mieux s’en défendre.
1 | Jon Kleinberg et Steve Lawrence, The structure of the web structure du web, Science, 2001. (Retour au texte 1)
2 | Andreas Reckvitz, La société des singularités, 2021. (Retour au texte 2)