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En février 2021, Netflix ajoutait à son catalogue disponible en France des dizaines de films scandinaves datant du début du XXe siècle. La plupart sont muets, en noir et blanc et à peine mentionnés sur Internet. Aucun article de presse n’a été publié pour annoncer l’ajout de ces films et Netflix ne les a pas non plus mentionnés dans ses communications. Sont-ils pour autant visibles pour les utilisateurs ? Il semble effectivement peu probable que les abonnés de Netflix, même les plus fervents amateurs de films anciens, voient un jour apparaître Le pèlerinage à Kevlaar (1920) d’Ivan Hedqvist sur leur page d’accueil aux côtés de Stranger Things ou encore Love Is Blind. Bien que disponibles, ces films n’ont jamais réellement eu vocation à être visibles, aussi importants soient-ils sur le plan culturel. Cet exemple, bien qu’anecdotique, sert à souligner l’inadéquation du catalogue comme moyen de décrire avec précision l’offre de contenu d’un service. Cela vaut également pour tous les autres services disposant d’un large catalogue comme Amazon Prime Video et Disney+.
Jusqu’à présent, les seules données dont disposaient les ayants-droit et analystes pour examiner les offres des services de vidéo à la demande concernaient leurs catalogues. Bien qu’il soit intéressant de connaître les milliers de titres qui composent les catalogues de Netflix ou Prime Video, chaque utilisateur n’en verra qu’une fraction apparaître à l’écran. L’immense taille des catalogues proposés par ces services et l’espace réduit des écrans rend essentielle une forme de filtrage, qu’il soit éditorial, algorithmique ou un mélange des deux, dans le but d’éviter la surabondance de choix offerts aux utilisateurs. Il est donc inévitable que certains titres soient plus visibles que d’autres. Le propre de la vidéo à la demande, c’est de laisser à l’utilisateur le choix du titre et de l’heure de visionnage. Ce choix n’est pas libre mais guidé, et s’opère via une interface peuplée de suggestions qui lui sont faites, souvent de manière algorithmique.
La question de la visibilité sur les interfaces des services de vidéo à la demande constitue un pan de la notion, plus large, de « découvrabilité », introduite en 2014 par le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes1 (CRTC) pour décrire la capacité d’un contenu à être découvert. Si l’on adopte la perspective d’une œuvre, son degré de découvrabilité est déterminé non seulement par son emplacement sur l’interface, mais aussi par son accessibilité via tous les outils ou chemins qui peuvent conduire l’utilisateur à le trouver.2
Bien que la découvrabilité soit un concept plutôt facile à comprendre, elle a besoin de limites et d’un contexte clair pour être mesurée efficacement. Ces dernières années, chercheurs et régulateurs de l’industrie audiovisuelle ont souvent abordé le sujet, mais chacun avec sa propre définition et son propre périmètre, ce qui a entraîné une certaine « confusion ».3 McKelvey et Hunt (2019) ont utilisé le concept de surrounds pour décrire les espaces dans lesquels la découvrabilité est observée.4 Dans notre paysage médiatique actuel, un surround peut être un écran, une application, un site web ou même un assistant vocal numérique. Du point de vue de l’utilisateur, le surround est donc son « environnement de découverte », peuplé grâce à des « vecteurs », les mécanismes souvent cachés qui servent à donner de la saillance à certains contenus plutôt qu’à d’autres. Les vecteurs jouent un rôle clé d’emphase mais aussi d’invisibilisation, permettant au service d’exercer une influence prescriptive considérable.
Hesmondhalgh et Lotz (2020) ont ainsi identifié les interfaces d’écran comme de nouveaux sites de « circulation power ».5 Leur analyse met en évidence les moyens par lesquels les services et les appareils peuvent exercer un contrôle ou une influence sur les choix proposés à l’utilisateur. Ces incitations peuvent se manifester à plusieurs endroits : l’emplacement des applications sur l’interface d’un appareil, l’ordre des contenus sur une page, le préchargement d’applications sur un smartphone ou une télévision, l’inclusion d’un raccourci Netflix sur une télécommande…
La découvrabilité est même appréhendée sous l’angle juridique. L’article 13 de la directive SMA de l’Union Européenne6 stipule que les services de vidéo à la demande doivent « assurer la mise en avant des œuvres [européennes] ».7 Mais la Commission européenne adopte une définition large de la mise en avant. Le considérant 35 de la directive suggère une liste non exhaustive de moyens permettant d’assurer la mise en avant des contenus, incluant le placement sur la page d’accueil, mais aussi des fonctionnalités de recherche spécifiques, les campagnes de marketing et les réseaux sociaux.
Chaque approche de la découvrabilité décrite ci-dessus est déterminée par le champ d’application choisi par son auteur. Si une telle variété de perspectives permet de mieux appréhender la complexité de la question, il convient toutefois, dans un premier temps, de se pencher sur la composante la plus importante : la visibilité.
La question de la visibilité concerne une multitude de parties prenantes de l’industrie du cinéma. Les ayants-droit (sociétés de gestion collective, sociétés de production, distributeurs et vendeurs) et financiers (groupes audiovisuels, fonds de soutien, Sofica etc.) disposent d’une vision extrêmement limitée de la diffusion de leurs œuvres sur les services à la demande. Là où, au cinéma et à la télévision, ils savent précisément le lieu, la salle et l’horaire de diffusion, sur les services de streaming, ils ne savent même pas si leur œuvre est réellement suggérée aux utilisateurs et si oui, auxquels. Par ailleurs, la visibilité pourrait venir en aide aux ayants-droit pendant les négociations d’acquisition des droits de diffusion de leurs œuvres par des services de vidéo à la demande. Actuellement, un ayant-droit ne sait pas si des titres similaires au sien sont mis en avant sur le service avec lequel il négocie. Sans cette information qui lui permettrait d’anticiper la visibilité de son œuvre, il court le risque d’en sous-estimer la valeur. Les contrats de cession de droits de diffusion au cinéma et à la télévision dépendent fortement de la performance de titres similaires, mesurée par l’audience TV ou les recettes au box-office, et incluent souvent un engagement de la part de l’acheteur en matière de marketing. Certaines clauses imposent un nombre de copies sur lesquelles l’acheteur doit distribuer un film, ou encore un budget publicitaire minimum. À la télévision, un programme se vendra plus cher s’il est diffusé en prime-time. L’absence d’un cadre de référence similaire pour les contenus audiovisuels en ligne donne plus de pouvoir de négociation à l’acheteur, et l’ayant-droit court donc le risque de sous-estimer son œuvre. La possibilité de mesurer la visibilité de titres sur les services de vidéo à la demande contribuerait grandement à résoudre cette asymétrie d’information.
Comme indiqué ci-dessus, la directive SMA de l’Union européenne stipule que les services de vidéo à la demande doivent assurer la mise en avant des œuvres européennes, et il appartiendra ensuite aux régulateurs nationaux de l’audiovisuel de faire respecter cette obligation. Bien que chaque État membre soit libre d’établir ses propres règles en matière de mise en avant, la manière la plus appropriée de se conformer à la directive serait certainement de contrôler les titres les plus visibles sur chaque service relevant de sa juridiction. Une enquête menée par l’IFOP a révélé que les abonnés aux services de vidéo à la demande ne choisissent pas habituellement de regarder des titres qui ne sont pas affichés sur la page d’accueil.8 Pourtant, à l’heure actuelle, aucun régulateur d’un État membre ne surveille la composition des pages d’accueil.
Le prime-time à la télévision, connu et régulé, répond à des normes relativement simples à comprendre, puisqu’il correspond aux heures de grande écoute, pendant lesquelles un nombre élevé de téléspectateurs regardent la télévision. Les émissions programmées pendant ces créneaux horaires sont donc diffusées « en prime » et il ne peut y avoir qu’un seul programme par prime-time et par chaîne. Sur Netflix, c’est tout autre chose, puisqu’il peut exister des milliers de contenus différents regardés au même moment par des millions d’internautes. La notion de prime-time ne peut donc pas s’appliquer à un univers à la demande. Mais l’environnement que proposent Netflix, Prime Video ou Disney+ aujourd’hui, à la fois personnalisé par la recommandation algorithmique et offrant une consommation à la demande, répond néanmoins à des logiques analogues au prime-time. Alors que la mise en avant sur la télévision linéaire n’est régie que par le temps, la mise en avant dans un contexte non linéaire est dictée à la fois par le temps et par l’espace. La dimension spatiale est assez simple : les titres les plus visibles sur l’interface d’un service à la demande sont ceux qui sont placés aux « endroits les plus visibles ».9 Netflix offrant une expérience unique à chaque utilisateur, il existe autant de compositions différentes de la page d’accueil que de profils sur Netflix. Contrairement au prime-time à la télévision, qui est fixe, le prime-space est une notion fluide à l’image du modèle proposé par Netflix, Prime Video et les autres services qui pratiquent la recommandation algorithmique.
En bref, la mise en avant telle qu’elle est comprise dans un contexte de télévision linéaire répond uniquement à la question « quand ? » (prime-time, milieu de la nuit etc.), alors que la mise en avant sur un service non linéaire s’intéresse à « où ? » (position du contenu sur l’interface), « quand ? » (moment et durée de l’apparition) et « pour qui ? » (selon les habitudes de visionnage de l’utilisateur).
Enfin, l’accessibilité croissante aux données d’audience (via Médiamétrie en France, Barb au UK, Nielsen aux US etc.) est un développement positif pour l’industrie mais ces données méritent d’être complétées par des données de visibilité. Mesurer l’audience d’un contenu sur Netflix ou Prime Video sans sa visibilité, c’est un peu comme connaître l’audience d’un programme TV mais pas la chaîne ou l’heure de diffusion !
La manière dont le public accède aujourd’hui à la culture, via des écrans de tailles différentes, des interfaces aux architectures variées, du scrolling et du swiping, demeure trop peu étudiée. La visibilité de contenus sur les interfaces, aussi bien sur Netflix que sur Spotify ou même TikTok, obéit à des dynamiques que ces services maîtrisent depuis de nombreuses années, mais que les professionnels des industries culturelles n’ont pas encore tous intégrées. Les mécanismes d’invisibilisation et de mise en avant demeurent opaques pour beaucoup, et seul un nouveau standard analytique porté sur la visibilité pourra éclairer les ayants-droit, institutions et analystes. Ceux-ci doivent prendre conscience du rôle central que joue la mise en avant dans la rencontre entre une œuvre et son public. D’un point de vue économique, l’analyse de la mise en avant revêt un intérêt stratégique évident, en particulier dans le cadre de négociations précontractuelles avec les différents services afin de mieux valoriser leurs œuvres. De manière plus exploratoire, l’intégration de clauses contractuelles dédiées à la valorisation des œuvres dans un environnement à la demande permettrait de garantir un certain niveau de visibilité à certaines œuvres ou catégories d’œuvres aussi bien à des fins commerciales (pour les ayants-droit) que culturelles (mise en avant des œuvres européennes ou francophones par exemple).
Grâce à cet article de Grégoire Bideau et Steven Tallec, nos lecteurs pourront mieux appréhender l’importance de la visibilité des contenus sur les plateformes de streaming, conceptualisée autour de la notion de « découvrabilité », devenue l’enjeu majeur pour les éditeurs de contenu de divertissement.
1 | Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (2014). Parlons télé : une conversation avec les Canadiens, https://crtc.gc.ca/fra/parlonstele-talktv.htm (Retour au texte 1)
2 | Desjardins, D. (2016). Discoverability: Toward a Common Frame of Reference – Part 1 (Retour au texte 2)
3 | Mazzoli, E.M. (2020). ‘Online content governance: Towards a framework for analysis for prominence and discoverability’, Journal of Digital Media & Policy, 11:3, pp. 301–319, doi: https://doi.org/10.1386/jdmp_00027_1 (Retour au texte 3)
4 | McKelvey, F. & Hunt, R. (2019). ‘Discoverability: Toward a definition of content discovery through platforms’, Social Media + Society, 5:1, pp. 1–15. (Retour au texte 4)
5| Hesmondhalgh, D. & Lotz, A. (2020). Video screen interfaces as new sites of media circulation power. International Journal of Communication, 14. pp. 386-409. ISSN 1932-8036 (Retour au texte 5)
6| Directive 2010/13/UE sur les services de médias audiovisuels (« SMA ») (Retour au texte 6)
7| European Union (2018). Directive EU 2018/1808 of the European Parliament and of the Council of 14 November 2018 amending Directive 2010/13/EU on the coordination of certain provisions laid down by law, regulation or administrative action in Member States concerning the provision of audiovisual media services (Audiovisual Media Services Directive) in view of changing market realities. Official Journal of the EU. Available at: https://eur-lex.europa.eu/eli/dir/2018/1808/oj.(Retour au texte 7)
8| IDATE (2016). Effets économiques du décret n°2010-1379 du 12 novembre 2010 relatif aux services de médias audiovisuels à la demande. Paris: CSA, page 7 (Retour au texte 8)
9| Zamith, R. (2016). On Metrics-Driven Homepages. Journalism Studies. 19. 1-22. 10.1080/1461670X.2016.1262215. (Retour au texte 9)