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Novembre 2023

Numéro neuf

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Third : Comment le numérique nous divertit

Third | Novembre 2023

Entre le sérieux et le futile : l’essor de l’info-divertissement

Rémy Rieffel, sociologue des médias, professeur émérite à l’Université Paris-Panthéon-Assas.

 

L’essor d’Internet et des réseaux sociaux a profondément changé la manière dont les informations sont aujourd’hui diffusées par les médias et appropriées par le public. L’un des phénomènes les plus marquants de ces deux dernières décennies est la montée en puissance de l’info-divertissement qui mélange le sérieux et l’amusant, le factuel et le fictionnel. Tout l’enjeu est de savoir sous quelles formes et avec quelles conséquences ce phénomène qui touche prioritairement les jeunes, modifie leur rapport à l’information et à l’actualité.

 
Les médias contemporains, et plus particulièrement les rédactions d’information, ont été, ces dernières années, bousculés, voire ébranlés, à la fois par le développement d’Internet qui les a contraints à miser simultanément sur les formats dits « print » et « web », et par l’essor fulgurant des réseaux sociaux qui les oblige à constamment devoir s’adapter aux nouvelles modalités de diffusion et de réception des nouvelles d’actualité. L’un des phénomènes les plus marquants des changements que le numérique a provoqués est celui de l’hybridation des supports médiatiques : journaux, radios, télévisions, sont désormais accessibles en ligne et consultables sur de multiples écrans (ordinateurs, tablettes, smartphones, etc.) favorisant une consultation des informations immédiate et simultanée. Le numérique a également eu pour effet de susciter, ou plus exactement d’amplifier – car le phénomène n’est pas totalement nouveau – l’hybridation des genres et des contenus c’est-à-dire le mélange du sérieux et de l’humour, du factuel et du fictionnel, de l’information et du divertissement.

Ce qu’on appelle l’info-divertissement (ou l’infotainement) occupe en effet désormais une place importante dans de nombreuses émissions de télévision et sur de nombreux sites d’information ou de plateformes numériques. Mieux : elle est devenue le mode de production des nouvelles, souvent privilégié par les journalistes pour attirer l’attention du public, notamment celui des jeunes, constamment sollicité par un flux ininterrompu d’images et de messages. Elle est aussi devenue un mode de consommation de l’actualité aujourd’hui très répandu, fondé sur la réactivité et l’émotion. Les conséquences d’une telle mutation dans le traitement et les usages de l’information méritent donc d’être évaluées avec précision.
 

La télévision : un média précurseur

 
Pour en comprendre la portée, il faut remonter un peu en arrière et prendre en compte les mutations survenues au sein du secteur audiovisuel et en particulier celui de la télévision. C’est en effet autour des années 1990 – du moins en France car le phénomène est antérieur et a été observé aux États-Unis avec le succès notamment des talk-shows – que certaines chaînes de télévision ont pris conscience que pour séduire et fidéliser leur public, elles avaient intérêt à proposer des émissions de plateau plus innovantes, au ton décalé, à la mise en scène inspirée des spectacles du music-hall, notamment en matière de débat politique ou culturel. Le principe qui préside à ces émissions de type conversationnel est simple : mélanger en un savant cocktail des invités politiques, des écrivains, des artistes, des chanteurs, des sportifs, etc. pour discuter de sujets à la fois sérieux et légers, en vue de provoquer le rire, mais aussi des polémiques qui capteront l’attention des téléspectateurs. Présentées par des animateurs (parfois assistés par un humoriste) qui font le show, certaines de ces émissions ont connu un réel succès et élargi l’audience de certaines chaînes de télévision. On pense notamment à Canal+ qui a fait de l’info-divertissement sa marque de fabrique et qui a joué sur l’innovation avec « Nulle part ailleurs » ou « Le Grand Journal », incarnations de ce principe d’hybridation des genres. Parmi les nombreuses émissions d’info-divertissement qui ont marqué leur époque on peut également mentionner « Vivement dimanche » (Michel Drucker), « On a tout essayé » (Laurent Ruquier) ou « Tout le monde en parle » (Thierry Ardisson). L’exacerbation de la concurrence entre les chaînes, la quête effrénée de la rentabilité et de l’audience, ont indéniablement favorisé ce décloisonnement des genres traditionnels (information, magazine, divertissement) et fait surgir de nouvelles modalités d’intervention des invités. À titre d’illustration, en 11 ans, le personnel politique est intervenu plus souvent dans les émissions de divertissement qu’il ne l’a fait durant les quarante années précédentes (853 occurrences entre 1995 et 2005 contre 818 entre 1955 à 1994)1.
 

L’impact du numérique : réactivité et mise en conversation de l’actualité

 
La montée en puissance des médias numériques et des réseaux sociaux au cours de la décennie 2010-2020 a considérablement intensifié le succès de l’info-divertissement et encouragé les interactions entre les animateurs et leur public, en suscitant une nouvelle logique, celle des partages (les likes, les posts, les tweets et retweets, les avis avec des étoiles, etc.) ainsi que, pour reprendre le vocabulaire des spécialistes de marketing, de forts taux d’engagements. L’info-divertissement a ainsi gagné en popularité grâce à la diffusion sur les plateformes numériques et les réseaux sociaux de séquences extraites de ces émissions télévisuelles, encapsulées sous format vidéo et réalisées en vue de susciter un maximum de commentaires et de reprises. Les émissions au format hybride ont dès lors été conçues pour agréger autour d’elles des communautés de fans qui les défendent et les publicisent en faisant le « buzz ». La puissance des algorithmes de recommandation a par ailleurs contribué à l’expansion de ce phénomène dit de « chambre d’écho » qui renforce la cristallisation des discussions autour de quelques thèmes porteurs ou polémiques. Des émissions telles que « On n’est pas couché » (Laurent Ruquier) ou plus récemment, « Quotidien » (Yann Barthès) ou dans un registre plus trash « Touche pas à mon poste » (Cyril Hanouna) ont largement tiré profit de cette logique sensationnaliste et marchande.

La prise de parole des internautes, l’horizontalité des échanges, la logique de recommandation, ont sans conteste changé la donne. Le web et les réseaux sociaux sont par essence des médias dits expressivistes qui favorisent la réactivité à chaud, le règne de l’informel et qui conduisent souvent à la simplification et la radicalisation des propos. Ils fonctionnent selon le régime de l’alerte et de la notification2 : celles-ci doivent faire saillance par rapport aux autres discours et aux images ou vidéos qui circulent sur le Web parce que le temps d’attention est limité. Hameçonnés par les fils d’actualité, par les hashtags, les trending topics (les tendances), les internautes n’ont plus guère le temps de prendre du recul par rapport aux informations qu’ils reçoivent à longueur de journée. Les journalistes eux-mêmes tombent souvent dans le piège de l’information en continu et du direct (le live) qui les contraint à suivre les sujets dominants du moment. Le maître mot est en effet « réagir » et non plus forcément de débattre de manière argumentée. Les risques d’emballement médiatique et de diffusion des fausses nouvelles (fake news) ou infoxs sont, on le sait, devenus aujourd’hui de plus en plus fréquents.
 

De nouveaux formats d’information hybrides

 
La reconfiguration de la sphère médiatique sous l’effet du numérique a également conduit à l’émergence depuis quelques années de nouveaux formats d’actualité en ligne. En raison notamment d’une certaine désaffection des jeunes à l’égard des médias traditionnels (l’âge moyen des téléspectateurs des journaux télévisés de TF1 et de France 2 se situe autour de 58/62 ans), il a fallu inventer de nouvelles manières d’intéresser ces derniers et de capter leur attention en leur offrant des informations au format court, au langage simple et accessible, prioritairement axées sur les photos et les vidéos davantage que sur l’écrit. Comme les jeunes s’informent dorénavant très majoritairement (et parfois exclusivement) sur les réseaux sociaux, on a vu fleurir de nombreuses initiatives s’inspirant entre autres des innovations réalisées par des YouTubeurs qui pour vulgariser les connaissances en histoire, littérature ou mathématiques, ont mêlé humour, informations documentées, infographies, sketches, etc. dans une mise en scène du type stand up et dont l’audience peut être très importante. C’est le cas par exemple de Dr Nozman, chaîne de vulgarisation scientifique (plus de 4,1 millions de « followers » en 2022), de Nota Bene, chaîne de vulgarisation historique (plus de 2 millions) ou encore de DirtyBiology (près de 1,3 million). L’hybridation des genres et des contenus est devenue décisive pour captiver cet auditoire.

Le succès par exemple de Brut repose précisément sur des vidéos courtes, percutantes et fort bien montées, mettant en exergue avant tout des témoignages et jouant sur une personnalisation de l’actualité à travers la figure du journaliste Rémy Buisine qui a réussi à se faire connaître en filmant les manifestations des gilets jaunes au moyen de son smartphone et en pratiquant une forme de journalisme en immersion et en direct. La notoriété de Brut auprès des jeunes est telle que le Président de la République Emmanuel Macron s’est senti obligé en 2022 d’accorder un entretien à ce réseau social. La priorité de ce type de journalisme n’est pas vraiment de donner de la place au contradictoire, mais de livrer certaines informations de manière plaisante et agréable par le biais des vidéos. Dans un autre genre, Konbini est l’exemple emblématique de la culture LOL qui joue sur la confusion entre sérieux et divertissement, entre réalité et pure invention, proposant à ses internautes des sujets souvent futiles, parfois graves (« musique, cinéma, sport, food, news » pour reprendre son slogan) en les détournant et en cultivant une certaine dérision. Le risque de ce genre de format étant que la contextualisation y fait souvent défaut et que les frontières entre écritures amateurs et contenus journalistiques y sont de plus en plus poreuses. Dernier exemple en date : la réussite de Tik Tok devenu depuis peu l’un des réseaux les plus suivis par les très jeunes collégiens sensibles aux titres accrocheurs, à l’humour décalé, aux sujets parfois anecdotiques, parfois importants. On tente par exemple d’y expliquer l’économie à l’aide de Playmobils et de rendre ainsi compte de certains faits en les illustrant de manière simple et imagée parce que les chiffres ou les données statistiques sont par définition considérés comme ennuyeux aux yeux d’un jeune public.

Certains réseaux sociaux ont toutefois adopté une stratégie différente de captation de l’audience. On pourrait à cet égard mentionner les efforts fournis par un journaliste de télévision, Samuel Etienne, qui n’a pas hésité à expliquer et commenter l’actualité sur Twitch en nouant une relation de proximité et de confiance avec son public. Ces nouveaux formats proposent une information brève et séduisante pour les jeunes et parviennent souvent à transmettre certaines nouvelles clairement vulgarisées. L’apport des réseaux sociaux est donc loin d’être totalement négatif : les comptes Instagram de certains journaux comme ceux du Monde ou du Figaro offrent eux aussi des informations de qualité au format court, présentées par de jeunes journalistes capables de s’adresser à leur public en adoptant leurs codes et en se mettant à leur portée. Le succès remporté par Hugo Travers dit HugoDécrypte sur YouTube (lequel a reçu Emmanuel Macron pour une interview de près de 2h en septembre 2023), Instagram, TikTok ou Twitter, décryptant les événements du jour avec efficacité et professionnalisme, prouve lui aussi que les réseaux sociaux peuvent apporter un éclairage utile sur l’actualité.
 

Des pratiques d’information éclectiques

 
Il faut en prendre acte : l’accès à l’information par le biais de l’info-divertissement est devenu à l’heure actuelle prédominant chez les jeunes parce que le numérique favorise les pratiques culturelles fondées sur la gratuité et l’éclectisme. Nous avons de plus en plus tendance à utiliser des supports diversifiés (médias traditionnels et médias numériques), à consommer « un peu de tout » en bricolant notre rapport à l’actualité en fonction de nos envies et nos centres d’intérêt. Cette forme de culture mosaïque déteint sur les pratiques informationnelles par ailleurs fortement dépendantes, on l’a dit, des métriques du Web et de l’économie de l’attention.

Les jeunes sont très sensibles à ce que Milad Doueihi3 a appelé le modèle du « bazar », lieu ouvert par excellence, défini par la prolifération des styles (on y trouve de tout) et le libre accès par opposition à celui de la « cathédrale » qui est fondé sur la verticalité et la hiérarchie et où le sens est conféré par une autorité supérieure. Ils accèdent très souvent à l’information, non pas en allant directement sur le site d’un média dont ils ignorent le plus souvent l’existence, mais par les recommandations de leurs pairs sur les réseaux sociaux qui leur adressent des liens vers des sites et des vidéos. Contrairement à celles des seniors qui se situent davantage dans une démarche raisonnée et pro-active, leurs pratiques sont dites opportunistes parce qu’elles doivent beaucoup à l’intuition et au hasard (la sérendipité). Et au sein même de cette catégorie d’âge, les inégalités demeurent cependant criantes : le niveau de diplôme détermine très fortement l’intérêt et la curiosité pour l’information. L’accès à l’information, on a un peu tendance à l’oublier, est socialement et culturellement déterminé. Les nouveaux outils numériques et notamment les réseaux sociaux, s’ils ont bien modifié les formes de production et les modes de consommation de l’information, n’ont en revanche guère d’effets sur les clivages socio-culturels préexistants.
 

L’œil de la revue Third

 
Ce brillant article de Rémy Rieffel revient sur l’essor de l’info-tainment, notion qui décrit le phénomène de mélange de sérieux et de divertissement dans les médias. Une analyse indispensable face au bouleversement des formats d’actualité amplifié par internet et les réseaux sociaux.

www.third.digital

 



1 | Guillaume Fradin, « Cinquante ans de dévoilement de soi : le recours des hommes politiques français aux émissions de divertissement (1955-2005) », Le Temps des Médias, n°10, 2008. (Retour au texte 1)
2 | Dominique Bouillier, Comment sortir de l’emprise des réseaux sociaux, Le Passeur, 2020. (Retour au texte 2)
3 | Milad Doueihi, La grande conversion numérique, Le Seuil, col. « Points », 2008. (Retour au texte 3)

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