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Novembre 2023

Numéro neuf

Retrouvez le numéro neuf de
Third : Comment le numérique nous divertit

Third | Novembre 2023

« L’évolution qu’a connu la musique avec le streaming impacte progressivement l’univers audiovisuel »

Entretien avec Sophian Fanen, journaliste et cofondateur Les Jours, enseignant à Sorbonne Université et CELS, producteur associé à France Culture

 

Third (T) : Le divertissement semble toujours prompt à se saisir des évolutions technologiques. Comment analysez-vous l’impact du numérique sur le divertissement, en particulier sur la musique ?

 
Sophian Fanen (SF) :Mon travail de journaliste consiste à comprendre et expliquer comment le numérique a tout changé dans les façons de créer du divertissement et d’en consommer. En effet, il n’y a pas un recoin de nos vies culturelles qui n’ait pas été substantiellement modifié. Se pose aussi la question de savoir si cette révolution numérique est positive ou négative. Cette question ne me semble pas pertinente car des aspects positifs coexistent avec d’autres qui sont négatifs.

Néanmoins, il est évident que le numérique permet d’être exposé à un nombre important d’œuvres, ce qui est une nouveauté remarquable. En effet, avant la révolution numérique, nous vivions dans une époque de rareté. Le monde du divertissement était finalement fermé et limité car nous dépendions des interactions physiques avec les œuvres.
 

T : Pourriez-vous nous en dire plus sur cette époque de rareté ?

 
SF : Il me semble qu’on peut identifier a minima deux grandes ères dans le domaine du divertissement : celle de la rareté et celle de l’accès (telle que décrite par Jérémy Rifkin dans son ouvrage The Age of Access – 2000), laquelle marque une rupture culturelle et économique importante.

Avant la fin des années 90, le divertissement était dans l’ère de la rareté, laquelle se caractérisait par la nécessité d’accéder aux œuvres physiques ou à ses relais comme les concerts, expositions ou cinémas. Les magasins, même les plus grands, ne permettaient finalement que l’accès à un nombre limité d’œuvres. Cette rareté limitait même les connaissances et la perception que les gens pouvaient avoir du divertissement et des différentes œuvres culturelles. Les années 90 ont apporté internet et les premières plateformes de téléchargement, ce qui a permis d’élargir considérablement le champ des possibles.

Concernant la musique, les bornes temporelles pourraient être les suivantes :

  • Avant le XXème siècle: pour accéder à une œuvre, il fallait savoir lire une partition ou être en présence de musiciens. Par conséquent, il n’y avait pas de version de référence de la musique mais des interprétations changeantes.
  • Au XXème siècle: l’accès aux œuvres a été facilité avec la musique enregistrée et cela a créé des versions de référence (même si on pouvait aussi enregistrer des concerts ou des performances).
  • Depuis 1999: internet et notamment Napster change le marché avec une circulation sans précédent de la musique. Entre 1999 et 2012, il y a eu une période de flottement où l’industrie de la musique s’est digitalisée. Depuis 2012, on assiste au règne du streaming.

Dans cette dernière phase, le streaming est la grande nouveauté pour la musique. Je crois qu’il est aussi possible de dire que le streaming constitue l’évolution technologique la plus significative pour le divertissement.
 

T : Comment définissez-vous techniquement le streaming ? Quelles sont ses grandes caractéristiques ?

 
SF : Le streaming révolutionne les usages puisqu’il permet de ne plus avoir à posséder une œuvre pour pouvoir en profiter. Le MP3, lui, n’était finalement qu’une numérisation des œuvres et il transposait les usages du monde physique dans l’espace numérique. De la même façon, la lecture d’un livre physique a été transposée sur une liseuse.

Techniquement, le streaming a émergé grâce à la rencontre entre trois éléments : (i) la disponibilité des œuvres, (ii) une bande passante suffisante et (iii) l’arrivée d’outils permettant la mobilité. Sur ce dernier point, il est intéressant de remarquer que le streaming naît en même temps que la généralisation de la 3G et des smartphones.

Concernant les utilisateurs, une autre caractéristique technique s’est avérée décisive : l’émergence et le perfectionnement des algorithmes de recommandation. Avant 2014-2015, les plateformes de streaming reproduisaient des schémas anciens en intégrant des chroniques d’albums ou des suggestions simples. Puis, les plateformes ont introduit des algorithmes plus complexes. L’exemple le plus caractéristique dans la musique est l’utilisation des playlists par Spotify. La playlist est devenue le lieu de la découverte, de la recommandation personnalisée et de l’organisation de la collection personnelle.
 

T : Ce qui vous décrivez s’applique à toutes les créations et œuvres culturelles n’est-ce pas ?

 
SF : C’est exact. J’irais même jusqu’à dire que les révolutions connectées touchent les œuvres avec la même chronologie. Généralement, le texte est le premier car il est techniquement plus simple à manipuler. Puis suivent, l’image, la musique et enfin l’image animée qu’il s’agisse de cinéma ou de jeux vidéo. Les discussions actuelles concernant l’intelligence artificielle (IA) illustrent bien cela.

En prenant l’exemple de l’audiovisuel, il est également possible de constater que l’évolution qu’a connu la musique avec le streaming impacte progressivement l’univers audiovisuel. Netflix, société de location de films, a dû attendre qu’il existe une bande passante suffisante et une disponibilité du catalogue numérique pour que le streaming vidéo émerge. Bien évidemment des divergences peuvent exister selon les secteurs. Par exemple, contrairement à la musique, les plateformes de streaming vidéo ont pu faire le choix de produire leurs propres catalogues. En outre, la mobilité est nécessairement différente pour les séries que pour la musique puisque la musique est par essence plus mobile – il est possible de se livrer à d’autres activités en écoutant de la musique, ce qui est moins le cas de l’image animée. Mais dans ces deux cas, les principes sont identiques.
 

T : Comment percevez-vous le fait que ces plateformes de streaming sont souvent décrites comme le produit de techniciens et non de professionnels du divertissement ? Est-ce que le fait qu’il ne s’agisse pas des gens de l’industrie change quelque chose dans l’approche proposée ? 

 
SF : En effet, les professionnels de la musique, notamment les grandes sociétés de production de disques et les sociétés de gestion collective des droits, se sont intéressées et ont essayé de mener des projets pour digitaliser la musique mais finalement ce sont des initiatives menées par des gens de la « tech », des développeurs et non des professionnels du divertissement, qui sont à l’origine des plateformes de streaming actuelles. Cela s’explique notamment parce que les acteurs de la musique ont essayé de créer leurs plateformes numériques en se posant plutôt la question de l’offre qu’en s’intéressant à la demande. Les sociétés technologiques se sont, quant à elles, concentrées sur les clients pour leur proposer un produit en tenant compte de leurs usages.

Je pense que leur modèle a finalement fonctionné puisque, plutôt que se concentrer sur l’offre comme pouvaient le faire les acteurs de l’industrie, les plateformes se sont concentrées sur l’usage qui était fait des contenus par les utilisateurs. Sont nés de cette analyse, la quasi-gratuité des contenus ainsi que le mécanisme de l’abonnement. Concernant le monde de la musique, comme le décrit assez bien la série The Playlist – 2022, l’industrie musicale n’était pas prête à la quasi-gratuité et la clé a été de proposer l’abonnement.

Si à l’origine, les plateformes de streaming musical et les professionnels du divertissement ne parlaient pas le même langage, les choses ont évolué. Depuis quelques années, les plateformes ont recruté des personnes qui connaissent bien le monde de la musique et inversement, les acteurs traditionnels du marché musical ont intégré des professionnels qui comprennent l’économie du numérique.
 

T : Le streaming est aussi porteur d’un modèle économique. Pourriez-vous nous en dire plus et nous expliquer si, selon vous, cela a un impact sur le divertissement ?

 
SF : Concernant le modèle économique, le premier contrat fut celui entre Sony et Deezer en 2007. Concrètement, ce contrat sert encore de référence de nos jours et génère des questions puisque les choix faits alors sont toujours utilisés en 2023.

Un des choix structurants concerne la rémunération des détenteurs de droits au prorata des parts de marché (c’est le système dit market share). En pratique, la plateforme de streaming calcule ses revenus, prélève un pourcentage sur ces revenus pour se rémunérer puis en distribue une partie aux sociétés de gestion collectives et le reste aux détenteurs de droits comme les maisons de disques au prorata de leurs parts de marché. Les maisons de disques redistribuent ensuite aux artistes ensuite au prorata des œuvres de leurs catalogues et en fonction des contrats passés avec chaque artiste.

Ce système de market share fonctionne encore aujourd’hui mais il a des effets de bord car il majore les revenus des artistes les plus écoutés mais minore ceux qui sont le moins écoutés. Ce système donne aussi une prime importante aux auditeurs qui écoutent le plus d’œuvres. Or, les 13-25 ans sont ceux qui écoutent le plus de musique. D’une part car ils sont digital natives mais aussi car il s’agit d’une période de découverte musicale. Par conséquent, le modèle économique actuel des plateformes de streaming valorise la musique écoutée par les 13-25 ans.

Des voix s’élèvent donc depuis quelques années pour proposer d’autres modèles. Dans un premier temps, le débat s’est focalisé sur un système user centric qui est basé sur les écoutes réalisées par chaque utilisateur et non pas sur le volume total des écoutes des artistes. Plus récemment, Lucian Grainge, CEO d’Universal Music Group, a entamé une réflexion sur la fan economy ou plutôt la valorisation de l’engagement des auditeurs en lieu et place du nombre d’écoutes. Sa réflexion est la suivante : un fan qui écoute très régulièrement un artiste ou qui fait la démarche de rechercher un morceau a plus de valeur qu’un auditeur qui écoute un flux musical sans connaître le nom des artistes qu’il écoute. Il serait possible de proposer d’autres modèles de revenus aux auditeurs les plus engagés.

Cette réflexion sur la rémunération conduit également à se poser la question de ce qu’est la musique et pose la question de différencier dans la rémunération les œuvres et les artistes notamment dans un monde où l’IA commence à créer de la musique. L’IA ayant le potentiel de créer beaucoup d’œuvres, le modèle actuel de rémunération ne semble plus adapté et diluera potentiellement les revenus des artistes.
 

T : Passionnant, parmi les autres effets de bord du système actuel de market share, la question des fausses écoutes est également régulièrement citée. Comment ces fausses écoutes se matérialisent-elles ?

 
SF : En effet, le phénomène des fausses écoutes est un phénomène intimement lié au modèle du market share. Néanmoins, il est probable que, même si le système de rémunération venait à changer, la fraude demeurerait sous une autre forme.

Les fausses écoutes sont utilisées par des artistes en vue à un moment de leur carrière pour limiter les risques entourant la sortie d’un nouvel album mais encore par des artistes moins connus afin de trouver un éditeur. La pratique apparaît largement répandue néanmoins il ne faut pas s’imaginer des fermes à fausses écoutes à l’étranger. Les écoutes étant comptabilisées localement, la fraude a principalement lieu en France. De même, les comptes utilisés pour des fausses écoutes peuvent être des comptes piratés mais mes travaux d’investigation tendent à confirmer qu’il s’agit en majorité de vrais comptes payants.

En effet, les plateformes de streaming se sont dotées de moyens permettant de repérer des faux comptes. Ainsi, si un utilisateur a l’habitude d’écouter un type de musique sur une plage horaire définie, un changement de comportement dans le style de musique et les heures d’écoutes alerteront les plateformes. Par conséquent, la principale technique consiste à créer plusieurs vrais comptes payants puis à créer des profils qui écouteront à un horaire régulier certains styles de musique. Puis, en cas de changement de titres à mettre en avant, de nouveaux comptes et de nouveaux profils d’écoute virtuels sont créés.
 

T : Pour être compté comme une écoute, il faut que la musique soit écoutée un certain temps. Est-ce que cela promeut un certain format d’œuvres au profit d’autres ?

 
SF : Tout d’abord, les mécanismes d’adaptation du contenu de l’œuvre au support ont toujours existé. Par exemple, le 78 tours a donné naissance au morceau de 2 minutes 30 car on ne pouvait pas faire plus long et le 33 tours a permis l’émergence du concept d’album. De la même façon, le streaming a entraîné plusieurs transformations dans la musique. Comme les écoutes sont rémunérées à partir de 30 secondes, l’écoute de nombreux morceaux pendant un temps restreint est plus valorisé par les plateformes de streaming qu’une écoute longue d’un même morceau.

Par conséquent, certains artistes ont raccourci leurs morceaux et ont supprimé le troisième couplet notamment dans le rap. Néanmoins, ces transformations sont à relativiser puisqu’il s’agit de techniques artistico-commerciales mais qui existaient également dans d’autres domaines et qui n’empêchent pas le développement de morceaux plus longs ou différents. Il n’y a pas à proprement parler d’affaiblissement artistique. Finalement, le plus important sur les plateformes de streaming est que le morceau rencontre son public.
 

T : Est-ce qu’il est donc possible de dire que le streaming a tenu la promesse de la diversité musicale ?

 
SF : Des études montrent que le streaming augmente la diversité et le temps de nos écoutes. Le streaming en tant que tel ne nous a pas rendu plus curieux mais a donné un outil pour que les plus curieux d’entre nous découvrent des œuvres.

Tous les utilisateurs ont deux grands moments d’écoute qui se chevauchent : (i) des moments d’écoute de flux où les utilisateurs ont besoin d’une musique pour une activité, dans ce cas seront utilisés des playlists éditoriales réalisées par les plateformes ou les playlists réalisées par les utilisateurs, (ii) l’écoute organique ou l’écoute de recherches musicales.

Ensuite, il y a trois grandes familles d’auditeurs :

  • les auditeurs qui ne font jamais de playlists,
  • les auditeurs qui font une playlist personnelle,
  • les auditeurs font plusieurs playlists qui organisent leurs collections.

Il semblerait que la très grande majorité des auditeurs oscille entre le flux et l’organique. De plus, il ressort d’études qu’il y a relativement peu de gens qui se confient entièrement au flux et donc aux algorithmes. Le cœur de l’écoute est la playlist personnelle et les algorithmes ne permettent qu’à servir de veilles d’actualités musicales ou permettre de récouter des chansons que l’auditeur a déjà entendues. Finalement, les auditeurs ont un comportement beaucoup plus conscient et actif qu’il n’y paraît.

 

L’œil de la revue Third

 
Cet entretien avec Sophian Fanen nous a permis de mieux comprendre comment le numérique a profondément transformé l’audiovisuel, en passant de l’ère de rareté à l’ère de l’accès, ainsi que les bouleversements conséquents sur les modèles économiques de cette industrie. Le streaming est un véritable bouleversement : merci pour cet éclairage passionnant !

www.third.digital

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