third
Mai 2020

Numéro quatre

Retrouvez le numéro quatre de Third : Repenser l’éducation avec le numérique

Third | Mai 2020

« Concernant l’éducation, des blockchains de service pourraient offrir quelques services innovants au citoyen »

Entretien avec Perrine de Coëtlogon, chargée de la mission « Blockchain & éducation » (Université de Lille) et animatrice du GTnum n°8 de la Direction du numérique pour l’éducation (Ministère de l’éducation Nationale).

 
Third (T) : Pourriez-vous nous présenter les grandes problématiques auxquelles vous êtes confrontée en réfléchissant à l’impact du numérique sur l’éducation ? Comment en-êtes-vous venus à vous intéresser à la blockchain ?

 
Perrine de Coëtlogon (PdC) : La question est très vaste et il y a de nombreuses problématiques. Je vais vous en présenter quelques-unes.

Dans l’enseignement traditionnel comme dans l’enseignement à distance, depuis une vingtaine d’années, de nombreux enseignants cherchent à numériser leurs cours universitaires. Au début, les enseignants les plus sympathiques et courageux partageaient leur polycopié de cours, d’autres étaient filmés dans les amphithéâtres, mais ce n’était pas très novateur. Puis, les enseignants ont réalisé des cours plus scénarisés grâce à des logiciels leur permettant de faire défiler une présentation commentée, c’est-à-dire un diaporama sonorisé. L’étudiant accède ainsi au contenu sans le professeur, et les heures de cours pouvaient être consacrées aux exercices, cas pratiques et questions (méthode souvent nommée « classe inversée »). Peu à peu, ces contenus se sont complexifiés avec des quizz, des infographies et des animations 3D… Face à ce mouvement, les universités ont développé des cellules dites TICE pour « Technologies de l’Information et de la Communication pour l’Enseignement » afin de mettre en œuvre des principes de « techno-pédagogie ». Des enseignants ou des ingénieurs pédagogiques sont devenus des porteurs de projets. Ont ainsi été progressivement conçues, en open source, des infrastructures numériques qui organisent ces contenus numériques et leur accès : cours, exercices, évaluations. Les environnements numériques de travail et plateformes pédagogiques de l’établissement étaient nés.

On assiste partout sur internet à l’épanouissement de l’open education, avec la généralisation des savoirs en ligne. Issu des concepts de l’open source, ce mouvement appartient à une dynamique mondiale visant à donner un égal accès au savoir et à des enseignements de qualité, et s’inscrit notamment dans le cadre de l’objectif de développement durable (ODD) n°4 de l’UNESCO. à titre d’exemple, on peut citer Wikipédia et les Massive Online Courses (MOOC) mais aussi toutes les Ressources éducatives Libres des enseignants. La technologie blockchain est un outil intéressant qui pourrait trouver des applications dans ce mouvement. Elle me fait penser aux débuts d’Internet, dans le sens où il est question de remettre au cœur du système la relation de pair à pair et l’open source. C’est au regard de toutes ces problématiques que je me suis intéressée à la blockchain en me demandant ce qu’elle pouvait apporter en contexte éducatif.
 

T : Quelles sont les caractéristiques de la blockchain qui pourraient être utilisées pour des projets dans le cadre de l’éducation et de l’enseignement supérieur ?

 
PdC : La blockchain du bitcoin présente un agencement inédit de solutions informatiques et au moins une innovation : celle qui permet la validation automatique d’une transaction, sans intervention humaine, sans tiers de confiance ou organe de contrôle. Aujourd’hui, on peut dire qu’il y a des blockchains plutôt financières et des blockchains plutôt de services. Dans tous les cas, les serveurs interconnectés permettent d’enregistrer des pages décrivant des transactions (les fameux blocs). Ces pages s’enregistrent l’une après l’autre, constituant un registre dont une copie est sauvegardée sur la totalité des serveurs interconnectés, et consultable par tout le monde.

Dans un registre de société commerciale, le greffe tamponne les pages du registre d’une société, rendant tout ajout ou retrait visible. Le greffe publie également les informations déposées par la société. C’est notamment pour cette raison que l’on paie ces services (et plus généralement que l’on a recours à des tiers de confiance) : tenir des registres dans le but de s’assurer de l’authenticité des contenus. Dans le registre de la blockchain du bitcoin, les pages de toutes les transactions intervenues sur le réseau depuis sa création ont été validées puis enchaînées automatiquement les unes aux autres, et aucun de ces blocs ne peut être supprimé. Aussi, il est impossible de détruire ce registre, car il en existe une copie dans tous les serveurs interconnectés. C’est ce qui fait la sécurité et la résilience du système. Au final, la tenue de registres, de l’état civil au cadastre, en passant par les sociétés commerciales et les transactions financières, représente une activité humaine très importante. Or, ce qui est intéressant dans la blockchain, c’est que le système seul certifie les transactions et crée un registre infalsifiable.

Concernant l’éducation, des blockchains de service pourraient offrir quelques services innovants au citoyen. Il pourrait ainsi retrouver, à tout moment, plus rapidement et à moindre coût, ses diplômes, attestations de formations ou d’emploi, pour les partager plus facilement avec les établissements de l’enseignement supérieur et les employeurs, grâce aux éléments combinés de registres distribués, cryptographie et validation de blocs.

Un exemple parlant est celui de l’étudiant ou du professionnel européen qui souhaite candidater pour un master à Singapour. Non seulement il doit réunir ses diplômes, ses notes et autres certificats mais il doit les faire certifier. Pour cela, il doit passer par l’intermédiaire d’un tiers de confiance pour obtenir une apostille (par exemple, via un notaire ou un officier d’état civil). Or, ce tiers ne certifie pas que le diplôme est authentique mais seulement qu’il est conforme au document original fourni.

L’objectif de l’utilisation d’une blockchain, est qu’une personne retrouve et partage facilement son diplôme et tout autre document demandé, de façon bien plus sécurisée et avec une force juridique plus grande qu’à l’heure actuelle, tout en gagnant du temps. Le service en sera enrichi et accéléré.

Pour finir, j’ajoute qu’il n’est pas concevable d’avancer dans un projet blockchain sans avoir résolu la question de la dérive énergétique causée par le minage : c’est chose faite avec les blockchains privées ou à permissions, ainsi que celles fonctionnant par preuve d’enjeux ou preuves d’enjeux déléguée.
 

T : Au regard de ces caractéristiques, à quelles situations pratiques la technologie de la blockchain pourrait-elle s’appliquer dans le cadre de l’éducation et de l’enseignement supérieur ?

 
PdC : Elles sont nombreuses mais je voudrais insister sur 2 perspectives que je trouve prometteuses.

La première application concerne la certification des diplômes. Aujourd’hui, les diplômes français sont imprimés sur un papier spécifique selon des règles strictes, de sorte qu’ils sont difficiles à copier voire infalsifiables. Mais ce papier ne rend finalement pas les services qu’il devrait car, dans mon université, la direction de la scolarité estime à environ 50% les étudiants qui ne viennent pas le récupérer et, même s’ils viennent le chercher, ces diplômes seront régulièrement perdus par la suite. Ensuite, le diplôme récupéré sera scanné et envoyé par email sans sécurité particulière ou élément d’authentification. Enfin, de plus en plus d’employeurs souhaitent connaître les notes, la maquette ou encore les enseignants, qui sont autant d’informations qu’on ne retrouve pas sur un diplôme. Finalement, tous ces éléments aboutissent à un système plutôt contraignant et peu efficient.

Ainsi, la blockchain a attiré l’attention d’un certain nombre d’établissements universitaires sur la modernisation des services de scolarité. Au-delà du papier, les notes, les compétences et diplômes sont des données qui sont stockées au sein des établissements. L’idée serait de travailler sur des partages de hash sécurisés (en ayant recours à la cryptographie). Avec cette technique, on pourrait vérifier que tout ce que déclare le candidat est conforme à ce qui figure dans la base de l’émetteur, sans plus de formalités. De cette manière, on pourrait enrichir cette donnée du diplôme de beaucoup d’autres informations tout en la sécurisant par la même occasion.

En d’autres termes, cette technologie permettrait de mettre en place un registre conservant tous nos acquis d’apprentissage tout au long de notre vie, tels que les diplômes, les relevés de notes, les certificats ou encore les attestations de formation continue.

La seconde application qui m’intéresse concerne la traçabilité des ressources éducatives libres.

Avec la mise en ligne d’un cours ou d’un article, la personne contribue à un monde plus ouvert et à un meilleur accès à la connaissance. En ce sens, je pense que c’est une initiative remarquable. Cependant, cette personne n’est pas toujours valorisée, citée ou reconnue pour sa contribution.

Par exemple, un directeur de laboratoire de l’Institut National de Recherche en Informatique et en Automatique (INRIA) publie chaque année un MOOC sur le langage de programmation qu’il a inventé et fait participer d’autres scientifiques. à défaut de preuve « officielle » de sa contribution, chaque contributeur est obligé de le déclarer lui-même ou alors de faire une capture d’écran. Or, cela rejoint le principe juridique de ne pas se constituer des preuves à soi-même et aucun élément externe ne permettait de justifier de sa participation.

L’une des possibilités de la blockchain serait d’attribuer, à toute personne contribuant à des contenus éducatifs en ligne, un token ou un open badge qui permettrait de justifier de la participation mais, pourquoi pas, lui donner des droits ou revenus si sa création a du succès ou est réutilisée. En revanche, on voit mal comment ce badge serait échangeable puisqu’il reconnaît une contribution personnelle. Le badge est un élément de reconnaissance et qu’il est possible de le faire valoir dans des réseaux ou alors dans sa carrière d’enseignant ou de fonctionnaire.
 

T : Indépendamment des usages, il semble nécessaire de s’interroger sur la personne ou l’autorité qui édite et contrôle la blockchain. Quelle est votre approche sur cette problématique ? Qui sont les principaux porteurs de projet blockchain en Europe ?

 
PdC : Afin que ces applications pratiques de la blockchain dans le service public puissent produire leur plein effet, il a semblé nécessaire de mettre en place une technologie publique et transnationale, à un niveau européen. Pour que cette blockchain soit souveraine et d’application transnationale, il faut que les nœuds de la blockchain soient portés par des opérateurs publics au choix des états membres. Ainsi, l’ensemble de ces réseaux implantés sur le territoire des états membres sera relié à une infrastructure numérique européenne.

Pour son territoire, la France a proposé que le Réseau National de Télécommunications pour la Technologie, l’Enseignement et la Recherche (RENATER) porte des nœuds de cette blockchain européenne. RENATER est une infrastructure publique qui relie tous les établissements supérieurs et de recherche entre eux en France métropolitaine et dans les départements d’Outre-mer. Le même type de structure existe dans tous les états membres de l’Union européenne ou de l’Espace économique Européen.

Ces projets ont lieu dans le cadre d’une initiative conjointe du 10 avril 2018 par laquelle la Commission Européenne et désormais 29 pays européens ont posé les bases d’un Partenariat Européen de la Blockchain (European Blockchain Partnership). L’objectif est d’aligner les politiques et les approches réglementaires en matière de blockchain et autres technologies similaires, et de développer une infrastructure européenne de service blockchain (European Blockchain Services Infrastructure) durable et participant à l’élaboration des standards internationaux, qui fournira des services publics transfrontaliers à l’échelle européenne.

Le projet de la blockchain au niveau européen se met progressivement en œuvre. En décembre 2019, la Commission européenne a lancé une consultation publique ouverte à tous les acteurs du marché qui souhaite donner son avis sur la portée du projet d’achats publics européen en matière de blockchain et participer au développement futur des solutions de blockchain à l’échelle européenne. Depuis 2020, on entre dans une phase de test qui réunit la Direction général des réseaux de communication, du contenu et des technologies, aussi appelée DG CNECT, la DSI européenne (la DIGIT) et les états membres du Partenariat Européen de la Blockchain.

Sur votre dernière question, l’Espagne, la France, l’Allemagne et la Slovénie me semblent très actives. Mais le sujet est tellement vaste qu’il est difficile de se faire une idée précise. C’est le rôle de l’International Association of Trusted Blockchain Applications (INATBA) de constituer une taskforce européenne de toutes les parties prenantes.
 

T : Quelles sont les difficultés que vous entrevoyiez à la mise en œuvre de la technologie de la blockchain et au développement de ces projets ?

 
PdC : Derrière ces applications prometteuses de la blockchain dans un service public, il y a la question de la distribution des données, qui peut être ressenti comme une perte de souveraineté pour les acteurs de confiance que représentent les établissements publics. Mais dès qu’on rentre dans le vif du sujet avec les acteurs, on ressent au contraire un intérêt réel pour les innovations proposées.

En revanche, il faut toujours faire preuve de pédagogie pour expliquer que la certification offerte par les établissements d’enseignement n’est pas remise en cause : on ne travaille que sur l’enveloppe qui permet d’envoyer ce que les enseignants et les équipes pédagogiques ont évalué et décidé.

Il est vrai que les idées à l’origine du bitcoin ont aussi inspiré les sciences de l’éducation d’une façon remarquable, en remettant à l’honneur les open badges. Comme le bitcoin devait être un moyen de ré-inventer la monnaie entre pair, les open badges sont un outil permettant de reconnaître les personnes et de certifier telle aptitude ou connaissance, même acquise en dehors du cadre des institutions formelles.

Ensuite, l’autre difficulté importante concerne l’interopérabilité des systèmes blockchain qui seront développés par les individus, les sociétés et les états. L’exemple type du standard international est le format www. qui assure une universalité de l’Internet. En février 2020, un consortium « Digital Credentials » initié par le Media Lab du Massachusetts Institute of Technology (MIT) a publié un livre blanc en vue de travailler sur la délivrance, le stockage, l’affichage et la vérification des certificats universitaires et son standard international, avec le World Wide Web Consortium (W3C). Il me semble donc que tous ces efforts devraient permettre d’aboutir à des solutions ergonomiques et reconnues.

Si la blockchain n’offre pas de solution magique à ces problématiques, on pourra légitimement dire qu’elle a largement contribuer à faire avancer un certain nombre de sujets trop complexes pour être résolu à l’échelle d’une institution ou d’un pays, y compris entre des partenaires qui n’ont pas confiance entre eux. Et c’est cela qui est magique.

L’œil de la revue Third

 
On met souvent la blockchain à toutes les sauces, sans qu’on sache ce que c’est et à quoi ça peut servir. Au cours de l’interview, Perrine de Coëtlogon nous a détaillé de manière précise et pédagogique les promesses de cette technologie pour le monde universitaire, et plus largement pour l’éducation. Nous espérons que cela assurera une montée en connaissance de chacun de nos lecteurs.

www.third.digital

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