third
Mai 2020

Numéro quatre

Retrouvez le numéro quatre de Third : Repenser l’éducation avec le numérique

Third | Mai 2020

Du bon usage des écrans par nos enfants

Serge Tisseron, Psychiatre, docteur en psychologie, membre de l’Académie des technologies, créateur des « balises 3-6-9-12 », et président de l’association 3-6-9-12 : www.3-6-9-12.org.

 

Les écrans proposent à notre attention des produits aussi attractifs pour notre cerveau que le sont les barres chocolatées et les sodas pour notre palais. Mais plus les enfants passent de temps devant les écrans et moins ils en ont pour les jeux créatifs, les activités interactives et d’autres expériences cognitives sociales fondamentales.

Pour autant, il ne faut pas diaboliser les écrans qui font partie intégrante de notre quotidien et qui, bien utilisés, peuvent constituer des outils efficaces pour l’apprentissage et le développement. C’est pourquoi il est essentiel de cadrer les temps d’écran à tout âge et d’éduquer nos enfants au numérique.

 

Avant 3 ans : une exposition à bannir

 
Des compétences telles que le partage, l’appréciation et le respect des autres, qui sont des acquisitions enracinées dans la petite enfance, s’en trouvent menacées1. Il s’agit notamment de l’acquisition du langage, du développement des capacités d’attention et de concentration, de la capacité d’identifier les mimiques de ses interlocuteurs, qui ne peut s’acquérir que dans des contacts en face à face, des capacités motrices, notamment dans le domaine de la motricité fine, et d’un défaut d’agentivité, c’est-à-dire de la capacité de se constituer en acteur du monde : les enfants ayant grandi avec les écrans sont globalement moins autonomes, moins persévérants et moins habiles socialement, ce qui augmenterait le risque d’être constitué en victime ou en bouc émissaire par les camarades de classe à l’âge de dix ans2. Parallèlement, de plus en plus d’études montrent les effets problématiques de l’utilisation par les parents de leur smartphone en situation de communication avec un jeune enfant, notamment un risque accru d’accident (l’enfant cherchant à accaparer l’attention de son parent par tous les moyens possibles) et un moindre soutien éducatif mis en corrélation avec des troubles comportementaux chez l’enfant3.
 

Après 3 ans : une utilisation sélective et accompagnée

 
Lorsque l’enfant grandit, les avantages et les inconvénients des écrans dépendent évidemment du temps passé, mais aussi du choix des programmes et de l’accompagnement parental. Celui-ci est particulièrement important pour inviter les enfants à mettre des mots sur ce qu’ils ont vu, développer leurs compétences narratives et leur capacité d’analyse. Les dangers qu’ils présentent sont d’abord liés à la façon dont ils empiètent sur d’autres activités, notamment le temps de sommeil, avec des conséquences problématiques sur la mémorisation, l’humeur, les capacités d’attention et de concentration, l’alimentation, et bien entendu les performances scolaires4. Les jeux vidéo peuvent aussi encourager la fuite du réel, l’écran fonctionnant comme une « potion d’oubli », et les réseaux sociaux peuvent aggraver un sentiment de solitude avec un risque accru de dépression. Dans ces situations, une réduction contrainte du temps d’écran a peu de chances de réussir. L’important est de comprendre le problème sous-jacent. Son usage pathologique correspondrait à une fuite face à une situation réelle vécue comme insurmontable.

S’ajoutent en outre à ces problèmes généraux ceux qui sont liés aux contenus : le risque de surexposition de soi et de harcèlement, le risque d’être exposé à des contenus problématiques tels que violences extrêmes et préjugés sexistes. Pourtant, l’utilisation par les adolescents de leurs outils numériques semble avoir des effets surtout positifs5.
 

Éduquer les enfants au bon usage des écrans : une mesure sociale

 
Si les risques nés d’une surexposition ou d’une mauvaise exposition aux écrans existent pour tous les jeunes utilisateurs, les enfants de milieu social défavorisé semblent plus menacés6. Mais la question reste ouverte de savoir si c’est l’exposition aux écrans qui est un problème (du fait de ce que serait leur toxicité propre en termes d’invitation à la passivité et d’images rapides et très colorées invitant au « zapping intérieur ») ou bien un manque d’attention au jeu, au corps et aux interactions de la part des parents. Le manque de personnes disponibles pour les interactions sont souvent associées à des conditions socioéconomiques défavorisées. Observer ce qui se passe lorsque des alternatives aux écrans sont disponibles est essentiel. C’est pourquoi la prévention devrait relever de mesures sociales (accès aux loisirs, à des espaces de jeux collectifs, etc.) autant que de campagnes d’éducation.
 

Les écrans à l’école : enseigner une véritable culture du numérique

 
L’introduction d’écrans dans les établissements scolaires obéit à cette logique, mais faute d’une formation rapide des enseignants, ils risquent d’être devenus obsolètes le temps que les professeurs soient en mesure de s’en servir. Mieux vaut partir de l’idée d’adapter l’enseignement à ce que nous savons des élèves et de leurs particularités. L’autonomie de l’enfant, sa curiosité et son adaptabilité doivent guider tous les projets. Dans cette logique, le numérique ne doit pas cacher d’autres impératifs, même s’il a une place essentielle à prendre.

Les enseignants ont aujourd’hui de nouveaux moyens pour relancer l’attention de leurs élèves, en construisant leurs cours de façon non linéaire, comme une succession de moments. Par exemple en sondant rapidement l’état des connaissances des élèves sur un sujet, en demandant à ceux qui le connaissent mieux de l’expliquer, en utilisant un extrait de jeu vidéo ou d’émission de télévision pour (re)lancer une question ou un problème, en invitant deux élèves qui semblent avoir un point de vue différent à le défendre, etc.

Pour préparer les enfants au monde de demain, le premier axe à privilégier est l’information. Elle doit comporter quatre aspects complémentaires :

1. Il est essentiel que les enfants, dès l’école primaire, soient invités à comprendre le fonctionnement du numérique, et aussi leur propre fonctionnement face aux écrans. S’agissant de l’enseignement du numérique, Pierre Léna en a tracé les grands axes : enseignement de l’histoire des machines (à commencer par la machine à calculer de Pascal), des algorithmes, du langage de programmation (à commencer par « Scratch », disponible gratuitement sur Internet), et des lois de l’information.

2. Parallèlement, les enfants gagneront à être sensibilisés à l’influence des écrans sur eux. C’est l’objectif du livret pédagogique Le Cerveau, les écrans et l’enfant que La Main à la pâte a conçu pour les élèves du primaire, et qui a été lancé en janvier 2013.

3. Cette éducation portera aussi sur les devoirs et les droits sur internet, notamment le droit à l’intimité, le droit à l’image, et les trois règles de base qui régissent Internet : tout ce qu’on y met peut tomber dans le domaine public, tout ce qu’on y met y restera éternellement, et tout ce qu’on y trouve est sujet à caution et ne doit pas être cru avant d’avoir été confronté à d’autres sources.

4. Enfin, il est essentiel d’expliquer dès sept ans les modèles économiques et marketing d’Internet : jeux vidéo, Facebook, Google, Skype, Youtube, etc. Car il y aurait un grand risque à leur laisser croire que les services – bien réels qu’ils nous rendent sont sans contrepartie, autant dire « gratuits ». L’éducation doit les sensibiliser au fait qu’Internet est aussi un gigantesque marché dans lequel les jeunes représentent, en tant qu’utilisateurs, une source de revenus dont on cherche à tirer parti par des moyens parfois douteux.

 

Adapter l’enseignement aux changements des élèves : augmenter l’école grâce au numérique

 
Les élèves ont changé, les enseignants doivent le faire aussi. La nouvelle culture des écrans introduit en effet plusieurs changements majeurs dans le fonctionnement des nouvelles générations : les enfants y apprennent de plus en plus tôt à jouer avec plusieurs identités ; ils s’engagent en parallèle dans la résolution collective des tâches et la valorisation de leurs expériences les plus personnelles ; ils créent leurs propres images ; ils valorisent les apprentissages intuitifs parallèlement à l’intelligence hypothético-déductive ; et ils établissent une relation de plus en plus intime avec les machines. Chacune de ces particularités peut être exploitée par l’institution scolaire. D’autant plus qu’elles sont congruentes avec ce que nous savons aujourd’hui du corps, des sens, et des huit formes complémentaires d’intelligence dont dispose tout être humain.

De la même façon que la culture numérique oblige à repenser les manières de faire travailler les élèves, la variété des outils que les élèves ont maintenant à leur disposition oblige à repenser la spécificité de chacun. Ce serait en effet une erreur grave que de vouloir utiliser les écrans pour apprendre mieux ou plus vite ce que les livres ont toujours permis d’apprendre. D’autant plus que si le numérique peut apporter beaucoup, on s’y perd facilement si on n’a pas développé des qualités traditionnelles associées à la culture du livre comme la compétence narrative et la capacité d’autorégulation. C’est en prenant en compte ce que le numérique apporte de spécifique qu’il devient possible de fonder une complémentarité de la culture du livre et de celle des écrans. Les outils numériques ont un inconvénient majeur : ils ne permettent pas de construire les possibilités narratives, En revanche, ils ont deux atouts importants : ils peuvent s’adapter à chaque élève et ils favorisent les deux composantes de la motivation intrinsèque : la sécurisation et l’innovation. Mais à condition de ne pas confondre dispositif d’enseignement et processus d’apprentissage.

Dans un dispositif d’enseignement, l’élève est invité à augmenter ses connaissances et ses performances. Dans un processus de formation, il est invité à s’identifier à l’enseignant, à sa curiosité et à sa créativité. Grâce aux technologies numériques, l’élève peut travailler à son rythme, aux moments où il le souhaite, en trouvant dans chaque discipline un niveau de difficultés adapté à ses compétences. En outre, s’il le désire, il peut s’appuyer sur un tuteur virtuel qu’il peut à tout moment convoquer et consulter. Les espaces numériques favorisent aussi ce qu’on appelle la motivation d’innovation (chacun prend d’autant plus de plaisir à une tâche qu’il y construit son propre parcours personnel) et la motivation de sécurisation : les logiciels ne jugent pas et ne condamnent pas, et permettent à l’apprenant de se constituer une véritable « feuille de route » dont il peut visualiser les étapes à chaque moment, et pas seulement dans le domaine des connaissances acquises. Mais en même temps, l’élève a besoin d’une relation vivante avec un enseignant qui valorise ses possibilités, et auquel il peut s’identifier dans une relation dynamique et créatrice aux savoirs. Parce que les émotions et l’accompagnement bienveillant sont au cœur des apprentissages, l’école ne doit pas « s’adapter » au numérique, elle doit s’augmenter avec le numérique.
 

Conclusion

 
Nous voyons que la technologie ne suffira pas à changer l’école, mais qu’en même temps, dans ce changement, le numérique a sa place. Il ne peut pas à lui seul résoudre la crise que vit l’éducation nationale depuis plusieurs années, mais il n’est pas non plus le « cache misère » que brocardent certains. Ne confondons pas mauvais usages du numérique et possibilités du numérique, et n’abandonnons pas les secondes sous prétexte de nous débarrasser des premiers. Le numérique est un outil, pas une baguette magique. Bien utilisé, il permet d’intégrer des enfants handicapés dans le circuit normal, de remotiver certains élèves, de développer la motivation intrinsèque, d’effectuer des retours d’expériences qui confortent la motivation initiale, et de favoriser l’auto-évaluation. N’attendons pas de la technologie plus que ce qu’elle peut donner, mais explorons tout ce qu’elle peut apporter. La culture du livre et celle des écrans sont chacune des sources possibles d’apprentissage et de développement. Et l’encouragement des bonnes pratiques – et notamment des pratiques partagées et / ou créatrices – est la meilleure façon de s’opposer aux pratiques problématiques. Il s’agit donc moins d’interdire l’attachement nouveau et irrépressible aux écrans que de l’utiliser pour un usage intelligent et éducatif.

L’œil de la revue Third

 
Peu de sujets suscitent autant de débats que l’exposition des enfants aux écrans. Serge Tisseron nous explique pourquoi il ne faut pas diaboliser les écrans et nous livre un guide pratique pour accompagner l’utilisation progressive et positive des écrans par les enfants.

www.third.digital
 



1 | Tisseron, Serge, 3-6-9-12. Apprivoiser les écrans et grandir, Toulouse, érès, 2019 [2013]. Et aussi : Tisseron, Serge, Les Dangers de la télé pour les bébés, Toulouse, érès, 2018 [2009]. (Retour au texte 1)
2 | L.S. Pagani, F. Lévesque-Seck and C. Fitzpatrick, « Prospective associations between televiewing at toddlerhood and later self-reported social impairment at middle school in a Canadian longitudinal cohort born in 1997/1998 », Psychological Medicine, Page 1 of 9. © Cambridge University Press, 2016. (Retour au texte 2)
3 | McDANIEL BT, RADESKYJS, Technoference : Parent Distraction With Technology and Associations With Child Behavior Problems, Child Development 2018 Janv/Feb; 89(1) : 100-109. (Retour au texte 3)
4 | https://www.anses.fr/fr/content/led-et-lumière-bleue. (Retour au texte 4)
5 | Grandir dans un monde numérique : mieux protéger les enfants dans un monde numérique en améliorant l’accès des plus défavorisés à Internet.https://www.unicef.fr/contenu/espace-medias/grandir-dans-un-monde-numerique. (Retour au texte 5)
6 | Gassama M,Bernard J, Dargent-Molina P,Charles MA. Activités physiques et usage des écrans à l’âge de 2ans chez les enfants de la cohorte Elfe. Analyse statistique et
rapport préparés à la demande de la Direction Générale de la Santé, décembre 2018. (Retour au texte 6)

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