third
Mai 2020

Numéro quatre

Retrouvez le numéro quatre de Third : Repenser l’éducation avec le numérique

Third | Mai 2020

Effets et conditions de réussite de l’apprentissage avec le numérique en entreprise

Anca Boboc, chercheur en sociologie du travail et des organisations, dans le Département des Sciences Sociales d’Orange Labs (SENSE).

 

Dans un contexte économique caractérisé par une accélération du rythme d’innovation, la formation des salariés en fonction de besoins qui peuvent évoluer rapidement devient un enjeu stratégique pour les entreprises.

La numérisation de la formation apparaît comme l’une des réponses à cette nécessité d’adaptation rapide. Mais peut-on se former seul avec le numérique ? à quelles conditions les salariés arrivent-ils à donner du sens aux connaissances dispensées en ligne et à les mettre en œuvre en situation de travail ?

 
Au moment où les discours autour des Massive Online Courses (MOOC) avaient pris beaucoup d’ampleur et l’on annonçait leur arrivée en entreprise, nous avons mené une étude sur les usages des Corporate Online Open Course (COOC), mis en place au sein d’une multinationale, pour aider les acteurs de la formation à se former et à former avec le numérique1. Les COOC sont des cours en ligne dispensés par une entreprise auprès de ses salariés, en fonction des objectifs qu’elle cherche à atteindre. Ils mobilisent des supports numériques variés (textes de référence, contenus vidéo, quizz, etc.) et, selon le cas, des communautés sont proposées sur le réseau social interne de l’entreprise pour échanger. Ils promeuvent une « pédagogie inversée », dans laquelle l’apprenant construit son parcours d’apprentissage. Ils se déroulent en général sur plusieurs semaines, de nouveaux contenus étant proposés chaque semaine.
 

Une histoire longue du numérique dans la formation qui souligne l’importance du lien social

 
L’histoire récente est jalonnée de tentatives pour utiliser des dispositifs numériques et la distance à des fins pédagogiques : de l’autoformation au e-learning, en passant par les campus numériques et les espaces numériques de travail (ENT), la plupart de ces expérimentations se caractérisent par un taux d’abandon important. La question de l’abandon a, ainsi, fait l’objet de nombreuses études. Certaines mettent l’accent sur le rôle des enseignants, des tuteurs ou des accompagnateurs, alors que d’autres soulignent le rôle de différents types de collectifs dans le maintien d’une dynamique d’échanges favorables aux apprentissages. Le lien social a une importance majeure dans le processus d’apprentissage parce qu’il joue sur la dimension collaborative de celui-ci, en influençant l’engagement dans la formation.

Si souvent, dans les discours autour des dispositifs numériques dans la formation, l’accent est mis sur l’importance des facteurs propres à l’individu (motivation, capital confiance initial) et sur les facteurs liés au dispositif de formation (modalités de suivi, soutien des enseignants), l’approche par les capabilités2 appliquée à la formation professionnelle3 nous a permis d’insister sur d’autres dimensions de l’apprentissage.

Cette approche insiste sur le fait qu’il ne suffit pas de savoir apprendre (capacité), il faut être en mesure d’apprendre (capabilité). Autrement dit, en situation de travail, donc dans des environnements fortement évolutifs, la possibilité d’apprendre et d’être en mesure de mobiliser ces nouvelles connaissances à bon escient ne dépend pas seulement des dispositions antérieurement acquises par les salariés et des motivations à se former (ex. évolution professionnelle).

Ainsi, d’autres facteurs, au niveau collectif et organisationnel, jouent dans la capacité à apprendre avec le numérique.

Avant de s’intéresser à ces facteurs, regardons, dans un premier temps, les résultats de notre étude qui nous ont permis de mieux comprendre les changements engendrés par ces dispositifs numériques au niveau de la formation, aussi bien du côté des apprenants que des formateurs4.
 

Effets…

 
Fragmentation des espaces-temps d’apprentissage

Tout d’abord, la numérisation induit des discontinuités5 au niveau des espaces-temps et d’interconnaissances (le fait de connaître des collègues, d’autres professionnels).

Si dans une formation en présentiel, les apprenants sont dans une même salle où ils se jaugent, apprennent à se connaître et à se faire confiance pour demander des explications ou de l’aide en cas de difficulté d’apprentissage, lors de la formation en ligne, chaque apprenant suit le contenu seul, devant son ordinateur.

De leur côté, les formateurs voient également, les interactions avec leurs apprenants évoluer, car ils ne les ont plus « sous les yeux » pour repérer leur éventuel « décrochage » et perdent ainsi la vision globale de leur avancement et de la formation.

En fonction de l’aléa et de la pression des contraintes organisationnelles auxquelles ils doivent faire face, le temps d’apprentissage se trouve également fragmenté (ex. les plages horaires qu’ils ont initialement prévues dans leurs agendas ne peuvent pas être tenues, voire elles sont interrompues).

Une partie des abandons qu’enregistrent ces formations en ligne peut s’expliquer par le fait que les apprenants ne connaissaient aucun collègue sur lequel s’appuyer en toute confiance pour demander de l’aide. Faute d’interconnaissance, l’apprenant isolé ne trouve pas une source d’émulation près de lui : il ne peut pas, par exemple, discuter de l’intérêt de telle consigne, de l’interprétation de telle information, ou échanger sur les trucs et astuces pour « tenir la cadence », etc.

Changement du rapport aux savoirs

L’étude que nous avons menée nous a également permis d’éclairer les impacts de la numérisation de la formation sur le rapport aux savoirs6.

Interrogés sur ce qu’ils avaient retenu de ce COOC et sur ce qu’ils ont réussi à mobiliser ensuite en situation de travail, nombreux sont les apprenants qui nous ont parlé essentiellement d’une liste d’outils (ex. mettre en place un quizz numérique pour animer une réunion ou des tableaux blancs virtuels pour stimuler la créativité).

Dit autrement, cette formation a permis notamment d’acquérir un savoir pratique élémentaire, rapidement appropriable et mis en œuvre dans le cadre de leur travail. Dans ce sens, le principal risque engendré par la numérisation de la formation est de considérer que le dispositif numérique est un moyen neutre de diffusion des « savoirs » et que les savoirs pourraient circuler en dehors de toute médiation sociale, collective et symbolique. Par conséquent, le rôle socio-pédagogique des enseignants serait réduit, en négligeant ainsi l’importance des médiations qu’ils apportent (notamment en présentiel, à travers des apprentissages informels, des échanges spontanés…). Mais cette façon de penser la formation comme une liste de contenus décontextualisés, délivrés à des échéances planifiées, en dehors des relations sociales qui contribuent à les faire émerger et acquérir, favorise à son tour l’adoption, chez les apprenants, d’un rapport instrumental à la formation, qui prend le pas sur une rationalité communicationnelle authentique et l’adoption d’un rapport plus généraliste aux savoirs.

Le risque de concevoir de telle façon des dispositifs numériques pour la formation sans la variété des dimensions collectives et organisationnelles qui les entourent est de développer un rapport instrumental aux savoirs, dans lequel, l’acquisition de connaissances vise uniquement les savoirs et savoir-faire (jugés) strictement nécessaires à l’exécution de tâches, immédiatement identifiables. Dans cette perspective, le dispositif de formation (numérique et pédagogique), conçu pour que le temps d’apprentissage soit le plus court possible, vise à faire acquérir uniquement des schèmes d’action opératoires, élémentaires, centrés sur l’exécution d’une succession de tâches, donc faiblement transférables et qui ne posent pas la question du développement des compétences à long terme.
 

… et conditions de réussite

 
Les facteurs sociaux, un arrière-plan de la réussite

La capacité à se préserver des plages horaires compactes, sans interruptions pour suivre ces formations en ligne et à échanger avec des apprenants et formateurs autour des connaissances dispensées pour leur donner du sens et les transposer en situation de travail dépend, bien sûr des facteurs individuels (autonomie dans le travail, position occupée et parcours dans l’entreprise…), mais aussi de la possibilité de s’intégrer dans un collectif d’entraide. Ainsi, la possibilité d’échanger, de façon informelle, avec des collègues de travail proches (soit géographiquement, soit avec lesquels on partage une activité) ou bien avec des collègues rencontrés récemment lors de réunions de travail, renforce la probabilité de suivre jusqu’au bout le COOC, quand tel est le souhait du salarié. L’appartenance de l’apprenant à des réseaux métier transverses revêt la même importance car elle implique des réunions et des échanges de pratiques entre des formateurs d’une même entité ou d’une même région. L’activité dans ces réseaux amène les apprenants à échanger autour de leurs pratiques et notamment, à discuter de la traduction concrète en situation de travail des éléments appris en formation.

L’antériorité d’une rencontre en présentiel est donc déterminante.

Conditions organisationnelles

D’un point de vue organisationnel, les politiques de formation qui prennent des précautions pour accompagner les salariés les moins qualifiés ou les moins autonomes sont importantes.

De même, les parcours de formation qui combinent des formations numériques et des formations en présentiel (permettant de maintenir le lien social si nécessaire à l’apprentissage et de donner un autre relief aux connaissances dispensées en ligne), les parcours clairement identifiés qui affichent les liens entre différentes formations ou avec d’autres dispositifs internes d’échange entre apprenants permettent d’augmenter la motivation pour une formation et la volonté de la suivre jusqu’au bout (en suivant des parcours fléchés et reconnus par l’entreprise qui peuvent être valorisés dans une optique d’évolution professionnelle). Faute de telles mesures institutionnelles, les connaissances dispensées sont considérées comme des informations générales sans application opérationnelle précise et sans réelle « valeur » en termes d’évolution professionnelle.

La sensibilisation des managers aux changements que le numérique induit dans la formation et les formations que l’entreprise peut mettre en place dans ce sens sont également essentielles. Tout d’abord, les managers jouent un rôle primordial dans l’allocation du temps pour se former avec le numérique, notamment pour les salariés qui ont des contraintes opérationnelles fortes, qui ont peu d’autonomie dans leur travail et qui ont du mal à dégager du temps pour les formations en ligne. Le rôle des managers est également important dans la légitimation de l’intérêt pour les formations suivies. Enfin, leur implication est nécessaire dans l’organisation des discussions collectives, au sein de l’équipe, autour des connaissances dispensées lors des formations suivies individuellement, en ligne, afin d’identifier les connaissances intéressantes à mettre en œuvre et l’aide nécessaire en termes de transformation.
 

Conclusion

 
L’approche par les capabilités nous a permis de montrer à quel point les dimensions technologiques, pédagogiques et organisationnelles sont imbriquées, aussi bien pour les apprenants, que pour les formateurs.

L’action cumulée du triptyque « niveau initial de diplôme-parcours antérieur-poste occupé » (facteurs individuels qui déterminent aussi bien le degré d’autonomie dans le travail, que l’habitude de suivre des formations numériques, de chercher par soi-même des informations, de se projeter dans un avenir professionnel, etc.) a donc besoin d’être soutenue aux niveaux collectif et organisationnel.

La mise en place des outils numériques dans la formation demande donc non seulement de réfléchir à la conception de ces outils et à la pédagogie, mais aussi à tous les changements organisationnels que cette mise en place requiert. La réussite des apprentissages avec le numérique reste largement conditionnée par la richesse des liens sociaux et les médiations que le présentiel apporte avec ses nuances, ses apprentissages informels et ses échanges spontanés.

L’œil de la revue Third

 
La formation professionnelle symbolise bien l’importance de l’éducation à toutes les étapes de la vie des Hommes. Il nous a paru essentiel de ne pas occulter l’impact de la révolution numérique dans la manière dont les professionnels se forment tout au long de leur carrière. L’article de Anca Boboc nous en synthétise les enjeux de manière remarquable.

www.third.digital
 



1 | Boboc A., Metzger J.-L., La formation continue à l’épreuve de sa numérisation, Revue Formation Emploi, n°145, mars-avril 2019. (Retour au texte 1)
2 | Cette approche a été développée par Amartya Sen (prix Nobel d’économie en 1998), pour traiter la question de la pauvreté en Inde. (Retour au texte 2)
3 |Boboc A., Metzger J.-L., La formation professionnelle à distance à la lumière des organisations capacitantes, Revue Distance et Médiation des Savoirs n°16, juin 2016.
https://dms.revues.org/1447. (Retour au texte 3)
4 | Boboc A., Metzger J.-L., Numérisation de la formation continue : transformation et accompagnement du travail de formateur, La Revue des Conditions de Travail n°6, septembre 2017. (Retour au texte 4)
5 | Boboc A., MetzgerJ.-L., La formation continue numérisée face à ses discontinuités, Revue Lien Social et Politiques, n°81 – « Emploi, travail et compétences à l’épreuve du numérique », février 2019. (Retour au texte 5)
6 | Boboc A., Metzger J.-L., Le numérique vecteur d’un rapport instrumental aux savoirs ?, Distance et Médiation des Savoirs, n°28, décembre 2019. (Retour au texte 6)

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