Numéro quatre
Retrouvez le numéro quatre de Third : Repenser l’éducation avec le numérique
Retrouvez le numéro quatre de Third : Repenser l’éducation avec le numérique
Sabine Duflo (SD) : Tout le monde est fasciné par les écrans : les enfants, les bébés mais aussi les chats, les chiens. En tant que mammifère, nous sommes naturellement attirés par tout ce qui bouge, ce qui brille et qui émet des sons. C’est un mécanisme qui vient de la nécessité d’identifier les modifications dans notre environnement immédiat, et ce dans un but de survie.
Les écrans fascinent car ils stimulent très fortement une compétence innée : l’attention réflexe. Dès que je perçois un bruit, une lumière, du mouvement, je ne peux faire autrement que de tourner mon regard vers cette lumière, ce son : c’est un réflexe primaire. Les écrans, s’ils sont surchargés en effets visuels, sonores stimulent très fortement l’attention réflexe et peuvent entraver la mise en place de l’attention focalisée. Le sujet oriente son regard vers une seule stimulation auditive et/ou visuelle, et fait abstraction des autres stimulations. L’attention focalisée, puis volontaire est à la fois une centration sur une seule perception et une mise à l’écart des autres perceptions sensorielles. C’est une compétence acquise et sans cette capacité nous ne pouvons pas penser.
Dans le monde naturel, notre attention réflexe s’exerce de façon dosée : les éléments et les êtres se meuvent avec une rapidité « normale » pour notre cerveau, les couleurs sont prises dans
un continuum et les sons naturels (voix, chants des oiseaux…) sont modulés. Il y a donc une stimulation sensorielle à laquelle notre cerveau s’est s’adapté au cours de l’évolution, qui n’est pas trop excitante et qui va permettre au bébé de se focaliser sur tel ou tel élément pour tenter d’en comprendre le sens.
À l’opposé, la plupart des productions audiovisuelles actuelles (en particulier les programmes « jeunesse ») fabriquent un environnement auditif et visuel chaotique. Les sons pulsés, les mouvements ultra rapides, les couleurs très contrastées viennent stimuler de façon aberrante l’attention réflexe, gênant la mise en place d’une attention focalisée qui permet l’accès au sens.
SD : Avant toute chose, il faut savoir qu’il existe une période dite sensori-motrice qui s’étend de la naissance jusqu’à 4 ans, pendant laquelle les bases du développement cognitif se fixent. C’est une période fondamentale où l’enfant découvre le monde à travers la manipulation des objets qui l’entourent : l’enfant fait tomber des objets, touche et goûte, tout en étant guidé par la parole de ses parents qui donne du sens à ses expériences.
Pour accéder à la notion de quantité, l’enfant doit manipuler de façon répétée les objets : « un bonbon pour papa, un bonbon pour maman, un pour moi… ». Il accède à la notion de causalité parce qu’il s’engage activement dans le monde : il shoote dans le ballon et celui-ci se déplace et avance. L’enfant fait tomber l’œuf, qui passe de l’état solide à un état liquide et il accède à la notion d’irréversibilité. C’est grâce à l’engagement dans le monde physique et à la répétition des mêmes gestes que l’enfant intègre ces notions essentielles.
Or, les jeux éducatifs sur écran ne permettent pas ces expériences car il n’y a que deux sens qui sont sollicités : la vue et l’audition. L’enfant va pouvoir acquérir certaines choses mais il ne s’agira pas d’apprentissages mais d’automatismes. à titre d’illustration, si l’enfant visionne pendant plusieurs heures des programmes dits éducatifs qui nomment les chiffres, il saura nommer les chiffres plus rapidement que ses congénères, mais il ne saura pas compter. Si on lui dit « donne-moi trois bonbons », il en sera incapable car il n’aura pas intégré la notion de quantité.
Je ne crois pas qu’on puisse éduquer nos enfants avec des écrans. Pourtant, c’est ce que l’on essaye de nous faire croire en installant le numérique dès la maternelle. L’éducation des enfants avec des écrans produit des automatismes alors que sa finalité est d’apprendre à penser par soi-même.
SD : Oui, selon moi, il y a une gradation en fonction de l’âge. Plus le visionnage est précoce, intensif et les contenus de mauvaise qualité, plus cela est néfaste.
Le bébé qui grandit dans un environnement où les écrans sont toujours allumés et où les parents regardent plus leurs écrans qu’ils ne regardent leur enfant, ne peut développer une attention focalisée, puis conjointe et un attachement de qualité. Et, il réagira avec un effet maximal quand on lui mettra un écran sous les yeux : attrait, puis addiction à l’objet peuvent se développer au détriment du développement de la communication et du langage. Concrètement, à 3 ans il peut présenter un retrait, une absence de regard orienté vers les personnes, une absence de curiosité pour le monde qui l’entoure : un tableau grave donc et proche de celui observé dans les troubles envahissant du développement (TED).
Les zones du cerveau se développent en fonction des interactions répétées du sujet avec son environnement. Il existe une période critique entre 0 et 2 ans où les zones du cerveau non stimulées risquent de s’éteindre : c’est ce que l’on appelle l’élagage synaptique. Si la vision et l’audition sont uniquement stimulées durant cette période par les écrans tandis que les relations à l’autre ne le sont pas, alors la zone « intérêt pour l’autre » ne va pas se développer.
C’est pour cela que les troubles sont plus graves chez les tous petits. Les adultes disent souvent qu’ils perdent leur capacité à lire des textes longs à force d’être systématiquement sur leur écran. Mais on sait que, si l’on supprime l’écran, cette attention pourrait revenir. Chez l’enfant, non !
Vers 6 ans, l’enfant, en principe, a acquis un bon niveau de langage : il parle et interagit de façon adaptée avec les autres mais les risques ne sont pas absents. Si, à cet âge-là, l’enfant est autorisé à visionner la télévision, la tablette ou un téléphone sans limites, les nouveaux apprentissages (que sont la lecture, l’écriture et le calcul), lesquels supposent une contrainte et de l’entrainement, peuvent être entravés. Entre le livre et l’écran, l’enfant choisira toujours l’écran. En effet, du point de vue du circuit de la récompense, on n’a pas deux objets identiques puisque l’un produit de fortes décharges de dopamine et l’autre de façon plus faible. L’enfant n’a donc pas le choix : il se dirige toujours vers l’écran.
Depuis quelques années, on observe une très forte augmentation des troubles « dys » (dyslexie, dyscalculie, dysphasie etc…). Ces troubles désignent parfois un déficit acquis. L’enfant ne parvient pas à mettre en place certaines compétences nécessitant de l’effort, de la contrainte, de la répétition. L’enfant habitué à la satisfaction immédiate que produit le face à face avec l’écran, a les plus grandes difficultés à apprendre.
Chez les enfants un peu plus âgés, les adolescents en particulier, il existe des troubles liés au contenu. Un enfant est un imitateur et il est évident que, avec une moyenne de 4h44 d’écran par jour chez les 8-12 ans et 7h22 chez les 12-15 ans (chiffres Common Sense Media 2019), une partie de sa construction identitaire passe par les écrans. Il est donc urgent de savoir ce que l’enfant visionne, qui le lui montre et dans quel but. Les programmes visionnés par les adolescents sont souvent dominés par la violence et l’hyper-sexualisation alors même que l’adolescent se trouve dans une période où il doit construire une identité sociale et sexuelle. Or, le modèle du rapport à l’autre enseigné par ces programmes où l’on doit tuer le plus de personnes sous peine d’être tué soimême (pour les jeux-vidéos dit First-person shooter ) et la pornographie où l’on traite son corps et le corps de l’autre comme une chose est extrêmement problématique.
SD : Oui, oui et oui, je n’ai pas une seconde d’hésitation car je le vois tous les jours dans mon cabinet ! Les enfants me disent qu’ils sont « accros » et les parents en souffrent. L’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) a déclaré les jeux-vidéo comme produisant des comportements addictifs mais, en réalité, ce sont l’ensemble des « contenus-écrans » qui le sont, même si certains sont plus addictifs que d’autres.
Dans mon livre1, je reprends un à un les critères de l’addiction posés par le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux2 pour voir si l’on ne peut les appliquer aux écrans. Tous y rentrent.
En effet, un enfant ou un adolescent sous l’emprise d’une addiction aux écrans ne va penser qu’à ça ; il va demander quand il pourra jouer et rejouer ; malgré les interdits il y reviendra sans cesse : la journée, le soir, la nuit. Lorsqu’on supprime les écrans, l’enfant hurlera, certains s’en prendront à leurs parents, insulteront et frapperont. Un enfant surexposé, à qui on enlève un écran se retrouve en manque : il ne sait pas quoi faire d’autre car il n’a pas appris à faire autre chose. Si l’on maintient le sevrage suffisamment longtemps, l’enfant va pouvoir s’intéresser à d’autres choses mais dès que les écrans seront réintroduits, l’enfant risque de rechuter.
SD : Oui. Un bon contenu c’est celui où les effets visuels sont au service de l’histoire, de la narration. à l’inverse, un mauvais contenu est un contenu qui contient énormément d’effets visuels avec une histoire très pauvre. Les dessins animés de Michel Ocelot (Kirikou et la sorcière, Princes et Princesses, Azur et Asmar, Dilili à Paris) ont des contenus très riches, par exemple.
Ce qu’il faut bien comprendre c’est que le problème vient à la fois de la pauvreté du contenu et de l’excès de visionnage. C’est l’effet indirect du « temps volé » sur les apprentissages sensori-moteurs, les échanges et l’effet direct dû aux écrans euxmêmes indépendamment de leur contenu.
SD : Je conseille la méthode que j’ai développée et qui s’intitule « Les 4 pas pour mieux avancer ». C’est une méthode qui reprend certaines recommandations de l’Académie américaine de pédiatrie. Ces règles s’adressent à toute la famille car les parents doivent être un modèle.
Ces 4 pas sont très simples, il y a quatre moments dans la journée où les écrans doivent être absents :
– Pas le matin : car l’attention est la plus forte et avec des écrans l’on va sur-stimuler l’attention réflexe et empêcher la mise en place de l’attention focalisée de l’enfant.
– Pas pendant les repas : la richesse du langage nait des échanges avec sa famille.
– Pas dans la chambre de l’enfant : les parents perdent le contrôle du temps passé sur l’écran et sur le – contenu visionné par l’enfant.
– Pas avant de se coucher (1h avant) : les écrans diffusent de la lumière bleue qui stoppent la sécrétion d’une neuro-hormone que l’on appelle la mélatonine et le temps de latence pour s’endormir va s’allonger.
SD : Oui et non. Mon regret aujourd’hui est que ceux qui sont en train de récupérer le discours de prévention sont des entreprises privées, comme les opérateurs de téléphonie mobile. Ils recrutent des psychologues et psychiatres, peu regardant sur la notion de conflit d’intérêts, pour faire de la prétendue prévention : cela ne va pas ! Entre éducation et numérique, il faut choisir son camp. Je ne veux pas que ce soit les viticulteurs qui fassent la prévention de la cirrhose du foie ; je ne veux pas que ce soit les cigarettiers qui fassent la prévention du tabac !
En réalité, l’industrie du numérique, avec la complicité du gouvernement, pratique une stratégie qui est très bien expliquée dans le livre de Naomi Oreskes, Les Marchands de doute3 concernant la cigarette, l’alcool, les pesticides…, des produits avec des effets toxiques pour la santé mais générant un maximum de profit. Dans un premier temps, on va nier les effets secondaires du produit et chanter ses louanges : « Le numérique c’est l’avenir de notre société, c’est écologique, c’est l’outil éducatif par excellence ». Ceux qui émettront des doutes seront taxés de « réacs » ou de « technophobes ». Dans un second temps, quand les effets toxiques commencent à se voir, quand les usagers commencent à se poser des questions, on va tenter de minimiser les risques, et taxer les esprits critiques d’alarmiste. On les accusera parfois de créer une « panique morale »4. Enfin dans un dernier temps, une fois que les effets toxiques seront bien visibles et « connus » de tous, l’industrie se chargera ellemême de faire la prévention du produit qu’elle vend (cela a été le cas avec le vin, le tabac).
En ce qui concerne les écrans, il y a un nombre considérable d’études qui sont concordantes sur les effets néfastes alors que rares sont les études qui montrent une absence de nocivité ou un effet positif sur le développement de l’enfant. Pour ralentir la prise de conscience, les marchands de doute minimisent l’impact délétère des écrans sur les enfants. Par exemple, sera avancée l’idée que les écrans ont des effets négatifs uniquement sur les familles pauvres, fragiles etc… (voir à ce sujet le dernier avis de l’Académie des sciences qu’on pourrait aussi bien nommer « Académie des sciences économico-compatible » pour reprendre les termes de Karine Mauvilly dans Cyberminimalisme5).
C’est donc un enjeu de santé publique, social, politique et les choses ne pourront changer que lorsqu’il y aura une prise de conscience suffisamment importante sur le terrain : il faut qu’un lobby humain, citoyen se forme contre le lobby du numérique. La loi Evin date de 1991 alors que les effets du tabac étaient connus depuis 1936 mais il y a eu tous ces prétendus experts qui ont fait barrage, avec la complicité de l’état.
Pour les écrans, j’aimerais que prime le bon sens et surtout le souci de conserver quelque chose d’essentiel en nous qui est la capacité à penser par soi-même, à être en lien avec les autres de façon humaine. Il faut protéger les enfants car ils sont l’avenir de notre société.
Notre rencontre avec Sabine Duflo nous a fait prendre conscience de l’impact décisif des écrans sur la construction d’un enfant. Un impact négatif lorsqu’ils sont trop présents, voire envahissants, et qu’ils nuisent au développement intellectuel. Un impact positif lorsqu’ils sont absents, à tout le moins domestiqués, et qu’ils permettent un épanouissement dans d’autres activités de découverte du monde.
1 | DUFLO Sabine, Quand les écrans deviennent neurotoxiques, Protégeons le cerveau de nos enfants ! Marabout, 2018. (Retour au texte 1)
2 | Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux – DSM-5, Elsevier Masson, 1952. (Retour au texte 2)
3 | M. CONWAY Erik et ORESKES Naomi, Les Marchands de doute, éditions Le Pommier, 2010. (Retour au texte 3)
4 | Tribune Le Monde, Les enfants dépendants aux écrans ? Ne parlons pas trop vite d’autisme et d’addiction, 19 février 2018. (Retour au texte 4)
5 | MAUVILLY Karine, Cyberminimalisme : Face au tout-numérique, reconquérir du temps, de la liberté et du bien-être, éditions Anthropocène, Seuil, 2019. (Retour au texte 5)