Numéro quatre
Retrouvez le numéro quatre de Third : Repenser l’éducation avec le numérique
Retrouvez le numéro quatre de Third : Repenser l’éducation avec le numérique
Rémy Challe (RC) : L’association EdTech France a été créée courant 2018 et a pour origine une initiative de Cap Digital qui a effectué une cartographie de la filière EdTech laquelle a donné lieu à l’observatoire des EdTech. Nous nous sommes alors aperçus qu’il y avait 200 à 250 sociétés qui se revendiquaient de cette filière EdTech mais qui n’étaient pas fédérées au sein d’une association. Il y avait donc une filière morcelée, éparpillée sur le territoire français mais qui n’avait pas de voix pour porter ses enjeux dans le débat public. A la suite de cette première initiative, certains entrepreneurs ont décidé de se réunir, ont publié un manifeste pour faire de la France la EdTech Nation qui a été signé par 180 entreprises et, parmi ces 180 entreprises, une quarantaine sont allées plus loin en créant l’association EdTech France.
Aujourd’hui, il y a plus de 230 entreprises qui sont membres de l’association et on estime à environ 400 à 500 le nombre d’entreprises EdTech en France. Les entreprises membres d’EdTech France représentent toute la diversité de cette filière en termes de taille et de maturité : il y a des très jeunes pousses qui sont encore au stade de l’incubation, des acteurs historiques du numérique éducatif et des nouveaux acteurs en fort développement avec une forte visibilité, comme Openclassrooms, Educlever, DigiSchool (pour ne citer qu’eux).
Il y a également une grande diversité en termes de marchés adressés par ces entreprises. On va schématiquement considérer qu’il y a trois marchés. Le plus important et dynamique aujourd’hui est celui de la formation professionnelle continue. C’est là qu’il y a les plus gros acteurs EdTech et les plus grands besoins exprimés. Le second marché c’est celui de l’enseignement supérieur avec des solutions qui s’adressent soit aux étudiants soit aux établissements d’enseignement supérieur. C’est un marché en croissance, car les établissements d’enseignement supérieur doivent se transformer en tant qu’organisations mais également procéder à une transformation leur modèle pédagogique. Il y a une par ailleurs une certaine porosité avec le marché de la formation professionnelle continue car, d’une part, il s’agit souvent des mêmes acteurs et, d’autre part, les solutions étant développées pour des adultes elles sont facilement transposables pour ces deux marchés. Cela isole le troisième marché qui est celui du scolaire qui n’a ni les mêmes acteurs, ni les mêmes enjeux, ni les mêmes opportunités et surtout, pas les mêmes difficultés.
En France, le marché du scolaire est en réalité à peine un marché (7% du marché EdTech en France contre 70% en Chine), étant donné qu’il est très difficile de vendre une solution numérique pour l’école et ce pour deux raisons principales : les établissements scolaires, qui sont les utilisateurs de ces solutions, ne sont pas les payeurs ; et il existe des freins culturels, à savoir une méfiance vis-à-vis du numérique et vis-à-vis du secteur privé.
RC : Le marché global de l’EdTech a été évalué à 152 milliards de dollars (2,6% des dépenses éducatives) en 2018 avec une prévision d’augmentation à 342 milliards de dollars (4,4% des dépenses éducatives) à l’horizon 20251. En 2019, les investissements dans les entreprises EdTech ont atteint 7,4 milliards de dollars aux états-Unis, 2,4 milliards de dollars en Chine et 1,2 milliards de dollars en Europe2.
À l’échelle mondiale, les géants sont américains et chinois et, dans une moindre mesure, indiens. Très loin derrière on retrouve l’Europe. En Europe les deux pays les plus dynamiques sont la Grande-Bretagne et la France. Il y a déjà eu des plans autour du numérique éducatif en Grande-Bretagne avec donc une longueur d’avance. Mais ces dernières années la France a été en tête des investissements avec quelques grosses levées de fonds, exclusivement dans le marché de la formation professionnelle continue.
La France a une véritable carte à jouer à l’échelle européenne mais aussi à l’échelle mondiale. Il y a notamment l’espace de la francophonie qui est plus difficile à pénétrer pour des entreprises américaines ou chinoises. Les entreprises françaises s’exportent déjà à l’étranger (par exemple, Lalilo, Marbotic et Dragonbox) mais le paradoxe est que certaines de ces entreprises ne réalisent aucun chiffre d’affaires en France.
Les géants étrangers sont déjà présents en France. Sur le marché du scolaire, ils font face aux mêmes difficultés que les acteurs français. Mais bien évidemment, si on ne donne pas les moyens aux entreprises françaises de se développer, le jour où ce marché s’ouvrira, il y a un risque que les géants étrangers le préemptent rapidement avec des solutions qui, sans être mauvaises, n’auront pas forcément été développées avec les mêmes valeurs qu’en France. Il y a donc un enjeu de souveraineté éducative dans le numérique.
Sur les marchés de l’enseignement supérieur et de la formation continue, il y a des entreprises étrangères qui sont présentes et concurrencent les entreprises françaises. Le rôle de l’association EdTech France est justement de valoriser le savoir-faire des entrepreneurs français auprès des établissements d’enseignement supérieur et des entreprises. L’ambition n’est pas de faire du protectionnisme, mais plutôt de porter la filière EdTech française, la rendre plus lisible et plus visible.
RC : Les entreprises EdTech sont rarement des organismes de formation. Ce sont davantage des ressources pédagogiques, des briques technologiques qui permettent de transformer l’expérience éducative. La transformation est d’abord pédagogique, car sans la pédagogie l’outil technologique est tout simplement inutile. Il est donc nécessaire que les acteurs privés et les acteurs publics arrivent à travailler ensemble. Ces acteurs sont complémentaires et il n’existe pas d’antagonisme entre eux. D’une part, le but lucratif n’est pas incompatible avec l’intérêt général. D’autre part, les entrepreneurs EdTech sont fondamentalement attachés au service public de l’éducation et convaincus que dans un monde qui est en train de changer l’école doit désormais se saisir du sujet du numérique : apprendre le numérique et apprendre par le numérique.
Cette collaboration entre acteurs publics et acteurs privés existe déjà. Il y a notamment la direction nationale du numérique pour l’éducation (DNE) rattachée au ministère de l’éducation nationale qui échange continuellement avec les entreprises EdTech. Certains partenariats ont également été mis en place sur des projets spécifiques, par exemple dans le domaine de l’intelligence artificielle. Mais cela n’est pas suffisant. Nous manquons toujours d’une volonté politique et de stratégie politique. Un des principaux enjeux consistera à accompagner les enseignants dans une démarche de transformation de la pédagogie dont ils sont les principaux acteurs. Il faudra donc parler avec eux de la pédagogie, de la vision de l’école que l’on veut bâtir et de comment, dans une société numérique, nous pouvons avoir recours à des outils technologiques pour transformer l’expérience d’apprentissage.
RC : Les entreprises EdTech sont parfois accusées à tort de creuser ou créer des inégalités car à un moment elles doivent trouver un modèle économique viable et donc générer des revenus. Et si les acteurs publics n’achètent pas, il faut bien que quelqu’un le fasse. Par exemple, dans le scolaire, le modèle économique vers lequel les entreprises EdTech vont devoir se diriger consiste à faire payer les parents. Et dans ce cas-là évidemment on va accuser ces entreprises de ne s’adresser qu’à ceux qui ont les moyens.
Il y a un espèce de dogme de la gratuité qui pèse sur le secteur de l’éducation. Sauf que l’on est dans un monde où rien n’est gratuit (si les manuels scolaires n’étaient pas pris en charge par l’éducation nationale, on accuserait les éditeurs de creuser la fracture sociale). Le meilleur moyen de réduire ces inégalités serait que les pouvoirs publics se saisissent de l’EdTech. Les entreprises EdTech ne peuvent pas travailler gratuitement. En revanche, dès qu’elles le peuvent, elles mettent leurs outils à disposition gratuitement de nombreux outils sont accessibles en freemium et n’hésitent pas à faire appel à des sponsors/mécènes (notamment les banques et réseaux mutualistes). Mais il faut toujours à un moment quelqu’un qui paye, le produit gratuit n’existe pas. Ou, quand il existe, c’est qu’il y a un mode de financement caché qui peut être précisément l’utilisation des données à des fins commerciales.
Enfin, s’agissant des infrastructures numériques, nous observons que le taux d’équipement des ménages est élevé. Les régions les plus fracturés sont d’ailleurs souvent celles où l’on trouve le plus haut taux d’équipement. Les collectivités ont également investi dans l’équipement numérique des écoles et la banque des territoires veille aussi à ce que chaque établissement puisse bénéficier d’un réseau ou en tous cas des conditions minimales pour que le numérique soit implanté3.
RC : Il est un fait que dans un paysage devenu numérique nous sommes tous confrontés à une certaine incertitude sur l’évolution des métiers et des compétences désirées. Le numérique pose donc des questions mais apporte également des réponses à ses propres questions. Si on prend l’exemple de l’intelligence artificielle, il ne s’agit pas de remplacer les métiers actuels par des robots mais plutôt de machine learning, c’est-à-dire d’algorithmes qui sont créés, programmés et entrainés par des humains. L’intelligence artificielle peut donc être vécue comme une opportunité plutôt qu’un risque. Elle peut notamment permettre aux humains de se délester de certaines tâches pour se concentrer à d’autres développement. Appliqué à l’éducation, le machine learning permet d’individualiser l’apprentissage de chacun en fonction de son profil, de son parcours et de ses aptitudes.
Aujourd’hui, les EdTech peuvent adresser ces nouveaux besoins mais à condition une fois encore de se poser une question avant tout pédagogique. Les soft skills sont difficiles à appréhender et ne constituent pas une matière qui pourrait s’enseigner en tant que telle. En revanche, on peut enseigner une matière tout en développement des soft skills. Et la technologie permet justement de disposer des outils permettant de rendre possible le développement des soft skills dans le cadre des enseignements, notamment en favorisant les échanges. La réponse est donc tout d’abord pédagogique et permise par la technologie.
En outre, avec la nécessité de développer des compétences, le volume de personnes à former va augmenter exponentiellement et l’approche traditionnelle de la formation continue ne permettra pas de répondre à ce nouveau besoin. Il faudra bien évidemment démocratiser l’accès à la formation continue ce que seul le numérique peut faire.
RC : Ce débat est plutôt sain. Beaucoup de voix s’élèvent pour diaboliser ou dé-diaboliser les écrans. Il y a un véritable débat sociétal sur la place des écrans et plus généralement sur la place que l’on fait au numérique.
Les écrans sont pointés comme coupables. Ce n’est pas nouveau, quand j’étais enfant on pointait du doigt l’écran de télévision. Le problème ce n’est pas tant l’écran que l’usage que l’on en fait. Il y a une nécessaire éducation des enfants et des parents à l’utilisation des écrans. Les entreprises EdTech en sont conscientes. Pour autant, il ne faut priver les enfants de ces écrans, justement pour qu’ils apprennent comment ils fonctionnent et comment les maitriser. Plus globalement, il y a une véritable éducation de tous à faire aux usages du numérique (fake news, protection de ses propres données…).
Les acteurs EdTech qui sont des acteurs à la fois du numérique mais avant tout de l’éducation n’ont pas une position évangéliste mais une position responsable qui consiste à dire que c’est l’usage des écrans qui peut être dangereux et qu’il y a une éducation de tous à faire au numérique. Par exemple, Tralalère, entreprise EdTech qui, en collaboration avec un consortium privé et le ministère de l’éducation, a produit l’application Faminum qui permet de créer une réflexion familiale collective sur l’usage des outils numériques et de fixer des règles, notamment quant à l’utilisation du smartphone, au sein de la famille.
RC : Le modèle économique des entreprises EdTech n’est pas fondé sur la monétisation des données. Elles n’ont pas pour ambition de vendre les données des utilisateurs pour commercialiser d’autres produits. Et, lorsque les données sont utilisées par les entreprises EdTech, elles le sont à des fins pédagogiques plutôt qu’à des fins commerciales.
Le danger quant à l’utilisation des données existe précisément lorsque, faute d’outil EdTech, d’autres outils non adaptés sont utilisés. Par exemple, lorsque les enfants partent en classe de mer, les enseignants ne disposent d’un outil spécifique pour partager l’expérience avec les parents ce qui peut pousser l’enseignant à partager les photos sur une application mainstream comme Instagram.
Ensuite, il y a un sujet plus général de culture des données (notamment à l’éducation nationale), qui n’existe pas assez. Il faut protéger les données sensibles – c’est une évidence – mais il faut également savoir utiliser les données qui pourraient permettre de mieux piloter une politique éducative (par exemple, en identifiant d’une académie à l’autre quelles sont les difficultés, en comparant les résultats des classes d’âges, en recensant des statistiques sur les absences…). Donc, à condition de récolter et stocker ces données convenablement, elles pourraient avoir un réel intérêt macro pour l’éducation nationale. Et à l’échelle micro, elles pourraient également permettre d’améliorer les parcours d’apprentissage individuels.
Rémy Challe, directeur de l’association EdTech France, était l’intercoluteur idéal pour porter la voix des entreprises qui développent des solutions technologiques au profit de l’éducation. Dans cet entretien, il nous dresse un panorama détaillé de la filière EdTech et nous éclaire sur les opportunités et défis des entreprises EdTech en France.
1 | https://www.holoniq.com/edtech/10-charts-that-explain-the-global-education-technology-market. (Retour au texte 1)
2 | The European EdTech Funding Report 2014-2019, Brighteye Ventures, January 2020. (Retour au texte 2)
3 | La Caisse des Dépôts, en partenariat avec le ministère de l’éducation, a créé un outil dénommé « eCarto » qui permet de visualiser le développement du numérique éducatif dans les établissements scolaires. (Retour au texte 3)