Numéro quatre
Retrouvez le numéro quatre de Third : Repenser l’éducation avec le numérique
Retrouvez le numéro quatre de Third : Repenser l’éducation avec le numérique
Amélia Matar (AM) : Le numérique et les nouvelles technologies sont une passion qui me vient de l’enfance. Je suis issue d’une famille plutôt modeste avec un père « geek », qui était réparateur de télévision. Très tôt, je l’observais réparer toutes sortes d’appareils, notamment des télévisions. Puis, à l’âge de 12 ans, j’ai eu un ordinateur.
La naissance de mon fils il y a 6 ans a été un moment décisif. J’ai réalisé que si on veut avoir un impact sur la société, cela passait nécessairement par l’éducation. Je me suis particulièrement intéressée aux écrits de la pédagogue Maria Montessori, et j’ai eu une rencontre extrêmement forte avec son œuvre. C’est une visionnaire qui avait déjà compris comment fonctionnait et procédait l’enfant, bien avant l’émergence des neurosciences. Son principal constat est que le cerveau de l’enfant a un fonctionnement spécifique qu’il faut prendre en compte dans la manière de l’éduquer.
Selon l’approche de Maria Montessori, avant l’âge de 6 ans, l’enfant a une plasticité cérébrale très importante, une capacité d’absorption exceptionnelle ainsi qu’une absorption de son environnement spontanée et intuitive. Quand on plonge un enfant dans un environnement, il absorbe tout ce qu’il l’entoure : c’est ce qui lui permet, entre autres, de s’adapter aux différentes cultures.
Tout comme les adultes, le jeune enfant est plongé dans l’univers du numérique, à la maison comme à l’extérieur. Pourtant, on ne lui explique jamais de quoi il s’agit. En analysant les pratiques éducatives en la matière, j’ai découvert les travaux de Kimberly Smith, chercheuse au Massachusetts Institute of Technology (MIT) qui a travaillé sur les méthodologies d’enseignement du numérique aux jeunes enfants, sans écran.
AM : Colori est un projet d’éducation des jeunes enfants de 3 à 6 ans au numérique, au moyen de méthodes pédagogiques innovantes et performantes. Notre démarche repose sur la curation et l’adaptation d’activités qui existent déjà ainsi que la création d’activités qui sont mises à disposition des enfants à travers des ateliers que nous opérons nous-mêmes ou alors à travers la formation que nous proposons à la communauté éducative (enseignants, éducateurs, parents).
À travers Colori, notre souhait est de proposer une méthode clé en main aux différents acteurs de l’éducation. Par exemple, nous pouvons intervenir auprès d’un enseignant de maternelle qui souhaite être proactif sur le sujet de l’éducation numérique et qui se demande quels outils il peut avoir à sa disposition pour former les jeunes enfants. Nous souhaitons que Colori devienne une méthode pédagogique pouvant être déployée facilement dans les différentes classes des établissements scolaires français tout au long de l’année. Cela signifie notamment d’être présents dans les publications de référence à l’attention des enseignants ou encore d’intervenir dans le parcours de formation de ces enseignants au sein des écoles Supérieures du Professorat et de l’éducation (ESPE).
Enfin, la mission de Colori est aussi sociale car les usages du numérique que nous observons sont intimement liés au contexte socio-économique des enfants. En pratique, l’usage abusif des écrans est souvent observé dans les milieux pauvres. L’éducation numérique n’est pas une priorité pour ces parents, il s’agit même d’une opportunité pour eux d’avoir un outil numérique pour occuper les enfants. L’ADN de Colori, c’est aussi d’aller parler de ces enjeux aux enfants issus de ces milieux modestes.
AM : J’insiste sur le fait que notre activité n’est pas fondée sur une quelconque doctrine anti-écran. Nous avons la conviction que les enfants devront utiliser un écran car la confrontation au numérique passe nécessairement par un écran. Cela étant dit, le sujet de l’exposition aux écrans est vivement débattu et je considère qu’il n’y a pas de consensus scientifique sur la question de savoir s’il faut interdire les écrans aux enfants avant l’âge de 7-8 ans, souvent fixé comme référence. Ce que l’on sait aujourd’hui, c’est qu’une utilisation et une exposition abusives aux écrans ont des conséquences sur l’élocution et la capacité de concentration de l’enfant.
Colori ne propose pas d’écran aux enfants en raison du très jeune âge de notre public, qui est constitué d’enfants de 3 à 6 ans. Or, le numérique peut commencer à s’apprendre sans écrans. Lorsqu’il a tout récemment été interrogé sur France Inter à propos de l’affaire « Benjamin Griveaux », le député européen Yannick Jadot a répondu que la solution pouvait être d’apprendre aux enfants à coder. Dans le numérique, il y a certes une part de codage informatique, mais il y a aussi une part de compréhension sur la manière dont une information peut se diffuser à très grande échelle et très grande vitesse sur Internet. Il est nécessaire de se questionner sur les mécanismes qui sont à l’œuvre derrière cela.
AM : Colori propose plusieurs types d’ateliers aux enfants âgés de 3 à 6 ans :
– Un module codage : dans cette partie algorithmique, les enfants vont programmer le déplacement d’un robot ;
– Un module culture et vocabulaire : cette partie permet d’expliquer aux enfants la culture numérique bien au-delà de la simple programmation, et leur faire comprendre quels sont les usages et limites.
– Un module philosophique : les enfants sont questionnés sur la place du numérique et de la robotique.
Avec ces différents ateliers, nous souhaitons permettre une transmission plus large de la culture numérique. En effet, lorsqu’on comprend un phénomène, on prend plus de distance par rapport à ce phénomène, on adopte une posture plus active, et on n’est moins dans la consommation aveugle et passive. Ainsi, notre objectif est de faire en sorte que l’enfant ne soit pas un simple consommateur d’écran avec des programmes abrutissants mais qu’il ait une posture beaucoup plus active vis-à-vis de la technologie et du numérique.
L’une des activités emblématiques de Colori est la lecture du conte Hayo Le Robot. Dans ce conte, les enfants vont appréhender le concept de l’algorithmique, du binaire, de la logique booléenne et même de l’intelligence artificielle. Dans le premier épisode, les deux personnages principaux du conte vont recevoir un robot qui est coincé dans une boîte et ils vont devoir trouver le bon algorithme afin de le faire sortir de cette boîte. Ils vont s’y prendre à plusieurs reprises et comprendre que le robot a besoin d’instructions précises. Dès lors, on est dans la définition même d’un algorithme, à savoir une suite d’instructions précises en vue d’accomplir une tâche ou de résoudre un problème. Les enfants vont finir par trouver le bon algorithme qui va permettre au robot de sortir de la boîte dans laquelle il était enfermé.
En parallèle de la lecture du conte, les enfants vont pouvoir programmer le robot qui doit se déplacer sur un quadrillage selon le même principe. Cette narration a un effet très puissant sur les jeunes enfants.
Nous proposons aussi des ateliers dits « binaires » où les enfants doivent réaliser une image à partir d’un code composé de 1 et de 0. Il s’agit d’habituer les enfants à la logique binaire de l’informatique qui est la base de tous les développements informatiques. Ainsi, les enfants peuvent soit reproduire le robot du conte en binaire, soit imaginer leur propre dessin en binaire.
AM : Pour tout dire, j’ai été éblouie par l’œuvre de Maria Montessori. à mon avis, on ne parle pas assez de cette femme incroyable, qui a été nominée trois fois pour recevoir le prix Nobel de la paix et qui a reçu la légion d’honneur en France. à travers ses différentes études, c’est une personne qui a fait avancer l’éducation de manière considérable.
Plusieurs points clés de la méthode Colori sont des mises en application des idées de Maria Montessori :
– D’une part, le sujet de la posture de l’adulte et de l’absence de sanction ou de récompense est central. Toute l’idée de Maria Montessori est que les jeunes enfants sont mus par ce besoin voire même cette envie vitale d’apprendre. L’enfant dispose d’une motivation qui lui est propre et qui est naturellement très forte, c’est-à-dire une motivation endogène. Au contraire, la récompense le détourne de ce besoin naturel d’apprendre. La récompense constitue une motivation exogène qui n’est pas indispensable et rend la motivation naturellement moins forte. Nos formateurs sont sensibilisés à cela.
– D’autre part, la volonté d’apprendre de l’enfant est aussi favorisée, selon Maria Montessori, par l’esthétique. En travaillant avec des belles choses, les enfants sont non seulement contents de les utiliser mais cela favorise également leur motivation à les utiliser. Colori apporte donc un soin particulier au choix des matières et des couleurs pour les ateliers et les supports pédagogiques mis à disposition des enfants.
– L’autonomie de l’enfant est une autre thématique clé qui doit être stimulée. D’après Maria Montessori, l’enfant est un embryon social avant l’âge de 6 ans et sa capacité à travailler en groupe est peu développée. Dès lors, nous essayons de proposer le plus possible des activités autonomes et des activités qui soient auto-correctrices, c’est-à-dire des activités où l’enfant pourra se corriger seul.
– Enfin, la variété des activités est aussi importante car elle permet de proposer progressivement des activités qui correspondent au niveau de l’enfant. En appliquant cette méthode Montessori, les enfants ne se sentent jamais perdus et ne sont jamais mis en difficulté.
AM : Dans son livre Homo Deus, l’auteur Yuval Noah Harari s’est demandé ce que pourrait devenir l’humanité avec la révolution numérique. Il m’a particulièrement marquée en écrivant que les hommes pourraient arriver à un point où le clivage entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas pourrait être aussi important que celui entre Homo Sapiens et Homo Neandertal.
Au regard de ce clivage, il y aurait donc deux types de population. D’un côté, les surhommes qui seraient augmentés de toutes les connaissances et capacités liées au numérique. De l’autre, une population inférieure et ignorante en raison d’une consommation néfaste et non-adaptée du numérique.
Je pense que l’adage « Sciencia, Potentia » représente assez bien cette idée générale selon laquelle c’est la compréhension des mécanismes à l’œuvre et du vocabulaire technologique qui permet d’être véritablement acteur. à titre d’exemple, lorsque les sites Internet nous présentent telle ou telle information, notre éducation et notre compréhension du contexte dans lequel cette information nous est diffusée nous permettent de l’évaluer et éventuellement la remettre en cause.
La démarche de Colori, c’est de contribuer à la formation d’esprits libres et d’esprits critiques sur le numérique dès le plus jeune âge.
AM : Je comprends que, du point de vue des établissements scolaires, ces équipements numériques puissent paraître nécessaires. Toutefois, je pense aussi qu’il est important d’émettre deux réserves. D’une part, l’équipement numérique ne fait pas tout. D’autre part, l’équipement est contraignant puisqu’il doit être mis à jour, être connecté ou encore il doit fonctionner au bon moment et au bon endroit.
Au regard des retours d’expériences qui me sont faits, avoir trente élèves avec trente ordinateurs connectés et un logiciel à jour, cela relève d’un certain défi logistique. De surcroît, cela me semble être compliqué à mettre en œuvre.
À mon avis, l’équipement numérique ne doit pas constituer un simple coup d’éclat. L’équipement informatique, pris seul, n’a aucun impact intéressant pour l’éducation. Ce qui compte, c’est l’environnement qui est créé autour, le discours qui l’accompagne et la pédagogie qui le soutient.
Je constate par exemple que le personnel éducatif vient, pour beaucoup, d’un cursus littéraire. Or, le numérique est majoritairement associé aux études de sciences et de mathématiques. Ainsi, j’ai pu percevoir un certain blocage psychologique à l’idée de se saisir de ce sujet du numérique, jugé trop technique par le personnel éducatif.
L’avantage de l’approche Colori, c’est de s’affranchir de l’outil numérique en tant que tel puisqu’il n’y a ni écran, ni ordinateur, ni tablette dans nos ateliers. Or, la barrière psychologique à l’égard du numérique est souvent liée à l’outil numérique en tant que tel. Puisqu’il n’y a pas d’ordinateur, il ne s’agit pas d’expliquer l’utilisation de l’outil.
Nous sommes chanceux d’avoir rencontré Amélia Matar dans le cadre de ce numéro ! Son projet démontre qu’il est possible de construire un projet éducatif innovant sans recourir aux écrans et sans vision manichéenne sur le danger des écrans, avec une vision forte de l’avenir de l’éducation des plus jeunes.