Numéro quatre
Retrouvez le numéro quatre de Third : Repenser l’éducation avec le numérique
Retrouvez le numéro quatre de Third : Repenser l’éducation avec le numérique
Après une décennie durant laquelle une grande majorité des adultes semblaient dubitatifs quant à ces nouveaux outils et tentés par un contrôle restrictif des utilisations par les enfants comme les adolescents, nombreux sont ceux qui désormais considèrent avec beaucoup d’intérêt le rôle éducatif du numérique dans le développement des compétences techniques et sociales des jeunes. Ce glissement d’une posture circonspecte vers une approche positive est particulièrement marqué chez certains professionnels : enseignants, médiateurs, animateurs, cherchent à se saisir du numérique pour faciliter les échanges et apprentissages en exploitant les formats qui savent susciter et retenir l’attention de leur public. Pendant que certains des acteurs de l’éducation et de la pédagogie s’ouvrent progressivement à ces questions et tentent de construire des parcours adaptés, les parents subissent, eux, des injonctions contradictoires.
Peu ou pas du tout au fait de la nature des activités et des interactions en ligne de leurs enfants, les parents sont en effet, de leur côté, incités à appliquer un « principe de précaution » mis en œuvre de façon absolue et sans tenir compte des spécificités des environnements numériques. Bombardés de discours alarmistes, mécaniquement plus faciles à appréhender que des propos plus nuancés, les parents cherchent la posture qui leur permettra de conjuguer la réalité des pratiques et l’impératif de sécurisation de leurs enfants. Les professionnels qui rencontrent les parents et échangent avec eux sur ces sujets le constatent : la confusion est désormais totale entre « parents responsables » et « parents inquiets ». Pour les parents les moins à l’aise dans les mondes numériques, ces inquiétudes s’appliquent en outre aux données qu’ils peuvent facilement évaluer, c’est-à-dire celles mesurant les aspects quantitatifs (temps d’écran, code de sécurité en ligne PEGI, âge limite) plutôt que qualitatifs.
Après avoir cherché à produire un discours généraliste pour simplifier l’encadrement des usages numériques des jeunes, il est désormais indispensable d’aborder ces questions de manière plus précise, pour adresser précisément les besoins et limites à fixer en fonction du développement des enfants.
Bien souvent, c’est la relation que les jeunes enfants entretiennent avec ces fameux écrans qui semblent le plus revenir dans les conversations. Et certainement, pour plusieurs raisons. Du fait de leur immaturité, les plus jeunes d’entre nous doivent être protégés, encadrés et accompagnés. Alors, évidemment, ces nouveaux usages interpellent les adultes, puisqu’ils semblent fasciner le jeune public qui éprouve de grandes difficultés à se séparer des écrans, à vivre des expériences jugées significatives, à résister à la pression des modèles et représentations suggérées dans ces productions médiatiques. Face à toute pratique qui l’enthousiasme, l’enfant a besoin d’apprendre la régulation, d’échanger avec des adultes sur ce qui l’intéresse et certainement de découvrir des activités variées qui sollicitent l’intégralité de ses sens. Ainsi, l’usage des médias et des dispositifs numériques interactifs n’est pas une fin en soi et ne pourrait être une activité unique, décorrélée de la relation parentale ou du cadre éducatif proposé par un adulte. Jouer à des jeux vidéo, regarder des dessins animés, ne s’oppose pas à courir dehors, organiser un épervier, lire des livres, chanter des chansons, manipuler des objets…
Car si l’âge est une donnée factuelle bien tentante pour piloter la progressivité des usages accessibles aux enfants, pré-adolescents et adolescents, ce sont en fait les compétences psychosociales et techniques des enfants qui devraient servir d’étalon pour évaluer le niveau d’autonomie et de liberté qu’il est souhaitable de leur accorder.
Pour utiliser intelligemment un média social, ce n’est pas 13 ans qu’il est important d’avoir, mais plutôt la capacité à distinguer ce qui peut être dit dans un environnement familial et amical de ce qui peut être affiché en ligne pour être vu par des personnes dont on n’est pas certain de l’identité et des intentions. Certain.es en seront capables à 10 ans, d’autres pas avant leur quinzième année… Il est urgent de remplacer « quels temps d’écran pour mon fils ? » par « quels usages proposer à mon fils de [X] ans, plutôt timide mais maîtrisant aussi bien la syntaxe que le second degré ? ».
Les adolescents font, de leur côté, un usage bien différent des outils numériques. à l’âge où les relations amicales sont essentielles, l’adolescent vit son smartphone comme une interface qui lui permet d’être ici et ailleurs, installé confortablement sur le canapé familial et de rester en lien avec ses copains qui lui sont si chers. Nous préférons penser que dans ce jeu médiatique, l’adolescent développe son autonomie, maintient ses attaches et construit sa sociabilité. Penser qu’un adolescent d’une quinzaine d’année n’a besoin d’exister qu’au sein de sa famille est une vision étrange de la construction de la jeunesse. Car l’adolescence peut être considérée comme un sas entre l’enfance, avec le besoin de sécurité et de valorisation qui s’y rattache, et l’âge adulte, qui réclame une valorisation méritée et argumentée de la part de pairs susceptibles également de dévalorisation. Dès le collège, l’adolescent se situe dans un moment de recherche de soi et de constitution de son identité propre, en s’appuyant sur le regard de l’autre, comme le signale nombre des travaux sociologiques menés sur la jeunesse. Pour Olivier Galland, par exemple, les jeunes apprennent durant cette période à se situer dans les relations interpersonnelles et à faire l’apprentissage de leur identité. L’utilisation des médias numériques contribue conséquemment à cet apprentissage.
Quand un adolescent joue à Fortnite, il fait bien plus qu’appuyer sur des boutons, il interagit avec d’autres, tente de s’intégrer voire de se faire remarquer, il élabore des stratégies pour gagner. En parallèle, il est mis sous pression, acteur d’une mécanique volontairement frustrante, qui cherche à mobiliser toujours plus son attention. Les adultes doivent ainsi accomplir une double mission : comprendre ce qui est en jeu, les stratégies développées, discuter avec lui des émotions qu’il ressent, des joies comme des frustrations qu’il vit, mais aussi expliquer les modèles de rentabilité du jeu, la manière dont il gagne de l’argent en faisant tout pour que l’adolescent achète des personnages supplémentaires, des éléments de différenciation ou des produits dérivés. Et pourquoi pas, discuter de ce qu’est un Mortal Combat, de la catharsis et de ce goût pour la violence et la domination ? Cet objet culturel devient un espace éducatif à part entière qui permet de découvrir et de discuter de nos valeurs.
Enfin, c’est aussi l’occasion de l’apprentissage de la régulation face à une société de l’abondance. Le jeu ne s’arrête jamais, mais eux peuvent apprendre à choisir, à apprécier les moments sans tomber dans une boulimie inquiétante.
Évidemment, il serait injuste de considérer que tous les enfants et adolescents réagissent de la même manière à ces interactions. On ne met pas les mêmes enjeux dans une relation en fonction de son âge, de l’intérêt qu’on trouve à ce que l’on fait, de sa passion, de l’heure de la journée, de ce qu’il se passe autour de nous… Sans compter que les usages problématiques des écrans sont à corréler avec d’autres difficultés, sociales et psychologiques. Il existe de nombreuses lignes de fracture entre parents inquiets / paralysés et parents inquiets / proactifs. Les plus aisés sont globalement moins effrayés par un monde qui les choit, tandis que les plus diplômés semblent globalement moins effrayés par un monde qu’ils savent analyser et déconstruire. Sans compter que l’éducation aux médias et au numérique n’échappe que très peu aux phénomènes de reproduction sociale. Les usages communicationnels et numériques qu’avaient les adultes avant de devenir parents influencent leur perception des pratiques de leurs enfants. Ceux qui ont joué sur les premières consoles ou ordinateurs connaissent la valeur et les travers possibles de ces pratiques. Ceux qui, pour des raisons sociales, culturelles ou économiques, n’ont pas utilisé ces outils lors qu’eux-mêmes étaient jeunes, sont dénués des références. Pour ne pas avoir éprouvé la difficulté qu’il peut y avoir à cesser une activité stimulante, ils ne comprennent pas pourquoi leurs enfants rechignent à lâcher smartphones et manettes. Ce manque d’expérience rend, assez généralement, leur position moins nuancée : soit très permissive, soit très restrictive.
Enfin, ces parents sont en outre les principales victimes, et les premiers vecteurs, de ce péché originel de l’éducation aux médias qu’est le concept de digital natives. Souhaitant de toutes leurs forces que leurs enfants soient plus éclairés qu’eux-mêmes sur ces sujets, ils en viennent à confondre appétence et maîtrise du numérique. Ils assimilent ainsi l’absence d’appréhension qu’ils peuvent voir chez leurs enfants avec la compréhension des tenants et aboutissants des outils tangibles (smartphone, ordinateur, tablettes) et numériques (logiciels / applications, médias sociaux) qu’ils utilisent, parfois, de façon décomplexée. Mais cette aisance apparente n’est que le signe de l’immaturité propre à la jeunesse, et non d’un hypothétique sixième sens numérique qui aurait été miraculeusement accordé à ceux nés après l’an 2000. Les digital natives n’existent pas. Ce terme ne désigne qu’une cible marketing sur-mesure, comme le fût un temps la proverbiale ménagère de moins de 50 ans.
Le concept de digital natives mérite d’être combattu, car il implique deux alternatives également néfastes :
– survaloriser les compétences d’enfants et d’adolescents par définition incapables de formuler leurs faiblesses ;
– démobiliser des parents et adultes réfractaires au numérique en leur permettant de répéter que les jeunes maîtrisent mieux ces outils qu’eux-mêmes, se dédouanant ainsi d’une possible intervention éducative.
Aujourd’hui, l’éducation aux médias numériques semble être la réponse à apporter, permettant de développer, chez les jeunes et les adultes, une consommation lucide et de bénéficier pleinement des opportunités offertes par la société de l’information. Car il paraît nécessaire de se préparer à ce monde très médiatique et très connecté. L’éducation aux médias numériques est transverse et développe la capacité à faire des choix : éduquer à l’information ; éduquer aux images et aux représentations ; comprendre le pouvoir des algorithmes ; saisir les enjeux des modèles économiques des plateformes auxquelles nous contribuons ; apprendre à produire des contenus…
Or, il va nécessairement falloir accompagner cette transformation, en transmettant la sociologie des usages médiatiques et numériques d’une part à quels besoins ils répondent, quelles pratiques pré-numériques ils remplacent, quels savoir-être ils mobilisent… et en développant aussi des compétences de médiation numérique (c’est-à-dire, des compétences permettant de diffuser l’apprentissage de la compréhension et de la maitrise des outils technologiques et plus généralement de développer une culture numérique pour tous), en lien avec les référentiels de compétences numériques1.
Fréquence écoles, en tant qu’association d’intérêt général, cherche à développer ce projet depuis près de 20 ans. Comment donner le pouvoir aux consommateurs que nous sommes, comment développer notre capacité à faire des choix éclairés, comment influencer l’internet de demain ? Une équipe de professionnels des médias et du numérique s’est lancée au cœur de la capitale des Gaules, dans ce combat pour l’émancipation et la capacitation. Le projet ? Penser la place du numérique dans nos vies, sans technophilie, ni technophobie, en cherchant à produire des dispositifs conçus pour accompagner tous les publics, en misant sur l’explicitation plutôt que la préconisation. Notre projet est clair. Le développement du numérique peut être une fantastique opportunité, qui doit pouvoir bénéficier au plus grand nombre et qu’il nous faut développer aujourd’hui de manière responsable.
L’omniprésence grandissante du numérique dans notre société n’est plus contestable. Dorie Bruyas, qui œuvre au quotidien pour le développement d’une culture numérique, attire notre attention sur la nécessité de tous – enfants comme adultes – nous former à l’utilisation des médias numériques, pour en conserver la maîtrise et en faire un atout.
1 | Le Ministère de l’éducation Nationale a créé Pix, « startup d’Etat » pilotée par la Mission Société Numérique, qui opère un service public en ligne pour évaluer, développer et certifier ses compétences numériques. (Retour au texte 1)