Numéro quatre
Retrouvez le numéro quatre de Third : Repenser l’éducation avec le numérique
Retrouvez le numéro quatre de Third : Repenser l’éducation avec le numérique
Plusieurs publications récentes d’ouvrages font état d’un très grand nombre d’études statistiques et d’observations cliniques quant aux effets de la surexposition des enfants aux nouvelles technologies, surexposition aux écrans en particulier1. Les conséquences négatives sont nombreuses : perte de la capacité d’attention, trouble du comportement et de la relation, aux autres et au monde, impact sur les capacités d’apprentissage, développement d’addictions aux écrans et aux applications diverses, etc.
Qu’observons-nous dès lors qu’un téléviseur est présent dans une pièce en présence d’enfants ? De façon très spontanée, les enfants font rapidement face à l’écran, trouvent rapidement la chaîne qui leur est dédiée et peuvent y demeurer là, sans voix, pendant plusieurs heures. De la même manière, d’autres dispositifs, comme des jeux sur tablette ou téléphone portable accaparent rapidement l’attention de l’enfant, et là encore, pour une durée qui peut rapidement sembler assez folle pour un jeu d’intérêt incroyablement « limité ». Les contenus qui accaparent les enfants sont addictifs… Ils ne visent donc évidemment pas à libérer ou à émanciper, ce qu’une certaine conception de l’éducation peut encore viser ! En revanche, ils n’en finissent plus de tuer l’ennui, « cet oiseau de rêve, écrivait Walter Benjamin en 1936, qui couve l’œuf de l’expérience »2…
Lorsque quelques études évoquent des durées quotidiennes d’écran atteignant plusieurs heures, couvrant la plupart même des moments de la journée, alors, de toute évidence, nous autres adultes, devrions tous bien comprendre qu’il en va d’un léger problème de santé publique, et que l’accroche au produit est plus qu’opérante. Mais non. De toute évidence, il n’y a rien d’évident à cet endroit.
Deux hypothèses me semblent pouvoir être poursuivies. La première : les adultes atteints des mêmes addictions (aux applications « mobiles », aux réseaux sociaux, aux retransmissions sportives…) ne perçoivent pas le problème qui touche leurs enfants. La seconde : moins on a l’occasion d’observer jouer ses enfants « pour de vrai » et plus la référence au « jeu libre » disparaît3.
Alors, que les choses soient claires, je ne pense pas qu’il soit inutile d’alerter : je « crois » en effet, depuis là où je suis, là où je vis, là où je travaille, depuis là où j’observe le monde, qu’il est urgent de comprendre que la gadgetisation numérique de l’environnement et de la vie transforme en profondeur nos manières d’appréhender l’existence, certainement pas pour le meilleur4, et l’éducation n’y fait pas exception.
Sociologue et enseignant, mais aussi parent, j’appuierai mon propos sur un « cas d’école » que j’ai eu l’occasion d’observer à de nombreuses reprises : l’exposé… On sait combien la pratique de l’exposé est intéressante, combien aussi elle est un exercice difficile qui nécessite pour les élèves d’élaborer des connaissances suffisamment étayées, solides et d’être capable de les dire, de les expliquer, de les relier, que sais-je encore…
Vous remarquerez d’emblée que j’ai pris soin, ici, d’éviter la formule aujourd’hui convenue : je n’ai donc pas écrit que l’exposé nécessitait « pour les élèves de maîtriser de nombreuses connaissances et compétences ». Exposer, en dehors de la classe, c’est « poser devant », mettre devant soi, presque synonyme d’objectiver, qui signifie, étymologiquement, « jeter au dehors ». L’artiste expose une œuvre, un travail. Dès lors qu’il se met à jouer avec les modalités d’exposition, à en faire l’objet même de son travail artistique, il questionne le sens même d’un travail de représentation et d’interprétation du monde qui ne va plus de soi. Il peut ainsi dénoncer la vacuité d’un système ou tout simplement questionner le statut même de l’objet « œuvre d’art »6.
Aujourd’hui, dans la classe, à l’école maternelle, élémentaire, au collège, au lycée, mais aussi dans l’enseignement supérieur, il apparaît assez évident que l’exposé se passe aisément de l’œuvre. Qu’est-ce à dire ? Très simplement, cela signifie que les modalités d’exposition sont devenues bien plus importantes que l’œuvre produite, autrement dit, bien plus importantes que l’élaboration de la connaissance7.
Pourquoi ? Parce que toutes les informations (qu’il faut évidemment distinguer de la connaissance) sont sur… Internet. Qu’il suffit donc d’aller se servir et de les transporter dans l’espace d’exposition : l’affiche, le mur de la classe, le mur écranisé du « powerpoint ». Il revient donc à l’élève mis en situation de faire un exposé, de chercher sur Internet un site lisible, donc avec de l’information accessible à sa compréhension, de sélectionner ensuite celle utile à sa présentation, souvent de la « copier », puis d’utiliser un logiciel dans lequel il viendra la « coller ».
Pour avoir très souvent observé les élèves travailler de cette manière, j’ai pu remarquer combien tous ces savoir-faire n’allaient pas de soi. Trouver le « bon » site est un travail extrêmement compliqué, y compris pour un collégien (mais n’est-ce pas également le cas pour nous autres, adultes ?). Quant à « ne pas recopier l’information », c’est aussi difficile… de même que faire le tri entre ce que l’on comprend et ce que l’on ne comprend pas… mais déjà, comment savoir si l’information est « fiable » ?! N’est-ce pas le fruit d’une longue maturation intellectuelle ? Mes observations m’amènent donc à penser que ces exercices ne visent pas tant à élaborer un savoir original qu’à apprendre à manipuler quelques applications électroniques…
Parce que je n’apprécie guère de passer pour un « vieux ringard », j’aimerais aller un petit peu plus loin… Non, ce n’était pas mieux, je crois, avant. Car cette conception de l’exposé n’est peut-être que l’aboutissement d’une conception du savoir déjà contenue, en germe, dans l’épistémologie « classique » de l’école de la République. Certes, se repérer dans une bibliothèque, y trouver des objets adaptés à ce qu’il recherche, pour un enfant comme pour un adulte, est certainement beaucoup plus convivial8 que le faire sur Internet. Cependant, l’enseignement dit « classique », celui de l’école de la République, se conçoit sur un mode programmatif de transmission d’objets. Le « programmateur » dépose les œuvres à transmettre sur l’étagère de la salle de classe, l’enseignant s’en saisit pour les transmettre aux élèves. Il s’agit là d’une conception que le didacticien Yves Chevallard appelle « paradigme de la visite des œuvres »9. Les élèves visitent les œuvres choisies par le ministère des « bonnes œuvres » et il revient aux enseignants d’organiser les excursions et de servir de guides à leurs élèves. Si l’on transpose cette conception à l’ère du numérique, dès lors que les œuvres sont connues de tous, accessibles à tous et qu’il existe des interfaces numériques permettant de guider chacun dans ses excursions… à quoi bon s’embêter avec un guide susceptible d’arriver en retard, de tomber malade, de parler une langue inconnue, d’être probablement fatigué de répéter toujours la même chose et de répondre toujours aux mêmes questions, et qui plus est dans un groupe qu’on n’aurait pas complètement choisi ?!
Dans la mesure où ces conditions seraient réelles et ce paradigme de la « visite des œuvres » opérant, alors oui, il existerait un problème « Google » car, dans ces conditions, vous l’aurez compris, l’enseignant deviendrait rapidement obsolète10 et bientôt superflu11. Il n’est plus le détenteur du savoir (immédiatement disponible partout) et n’a plus le monopole du guidage (également immédiatement disponible partout). Notons par ailleurs que nul ne saurait devenir obsolète et superflu sans souffrir de n’être plus reconnu voire d’être disqualifié professionnellement et socialement12…
Le paradigme, tel qu’exposé ici, très sommairement, peut sembler quelque peu caricatural. Pour autant, je me demande, toujours sur la base de ce que j’observe, si la gadgétisation numérique de l’enseignement ne simplifie pas jusqu’à la caricature la compréhension que l’on peut avoir de l’infinie complexité d’une situation de transmission-élaboration de connaissance. Si l’on a une conception très « automatique » de l’apprentissage, et le paradigme de la visite des œuvres relève de ces conceptions puisqu’il suffit d’être exposé aux « bonnes œuvres » et muni de la bonne interface (méthode) pour apprendre, alors les réponses automatisées deviennent les plus efficaces. Et bientôt les enseignants chargent le cours sur un disque dur que les élèves enregistrent pour pouvoir le « recracher » au bon moment13. Enseignants et élèves se concevant identiquement comme de vulgaires automates au travail. « Heureusement », des élèves résistent à leur insu et malheureusement souvent à leurs dépens à ces piètres représentations…
Ceux que nous aurions appelé « automates » hier, désignant des personnes, volontaires ou non, agissant sans penser au sens ni aux finalités de leurs actions, deviennent aujourd’hui des humains augmentés dès qu’ils sont armés d’un smartphone ou d’une tablette, connectés à Internet. Tout se passe comme si l’accès à un nombre infini d’informations et d’applications rendait à l’automate sa qualité d’être humain, et plus encore. Sous couvert d’efficacité, donc de rapidité – la vitesse est une dimension fondamentale du processus15 – l’humain se dessaisit de nombre de ses capacités, à commencer par celle de se penser soi-même, de penser le monde, de penser ce dont nous sommes ou avons été capables par exemple. Je m’inscris en faux contre cette vision du monde, car l’humain augmenté ne sera jamais qu’un automate accru tant qu’il ne fera pas croître, progresser l’infini questionnement de sa condition d’être vivant, humain16. Or, cette croissance-là, ce progrès-là sont aux antipodes de la recherche d’efficacité prônée dans la société actuelle et qui plus est dans un système éducatif contemporain qui tend même à ne plus questionner les fins, la dimension axiologique de l’éducation, et donc à effacer les références, notamment philosophiques qui permettent ce questionnement.
L’enseignement-formatage propre aux professeurs et aux élèves conçus comme des automates nous empêche d’habiter la connaissance du monde, du vivant, de l’humanité. Un enseignement non formaté ne partirait pas du principe de bonnes œuvres à transmettre à l’identique mais d’un processus d’élaboration et d’altération à l’œuvre dans toute transmission « vivante », animée de subjectivités agissantes et questionnantes. Max Stirner, très justement, expliquait que s’approprier le savoir était toujours synonyme de faire violence au savoir, au sens de le digérer, de lui faire subir l’épreuve de sa propre contemporanéité et de sa propre subjectivité17, pour le faire renaître chaque jour sous la forme de la volonté. Peut-être ce processus est-il finalement proche du processus de création artistique que nous évoquions au début. Produire une œuvre, n’est-ce pas jouer avec la matérialité du monde, la donner à voir, entendre, comprendre au prisme de la singulière relation que l’on entretient avec elle ? Et si l’apprentissage se concevait ainsi, ne serait-ce pas rendre à l’enfant comme à l’adulte, leur capacité à (se) créer, à (s’)imaginer, à (se) comprendre ?
Or, cela relève d’une temporalité incompatible avec les principes d’efficacité tant recherchés dans les apprentissages et qui font passer les uns et les autres « à côté »… Le zapping disciplinaire et notionnel lasse et ennuie des élèves avides de « profondeur », d’expériences concrètes, impatients d’être à l’école comme ailleurs en relation avec ce qui les anime « au fond ». Au lieu de cela, on ne parle qu’en terme de réussite et d’échec, de notes, de compétences. Même nous, adultes, peinons à trouver le sens de ce que nous faisons, mais souhaiterions que les élèves ne se posent même pas la question !
Alors il est urgent de devenir un « chimpanzé du futur », de renouer donc avec la question fondamentale de savoir ce qu’être humain, ce que devenir humain, ce que nous voulons, ce que nous pouvons, ce dont nous avons été capables, pour le meilleur comme pour le pire. Si là est ce qui est essentiel pour nous, le reste devient superflu et les adultes pas plus que les enfants ne deviennent obsolètes puisqu’il leur reste et leur revient d’inventer un monde18 en habitant les œuvres transmises depuis la nuit des temps. Ces expériences d’« inventer » et d’« habiter » nécessitent de rompre avec l’impératif d’efficacité, de porter des brèches aux processus automatisés pour enrayer les ordonnancements de vie par procuration qu’ils imposent19.
L’émergence du numérique dans l’éducation pose nécessairement la question de l’évolution du métier d’enseignant. Dans cet article, Nicolas Oblin nous met en garde, sans détours, sur la nécessité de repenser une conception ancienne de l’enseignement et ainsi du rôle des enseignants, afin que les humains ne deviennent pas des automates.
1 | Par exemple et parmi d’autres, un ouvrage coordonné par Cédric Biaggini, Christophe Cailleaux et François Jarrige, Critiques de l’école numérique, Paris, L’échappée, 2019 ; Manfred Spitzer, Les ravages des écrans, Paris, L’échappée, 2019 ; Michel Desmurget, La Fabrique du crétin digital, Paris, Seuil, 2019. (Retour au texte 1)
2 | Walter Benjamin, « Le conteur », in Œuvres, tome III, Paris, Gallimard, 2000, p. 126. (Retour au texte 2)
3 | Ronan David et Nicolas Oblin, Jouer le monde. Critique de l’assimilation du sport au jeu, Lormont, Le Bord de l’eau, 2018. (Retour au texte 3)
4 | Comme j’ai essayé d’en donner une illustration, par exemple, dans « La virtualisation de l’enseignement. Du fétichisme de la technique comme abhorration de la pensée »,
in Critiques de l’école numérique, op. cit. (Retour au texte 4)
5 | J’emploie ici le terme « Google » comme terme générique pour désigner non seulement ce moteur de recherche mais l’ensemble des applications et ressources numériques
disponibles sur la toile. (Retour au texte 5)
6 | Comme ont pu le faire, par exemple et parmi tant d’autres, Tristan Zara (lequel écrit dans un de ses manifestes que « L’art a besoin d’une opération »), André Breton ou Guy Debord. (Retour au texte 6)
7 | Un étudiant en classe préparatoire d’école d’ingénieur m’expliquait récemment qu’il a bien des cours de « civilisation » mais qu’ils sont surtout le prétexte à réaliser des présentations et à apprendre à parler en public de sujets divers. Cela est « entendu » et ne semble poser aucun problème… (Retour au texte 7)
8 | Il faut comprendre « convivial » en référence à l’outil convivial théorisé par Ivan Illich dans La Convivialité (Paris, Seuil, 1973). (Retour au texte 8)
9 | Yves Chevallard, « Des programmes, oui, mais pour quoi faire ? Vers une réforme fondamentale de l’enseignement », ADEF, Université d’Aix-Marseille. (Retour au texte 9)
10 | Sur ce point, voir Günther Anders,L’Obsolescence de l’homme. Sur la destructivité de la vie à l’époque de la troisième révolution industrielle, Paris, Fario, 2011. (Retour au texte 10)
11 | Sur la notion de superfluité, voir Patrick Vassort, L’Homme superflu. Théorie politique de la crise en cours, Congé-sur-Orne, Le Passager clandestin, 2012. (Retour au texte 11)
12 | Les questions de souffrance au travail (cf. Christophe Dejours, Souffrance en France. La banalisation de l’injustice sociale, Paris, Seuil, 1998) chez les enseignants, mériteraient d’être appréhendées, je pense, à partir de ces questions d’obsolescence, de superfluité, de disqualification et non comme souvent, à partir de la « dureté » des élèves… (Retour au texte 12)
13 | Et l’on sait, et ce ne peut évidemment pas être sans affecter les enseignants, qu’il est important pour les élèves de se délester de tout ce savoir ingurgité et considéré comme inutile dès l’école finie, l’examen passé. On « vide » la corbeille ! (Retour au texte 13)
14 | « Chimpanzé du futur » est une expression utilisée par les chantres du transhumanisme et de l’homme augmenté pour désigner ceux qui, à l’avenir, refuseraient de se soumettre à leur vision du progrès. Voir sur ce sujet Pièces et main d’œuvre, Manifeste des chimpanzés du futur : contre les inhumains, Seyssinet Pariset, Service compris, 2017. (Retour au texte 14)
15 | Sur ce point voir Hartmunt Rosa, Aliénation et accélération. Vers une Théorie critique de la modernité tardive, Paris, La Découverte, 2012. (Retour au texte 15)
16 | Cf. Olivier Rey, Leurre et malheur du transhumanisme, Paris, Desclée de Brouwer, 2018. (Retour au texte 16)
17 | Max Stirner, Le Faux principe de notre éducation, 1842 (« le savoir doit mourir pour ressusciter comme volonté et, comme personne libre, se créer chaque jour à nouveau »). (Retour au texte 17)
18 | Monde qui n’a évidemment rien à voir avec le monde technoscientifique qui ne cesse de reproduire et d’intensifier le même, au point que les trans-humanistes dont il est peuplé ne
veulent plus mourir mais se reproduire à l’identique et à l’infini ! (Retour au texte 18)
19 | Cf. Ronan David et Nicolas Oblin, Jouer le monde. Critique de l’assimilation du sport au jeu, op. cit. (Retour au texte 19)