Numéro quatre
Retrouvez le numéro quatre de Third : Repenser l’éducation avec le numérique
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Avec les technologies robotiques, l’être humain peut être physiquement augmenté via des exosquelettes qui réduisent la charge physique et l’apparition de troubles musculo-squelettiques (TMS) ou encore via des robots télé-opérés qui permettent au fantassin d’être augmenté d’un robot mule qui l’accompagne pour les tâches difficiles et/ou dangereuses.
Avec les technologies physiologiques, à partir des capteurs près du corps (montre, vêtement et matelas connectés), il est possible d’être physiologiquement augmenté pour mieux connaître son état de stress, la qualité de son sommeil, de son état de santé ou pour identifier les éventuels problèmes de bradycardie et d’insuffisance cardiaque.
Avec les technologies cognitives fondées sur les usages de la connaissance, l’être humain devient cognitivement augmenté, par exemple via des applications de navigation spatio-temporelle1 qui réduisent la charge mentale en permettant de savoir où l’on se trouve, quel chemin prendre pour arriver à telle heure et le temps qu’il reste pour faire autre chose.
Dans ce domaine des technologies cognitives et des Smart Things, selon Michel Serres, « les ordinateurs sont des externalisations de notre cerveau, les circuits intégrés sont des externalisations de notre mémoire et les algorithmes une externalisation de nos fonctions mentales ».
Un propos qu’on peut concrètement spécifier en donnant à calculer « 12×4 » et en montrant que le moteur de recherche génère le résultat en 260 millisecondes ; avec l’indication insuperflue qu’il s’agit du premier de 21 milliards de résultats. à titre de comparaison, le délai psychomoteur mis pour appuyer sur une touche est de 150 millisecondes2.
Cette requête faite au moteur de recherche, n’offre pas seulement le résultat « 48 ». Mise dans le contexte du rectangle, il propose aussi le savoir (ce qu’est l’aire), le savoir-faire (comment se calcule l’aire) et l’exécution de l’opération avec une efficacité et rapidité non seulement supérieures à celles d’une calculette, mais surtout bien supérieures au temps du calcul mental d’un humain pour une opération pourtant simple.
Ce type de travail mental n’est pas réalisé seulement pour de simples opérations. Toutes les activités mentales humaines (perception, reconnaissance, identification, mémorisation, comparaison, raisonnement, exécution de tâches, résolution de problèmes et prise de décision) se trouvent réalisées à la place de l’humain et ces possibilités de faire à sa place vont croissantes, jusqu’à nous aider à apprendre, mais aussi à apprendre pour nous3.
Toutes ces étapes de pensée et tout le travail cognitif qu’il nous faut faire pour apprendre (par internalisation) se trouvent de mieux en mieux réalisées par ces technologies cognitives (par externalisation) qui augmentent ainsi notre cognition.
Cette externalisation de nos fonctions cognitives pose des problèmes légaux4, éthiques ; voire de santé publique : que deviennent nos décisions, nos valeurs, notre cerveau ou encore notre santé mentale lorsque, indépendamment de la validité de leurs productions, les fonctions mentales humaines seront réalisées par la cognition artificielle ? Quels sont les effets de ne plus percevoir, reconnaître, penser, raisonner et décider par soi-même5 ? Quels sont les effets de ne plus mettre en œuvre nos fonctions mentales, qui caractérisent au moins en partie notre humanité ?
Il devient nécessaire de s’interroger sur le rapport entre la connaissance accessible et la nécessité pour chacun de la connaître.
Pour illustrer le propos qui suit, prenons la connaissance du Droit et les ressources le concernant. Outre la multiplication des sources, le juriste, confronté à quelques 84.619 articles législatifs et 233.048 articles réglementaires en vigueur ainsi qu’aux quelques 23.000 pages annuelles du Journal Officiel, pourrait trouver pertinent qu’une technologie cognitive lui propose un outil de recherche, d’explication et de prise de décision, voire intégrant la prise en considération de la modélisation-simulation des décisions des juges (justice prédictive), ce qui est une pratique que le gouvernement français a d’ores et déjà interdite6.
D’un autre côté, contrairement aux augmentations physiques et physiologiques qui requièrent des technologies portables (wearable technologies : capteurs, effecteurs) et auxquelles on peut ne pas s’y soumettre, les technologies cognitives qui ont comme unité de base la connaissance et des représentations symboliques s’incorporent à la connaissance elle-même si bien qu’on ne peut s’y soustraire.
En utilisant le moteur de recherche, en fait un moteur d’exploitation de la connaissance (MOC) -, le juriste trouvera les réponses à ses requêtes classées et hiérarchisées selon ses intérêts, selon ceux de sa spécialité, selon ceux de tous les utilisateurs. Et même sachant accéder à ce qu’il veut, il aura le plus souvent des suggestions et recommandations associées. Il pourra aussi trouver profitable de ne plus avoir à suivre l’actualité législative avec un superviseur (i) qui l’alerte (notification : push) au lieu d’avoir à aller la chercher (navigation : pull) et (ii) qui l’aide à intégrer / apprendre cette nouvelle information (selon son importance, les commentaires d’autres utilisateurs) sachant qu’il n’est nullement obligé de la connaître en l’apprenant puisqu’étant efficacement externalisée, il peut la retrouver bien plus rapidement qu’intériorisée mentalement.
Il s’ensuit aussi que le justiciable a et aura également de plus en plus accès aux connaissances externalisées du Droit, sans se heurter à la difficulté du vocabulaire juridique7, puisque la technologie cognitive lui traduit les textes « Difficiles à Lire et à Comprendre » (DALC) en textes « Facile à Lire et à Comprendre » (FALC).
Ainsi un texte DALC tel que « Le versement de l’Administration est subordonné à la subrogation de l’état dans les droits du demandeur à l’encontre du locataire. Cela signifie que le paiement avec subrogation éteint la dette du locataire défaillant à l’égard de la société bailleresse mais la laisse subsister à l’égard de l’État » lui sera donné sous sa forme FALC : « L’état paye le loyer au propriétaire à la place du locataire. Le locataire ne doit plus payer le loyer au propriétaire. Mais le locataire devra rembourser directement l’État ».
Ce travail d’interprétation à des fins de compréhension est réalisé par une technologie cognitive sémantique qui peut avoir une interface d’interaction avec l’utilisateur qui ne lui présentera jamais le mot « subrogation » lui permettant ainsi la compréhension du texte mais le rendant dépendant de la technologie.
Les possibilités d’externalisation de nos fonctions cognitives et de faire à notre place iront croissantes pour des raisons qui tiennent à la quantité de données (public data et big data en zettaoctets), aux systèmes de stockage et de traitement (supercalculateurs du cloud computing) et aux méthodes d’analyse et d’extraction de la connaissance (supervisées et non supervisées avec le deep learning) mais surtout pour des raisons qui tiennent au développement de Smart Things, des objets connectés basés sur la captation du comportement des utilisateurs.
Lors des moments d’interaction avec ces Smart Things, la perception, la connaissance, la reconnaissance, le rappel, l’identification, la mémorisation, le raisonnement (pensée, comparaison, jugement), l’exécution de tâches (exécution de procédure, résolution de problèmes) et la prise de décision sont et seront de plus en plus augmentés. Ces technologies d’externalisation vont permettre à l’humanité d’accéder à des connaissances sans les connaître.
L’externalisation de la perception
La vision9 se trouve déjà augmentée via des systèmes d’externalisation de la Perception (SEP) : Réalité Augmentée, Réalité Virtuelle, ou simplement via la caméra du Smartphone. Le SEP nous indique QUOI regarder en donnant des informations sur les objets de l’environnement, de manière brute (taux de sucre pour un aliment, l’heure de fermeture du musée) mais aussi de manière synthétisée (bon pour la santé, correspond à nos intérêts). Les systèmes SEP peuvent être couplés avec un recueil de données oculométriques correspondant à ce qui a attiré l’attention, a été regardé, inspecté ou ignoré donnant au SEP des possibilités d’interaction, mais aussi d’adaptation à l’utilisateur et d’apprentissage. La Figure 1 permet de voir le résultat du modèle de production d’une peinture à partir des lignes de force qui organisent spatialement les représentations picturales pour influencer le regard du spectateur.
À partir du ICI et MAINTENANT11 de la vision, un SEP peut donner accès à un Système d’Externalisation des Connaissances (SEC) pour en savoir plus à partir de ce qu’on voit et regarde, par une commande tactile ou oculaire. Les connaissances peuvent être de diverse nature (définitoire, légale, historique, technique…).
L’externalisation de la reconnaissance
Le SEP, mais surtout le SEC, vont de plus en plus donner accès à de la reconnaissance, à ce qu’on connaît déjà, avec le Système d’Externalisation de la Reconnaissance (SERe), c’est-à-dire la réactivation du connu. Ce procédé est particulièrement utilisé avec les apprentissages numériques qui font appel à de la vidéo enrichie, dans les MOOCs par exemple12. Quand une notion déjà connue réapparaît, le SERe propose qu’elle soit revue ; ce qui peut aussi se faire à la demande de l’utilisateur qui peut demander si l’information lui est inconnue ou déjà connue pour être reconnue. Cette détection du connu vs. inconnu étant fondamentale dans l’apprentissage pour éviter les méprises et contresens.
À la différence de la reconnaissance qui concerne ce qui réapparait ICI et MAINTENANT, le rappel concerne une connaissance mémorisée à retrouver, à réactiver pour la rendre présente. Il s’agit d’une situation particulièrement délicate puisqu’il faut le contexte apte à aider à retrouver la connaissance concernée. Autant il est simple de retrouver l’information associée à ce qui est présent, autant il est difficile de retrouver ce qui est absent à partir de l’information qui y serait associée. Il faut avoir le bon contexte et, pour cela, fournir au moteur d’exploitation des connaissances (MOC) les mots-clés adéquats permettant d’avoir un Système d’Externalisation du Rappel (SERa) efficace.
La reconnaissance et le rappel ne nécessitent pas forcément l’identification. Un nombre premier (qui n’est divisible que par luimême) peut être reconnu sans être identifié comme un nombre premier parmi ses semblables dans la famille des nombres premiers. Le Système d’Externalisation de l’Identification (SEI) vaut pour la certification qui est particulièrement importante face aux fakes13 et constitue le point faible des Systèmes d’Externalisation.
L’externalisation de la mémorisation
Le Système d’Externalisation de Mémorisation (SEM) est au cœur des systèmes d’externalisation. Son principe est que toute information peut être connaissance parce que stockée et associée. Il sert aux opérations cognitives de base (raisonnement pensée et comparaison).
L’externalisation du raisonnement
Le Système d’Externalisation du Raisonnement (SERi) peut être vu comme la production d’inférences par l’Intelligence Artificielle. Son fonctionnement consiste à produire de nouvelles connaissances à partir de la découverte d’informations nouvelles, qui peuvent être fournies par la SEP et/ou à partir de l’articulation d’un ensemble fini de connaissances du SEM.
Un raisonnement de qualité dépend alors de l’ensemble des connaissances de départ (les prémisses), des critères, et de l’articulation que constitue le raisonnement formel14. Outre la confiance qu’il faut avoir dans la neutralité de la production d’inférences et l’absence de biais15, notons que le raisonnement est souvent implicite (à base d’analogies, à base de cas…), opaque (probabiliste) et trop complexe (deep learning à base de réseaux de neurones artificiels) pour expliciter la conclusion. à cet égard, l’explicabilité est le défi actuel du SERi.
L’externalisation de l’exécution des tâches
Le Système d’Externalisation de l’Exécution de tâches (SEE) permet d’agir : du plus simple lorsqu’il s’agit de l’exécution d’une procédure à suivre sans alternative et sans prise de décision, au plus complexe en se basant sur les conclusions d’un ou plusieurs SERi.
Notons qu’il arrive qu’un SEE ne se rende pas compte que la procédure ne peut être exécutée et qu’il y a un problème à résoudre. Des Systèmes d’Externalisation de la Résolution de problèmes (SERp) à base de requêtes de type « POURQUOI ?», le plus souvent formulées en langage naturel, sont alors nécessaires16.
L’exécution de tâches (exécution de procédure, résolution de problèmes) et la prise de décision sont de plus en plus augmentées via les systèmes d’externalisation que sont les SEP, SEC, SERe, SERa, SEI, SERi, SET, SERp.
Ces Systèmes d’Externalisation sont très performants lorsqu’ils sont dédiés aux apprentissages17. Toutefois, leur finalité est leur utilisation ; une finalité qui va à l’encontre de l’intériorisation des savoirs et savoir-faire qu’ils délivrent. Pourquoi apprendre la date de la bataille de Marignan lorsque celle-ci est trouvée en 0,79 secondes dans le contexte de 186.000 résultats. En outre, ces systèmes externalisent nos fonctions mentales via une cognition artificielle qui se révèle efficace (rapidité, puissance…) ; ce qui va à l’encontre d’apprendre à apprendre puisque l’utilisation que nous pourrions faire des connaissances pour percevoir, raisonner et résoudre des tâches est également externalisée.
En résumé, les technologies qui pourraient nous aider à apprendre, qui pourraient aussi apprendre elles-mêmes pour nous aider à apprendre, qui pourraient apprendre comment bien nous faire apprendre, ne le font pas : elles externalisent nos fonctions cognitives et nous les propose en « prothèse mentale ».
Physiquement, physiologiquement, voire biologiquement augmenté, les Systèmes d’Externalisation cognitive augmentent nos processus de prise de décision, nonobstant la confiance et l’éthique. Il s’agit d’une augmentation continuelle qui même si perçue à petit pas, évolue rapidement sous le double effet (i) de la dynamique des itérations « diagnostic – pronostic – évaluation – remédiation » qui permet leur adaptation et (ii) de l’attention portée à la satisfaction de l’utilisateur en se conformant aux critères hiérarchiquement conditionnés (Figure 2) : être utile, accepté, accessible et apprenable et utilisable.
Alors comment faire ? Nous préconisons d’imiter18 nos externalisations pour les intérioriser en se demandant comment ils fonctionnent et surtout comment bien raisonner pour conclure qu’on ne peut pas savoir si le Telougou est, ou n’est pas, une connaissance accessible.
Empiriquement, chacun d’entre nous se rend bien compte que nos rapports au numérique évoluent et que nous sommes dépendants à la technologie. Dans cette contribution, Charles Tijus, Catherine Puigelier et François Jouen mettent des mots sur ce que nous ressentons et nous aident à comprendre l’impact des technologies cognitives sur nos existences.
1 | Le système de Géolocalisation et Navigation par un Système de Satellites (GNSS) donnera une précision de quelques centimètres. (Retour au texte 1)
2 | Chang, C. Y., Tijus, C., & Zibetti, E. (2015). Les apprentissages à l’heure des technologies cognitives numériques. Administration Education, (2), 91-98. (Retour au texte 2)
3 | Tijus, C. (2018). Après-propos: quoi faire avec le numérique? Enfance, (1), 171-175. (Retour au texte 3)
4 | Puigelier, C., & Tijus, C. (Eds.). (2016). L’esprit au-delà du droit. Pour un dialogue entre les sciences cognitives et le droit. Éditions mare & martin. (Retour au texte 4)
5 | Jouen, F., Puigelier, C., & Tijus, C. (Eds.). (2017). Décision et prise de décision: droit et cognition. Éditions mare & martin. (Retour au texte 5)
6 | L’article 33 de la loi n° 2019-222 du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice stipule que « les données d’identité des magistrats et des membres du greffe ne peuvent faire l’objet d’une réutilisation ayant pour objet ou pour effet d’évaluer, d’analyser, de comparer ou de prédire leurs pratiques professionnelles réelles ou supposées ». (Retour au texte 6)
7 | Tijus, C. (2007). Catégories légales, catégories naturelles in Le Douarin, N., & Puigelier, C. (2007). Science, éthique et droit. Odile Jacob (pp. 169-190). (Retour au texte 7)
8 | Le Telougou désigne une langue dravidienne du sud de l’Inde ; le mot est choisi le supposant inconnu de la plupart des lecteurs. (Retour au texte 8)
9 | D’autres perceptions peuvent être augmentées : l’audition via la spatialisation du son, le toucher via la vibration ou la résistance de la surface. (Retour au texte 9)
10 | https://www.nationalgallery.org.uk/paintings/paul-delaroche-the-execution-of-lady-jane-grey. (Retour au texte 10)
11 | ICI et MAINTENANT renvoie à la notion de contexte dans la théorie de la cognition située et incarnée : les attributions de signification se font selon la position du corps propre au moment présent. (Retour au texte 11)
12 | https://www.fun-mooc.fr/nws/fun-deploie-le-premier-mooc-pilote-du-projet-eiffe/. (Retour au texte 12)
13 | Qu’est-ce qui certifie que les auteurs de cet article sont eux-mêmes ? (Retour au texte 13)
14 | Pour un comparateur de vols, outre les vols qui ont comme points de départ et d’arrivée, ceux du billet à trouver, ne pas oublier les vols qui ont ces deux points comme escales, et bien évaluer le poids des critères (prix, confort, disponibilité). (Retour au texte 14)
15 | Un comparateur ne devrait pas favoriser un des comparés, intentionnellement ou non. (Retour au texte 15)
16 | Watson, Siri, Alexa, Google assistant sont de tels SERp en continuel développement. (Retour au texte 16)
17 | Tijus, C. (2019). Introduction: les objets SMART pour l’apprentissage. Enfance, (3), 299-307. (Retour au texte 17)
18 | Nadel, J., & Decety, J. (2015). Imiter pour découvrir l’humain. Presses universitaires de France. (Retour au texte 18)