Numéro six
Retrouvez le numéro six de
Third : Le numérique peut-il sauver la démocratie ?
Retrouvez le numéro six de
Third : Le numérique peut-il sauver la démocratie ?
Parmi l’ensemble des réseaux sociaux auxquels il est fait référence dans les médias, Twitter est sans nul doute celui où les prises de parole citoyennes et politiques sont les plus observées, commentées et analysées. Trois raisons, non exhaustives, expliquent cette focalisation sur ce site de microblogging états-unien créé en 2006 : l’immense majorité des messages publiés (les tweets) est librement accessible (sans mise en contact préalable nécessaire avec leurs auteurs) ; l’existence des « top tendances » donnent une vision synoptique des sujets les plus discutés sur le réseau (au-delà des time-lines personnalisées par les algorithmes) ; la présence de la très grande majorité des acteurs du champ politique et médiatique – le réseau social s’apparentant, dans les rédactions, à un véritable instrument de travail1 – conduit les journalistes, par une forme d’ethnocentrisme, à appréhender Twitter comme le centre du débat public.
Sur les chaînes d’information en continue comme sur certains sites internet d’actualité, les réactions des twittos sont ainsi régulièrement mises en avant, afin d’illustrer ce que « pensent les réseaux sociaux » de tel fait d’actualité, ou de telle polémique. Et il n’est pas rare que les journalistes mettent alors en demeure les hommes et les femmes politiques, et plus largement les acteurs du débat public, de prendre position sur ce qui fait « réagir », « agite », « met en colère », ou « émeut » les réseaux. Twitter est ainsi appréhendé comme un observatoire du débat public et un thermomètre de l’opinion.
Pourtant, faire de ce réseau social un nouveau baromètre de l’opinion publique n’est pas sans soulever un certain nombre d’interrogations scientifiques2 . La première d’entre elles concerne évidemment la représentativité des prises de position exprimées sur le réseau. En 2019, Twitter compte en France 16,8 millions d’utilisateurs mensuels3 , soit un Français sur quatre ; une audience sensiblement inférieure à celles d’autres plateformes (Facebook, Instagram, YouTube, etc.). Plus encore, le public qui publie des messages en lien avec l’actualité politique est socialement très sélectif : diplômé, parisien, masculin, avec une nette surreprésentation de cadres et professions intellectuelles supérieures, occupant des positions en lien avec le monde de la publicité, du marketing, de la communication, du journalisme, de l’édition, etc4 . Le public qui prend part au débat public sur Twitter se recrute donc avant tout dans le haut de l’espace social, et ressemble par bien des aspects aux publics d’ordinaire politisés et mobilisés (militants, votants assidus, etc.) et aux journalistes. À l’inverse, les citoyens issus des classes populaires, qui expriment une défiance envers l’univers politique, s’expriment très peu sur ce réseau social.
Ce dernier constat peut sembler surprenant, étant donné la tendance actuelle des médias à se focaliser sur les propos à tendance complotiste et « hors-système » exprimés en ligne. Ce paradoxe apparent illustre en fait une autre limite des analyses médiatiques des réseaux sociaux : leur incapacité à donner une mesure relative des prises de position exprimées. Comme le rappelle à juste titre Dominique Cardon5 , il ne faut pas être pris de vertige devant les grands nombres sur le Web, et ne pas les interpréter avec des « lunettes de kiosquier ». Constater qu’un hashtag complotiste est partagé plus de 20 000 utilisateurs peut sembler à première vue être un phénomène massif et inquiétant, dont il est du devoir du journaliste de rendre compte. Cela étant, rapporté à l’ensemble des utilisateurs français (0,1%) ou plus encore à la population générale (0,03%) le phénomène apparaît tout à fait marginal, et son inscription en haut de l’agenda médiatique pose question.
Enfin, une troisième limite des analyses médiatiques des réseaux sociaux concerne leur lecture fort peu sociologique des prises de position qui y sont exprimées. Les tweets montrés à l’antenne sont très rarement situés socialement et politiquement : on ne sait pas « d’où parlent » les twittos qui s’expriment, ces derniers étant bien souvent appréhendés comme une population homogène, dont l’analyse est censée refléter l’humeur des Français dans leur ensemble, faisant fi de le leur évidente diversité sociologique.
Absence de représentativité, non prise en compte des valeurs relatives, lecture a-sociologique des opinions exprimées : ces limites reflètent dans une certaine mesure une conception de l’opinion publique façonnée par les sondages d’opinion. Depuis plus de quatre-vingts ans maintenant, cette technique probabiliste de mesure des opinions s’est imposée comme la seule manière scientifiquement légitime d’analyser les opinions politiques. Il n’en a pourtant pas toujours été ainsi : l’idée selon laquelle la notion d’opinion publique peut être mesurée, quantifiée, et réduite à l’agrégation des opinions individuelles qui composent le corps électoral (répliquant la technologie du suffrage universel : un individu, une opinion, une voix) n’allait pas de soi, à une époque où les hommes politiques, journalistes et hommes de lettres se faisaient les porte-voix de l’opinion6 . Détail significatif, dans les articles de presse évoquant les résultats des premiers sondages d’opinion, les pourcentages étaient toujours accompagnés de verbatims, comme si les chiffres n’avaient pas de sens en eux-mêmes et qu’il était difficilement concevable de réduire des opinions à des pourcentages.
Alors que les questions ouvertes ont progressivement disparu des sondages d’opinion (pour une question de coût essentiellement)7 , les réseaux sociaux – et les milliers de messages politiques qui y sont publiés chaque jour – signent le retour d’une appréhension davantage qualitative de l’opinion publique, les tweets se substituant aux pourcentages. D’ailleurs, par un effet de bascule, si les premières études consacrées aux opinions sur les réseaux sociaux imitaient les sondages d’opinion, avec des pourcentages de tweets positifs et négatifs8 , les médias ont rapidement abandonné le recours à ce type d’études, comme s’il n’était plus nécessaire de mobiliser la scientificité présumée des études quantitatives pour se sentir légitime à analyser l’opinion en ligne.
L’abandon de l’ « étalon-sondage » dans l’étude des dynamiques d’opinion sur les réseaux est-il préjudiciable ? Si l’on considère les limites de cet instrument et la déconstruction de la notion d’opinion publique portée par la critique universitaire des sondages9 , la réponse à cette question n’est pas nécessairement négative. D’une certaine manière, les nouvelles techniques d’analyse des opinons sur le numérique permettent de répondre, voire de dépasser les limites des sondages. Une première limite, bien connue, consiste à mettre en demeure les sondés de répondre à des questions qu’ils ne se sont possiblement jamais posé – l’effet dit d’ « imposition de problématique » – si bien que les réponses enregistrées s’apparentent souvent moins à des opinons solidement constituées qu’à des réponses de complaisance données aux sondeurs. Sur les réseaux, certes, seule une petite minorité du corps électoral s’exprime, mais ces réactions constituent des opinions « mobilisées », et non des artefacts d’enquête. Une deuxième limite des sondages est de considérer que toutes les opinions ont la même valeur, quand la réalité sociologique montre que certaines opinions ont plus de « force sociale » que d’autres, dès lors qu’elles sont portées et défendues par des groupes sociaux nombreux et/ou influents. Les réseaux sociaux permettent précisément d’objectiver ces inégalités, en comparant par exemple la portée – ou la diffusion « virale » – d’un message provenant d’un compte influent aux millions de followers, qui sera relayé des centaines de milliers de fois, avec celui d’un compte lambda , avec quelques followers seulement, qui ne sera vu par quasiment personne. Ainsi, dès lors que l’on s’écarte quelque peu de la conception de l’opinion façonnée par les sondages (et le suffrage universel), on peut se donner les moyens d’étudier autrement les dynamiques d’opinion sur le numérique, et sur des bases potentiellement tout aussi scientifiques que les sondages.
Malgré quelques tentatives d’analyse des opinions sur le numérique, celles-ci ont échoué en raison des méthodes employées, faute d’y consacrer suffisamment de moyens. Au début de la décennie 2010 des études « barométriques » spécialisées dans l’analyse des opinions sur les réseaux sociaux sont apparues dans le champ médiatique. Produites par des instituts d’études (souvent renommés) et des start-ups du numérique, ces études avaient pour ambition de proposer une analyse scientifique de ce nouveau matériau d’enquête : les tweets politiques10 . Malgré l’absence d’une méthodologie standardisée (à la différence des sondages) ces différents « baromètres » présentaient un format relativement similaire : une analyse de la volumétrie des messages (le classement des personnalités politiques les plus évoquées sur Twitter) et de leur tonalité (mesurée via des méthodes semi-automatisée, calculant le pourcentage de messages positifs, neutres ou négatifs). Ces études n’ont cependant pas rencontré le succès escompté (en termes d’audience notamment). Leurs résultats se sont avérés au final assez pauvres et peu surprenants (les personnalités les plus citées sur Twitter étant celles bénéficiant de la plus forte médiatisation ; par ailleurs la quasi-totalité des messages étant négatifs, aucun suspens ou retournement n’était à prévoir d’un mois sur l’autre), les journalistes ne trouvant pas là alors matière à proposer un récit haletant et renouvelé de la campagne (à la différence des sondages pré-électoraux).
La pauvreté heuristique de ces premières études s’explique en grande partie par leurs coûts de production, très faibles ; l’analyse étant quasiment entièrement automatisée à l’aide d’un logiciel. Proposer un contenu plus intéressant et stimulant (qui serait attentif par exemple aux dynamiques de circulation et d’amplification des mouvements d’opinion, ou aux « signaux faibles ») et des résultats scientifiquement plus rigoureux nécessite à l’évidence une plus grande part d’analyse manuelle… et donc plus de temps et de moyens. Un prix que les médias ne sont pas prêts à payer, étant donné l’échec (ou plutôt la relative indifférence) des premières études « barométriques » du numérique.
Mais plus encore, la tendance des journalistes à proposer leur propre analyse des réseaux sociaux – le plus souvent en sélectionnant, à la manière d’un micro-trottoir, quelques tweets se référant à un hashtag figurant dans le « top des tendances » – s’explique surtout en raison des évolutions de leur métier. Deux faits en particulier méritent d’être soulignés : d’une part la nécessité d’alimenter les sites d’actualités et les chaînes d’information tout au long de la journée, et donc de produire des contenus éditoriaux de manière rapide et continue ; et d’autre part la tendance à la réduction des coûts de production, qui concernent un grand nombre de médias et de rédactions, et qui limitent les moyens accordés aux enquêtes de terrain et favorisent un phénomène que le sociologue Erik Neveu qualifie de « journalisme assis »11 . Dans ce contexte, les réseaux sociaux apparaissent comme une source inépuisable et peu coûteuse pour alimenter et illustrer des articles et des reportages à bas coûts.
Plus aucun fait d’actualité n’est aujourd’hui traité par le pouvoir politique ou les médias sans qu’il soit fait référence aux réactions exprimées sur les réseaux sociaux à ce sujet. Julien Boyadjian démontre avec brio que, en dépit de toute rigueur scientifique, l’expression populaire sur les réseaux sociaux est à tort analysée comme un baromètre de l’opinion publique.
1 | Arnaud Mercier, « Twitter l’actualité : usages et réseautage chez les journalistes français », in Recherches en communication (Louvain), n°39, 2014, p. 111-13. (Retour au texte 1)
2 | Julien Boyadjian, « Twitter, un nouveau « baromètre de l’opinion publique » ? » in Participations, 2014/1 (N° 8), p. 55-74. (Retour au texte 2)
3 | https://www.mediametrie.fr/sites/default/files/2019-01/2019%2001%2003%20-%20CP%20Audience%20Internet%20Global_Novembre2018.pdf. (Retour au texte 3)
4 | Julien Boyadjian, « Analyser les opinions politiques sur Internet, enjeux théoriques et défis méthodologiques », Paris , Dalloz, 2016. (Retour au texte 4)
5 | https://aoc.media/analyse/2019/06/20/pourquoi-avons-nous-si-peur-des-fake-news-1-2/. (Retour au texte 5)
6 | Loïc Blondiaux, « La Fabrique de l’opinion. Une histoire sociale des sondages », Paris, Le Seuil, 1998. (Retour au texte 6)
7 | Patrick Lehingue, « Subunda. Coups de sonde dans l’océan des sondages », Éditions du croquant, 2007. (Retour au texte 7)
8 | À l’image du « Twittoscope » de TNS Sofres et Semiocast, aujourd’hui disparu. (Retour au texte 8)
9 | Pierre Bourdieu, « L’opinion publique n’existe pas », in Les Temps modernes, n°318, janvier 1973, p. 1292-1309. (Retour au texte 9)
10 | À l’image du Twittoscope évoqué plus haut. (Retour au texte 10)
11 | Érik Neveu, « Sociologie du journalisme », Paris, La Découverte, 2019. (Retour au texte 11)