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Mai 2021

Numéro six

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Third : Le numérique peut-il sauver la démocratie ?

Third | Mai 2021

Gilets jaunes et réseaux sociaux : perspectives sur une nouvelle forme de mobilisation sociale

 

Sylvain Boulouque, historien et enseignant en temps partagé à l’INSPE et en lycée1.

 

La crise des gilets jaunes est née de formes de mobilisations originales. C’est la première fois dans l’histoire des contestations sociales qu’un mouvement aux formes et aux contours variés et diffus passe quasiment exclusivement par les réseaux sociaux. Ils ont été massivement utilisés pour appeler à la mobilisation. Ils ont représenté des canaux non officiels et non traditionnels de la communication politique et sociale.

L’explication principale réside dans la relative nouveauté des réseaux sociaux et de leur démocratisation depuis le tournant des années 2010, l’utilisation des téléphones portables est passée en l’espace de 5 ans d’un taux de couverture de 50 à plus de 80%, s’étendant en particulier aux milieux sociaux particulièrement actifs dans ce mouvement : autoentrepreneurs, petits patrons et ouvriers précarisés. On retrouve dans ces catégories professionnelles un public qui jusqu’alors avait le plus souvent échappé aux formes traditionnelles et aux normes classiques de la mobilisation sociale. C’est un des aspects centraux dans l’origine de cette crise.

 
Le mouvement des gilets jaunes a été un mouvement social inédit qui s’est développé principalement entre les mois de novembre 2018 et de mars 2019. Les formes et les types de mobilisation sont grandement nouveaux et passent par les réseaux sociaux, souvent relayés par les chaînes d’information en continu. Les manifestations de samedis en samedis ont donné un tour nouveau aux mobilisations sociales, qui auparavant avaient lieu en semaine pour montrer la capacité des acteurs à bloquer ou à entraver aux moins partiellement le processus de production. Les images générées interrogent les transformations des mobilisations sociales et leur place dans les formes de l’information et de la communication sociale et politique. Les manifestants comme les responsables politiques au pouvoir se sont livrés à une véritable guerre de communication à travers toutes les formes de médias dont les réseaux sociaux sont devenus une composante essentielle. Les uns comme les autres, s’accusant de manipuler l’opinion via une utilisation abusive des réseaux sociaux.

Depuis deux décennies les mobilisations sociales ont évolué. Elles se sont affranchies des processus de contrôle et de diffusion de l’information traditionnels, qui reposaient sur des organisations structurées, qui diffusaient des tracts et communiquaient dans la presse écrite. Le mouvement des gilets jaunes a amplifié ce phénomène de bascule laissant la place à des mouvements tentaculaires et multiformes, le plus souvent désorganisés, peu hiérarchisés, mal structurés, traversés par des aspirations contraires. La crise des gilets jaunes n’est pas à l’origine de cette transformation, mais en est le révélateur, comme un phénomène de miroir inversé de l’élection d’Emmanuel Macron un an auparavant.
 

Aux origines de la crise

 
C’est a posteriori que l’on détecte les origines d’une crise. Elle s’est cristallisée autour du refus d’une taxe sur l’essence et la conduite à 80 kilomètres/heure sur les routes nationales. Les réseaux sociaux bruissaient de colère protéiforme depuis plusieurs mois.

D’abord en 2014, la mouvance de la droite radicale rejointe par les proches de Dieudonné appelle à une manifestation intitulée « Jour de colère » dont les appels se sont faits principalement par les réseaux sociaux. Ainsi, en 2015, un mystérieux mouvement « 14 juillet » réussit par un simple appel sur les réseaux sociaux à rassembler plusieurs centaines de personnes, plutôt situées très à droite. La colère est diffuse, variée et à bas bruits. En 2018, les premières réformes sur la limitation de vitesse entraînent une vague de mécontentement qui passe par les routiers et les motards. Le mouvement « Colère 80 » apparaît en janvier 2018. Il agrège toutes les formes de contestations à travers des formes variées prenant pour cibles la vaccination, les retraites, les impôts, la dénonciation de l’oligarchie et les « merdias ». En février et mars, toujours sur les réseaux sociaux, ces mouvements se multiplient et s’étendent. Les appels à manifestation des motards sont relayés par l’Union populaire républicaine et le Front national. Dans plusieurs lieux, le refus de parler aux journalistes est présent. Géographiquement on retrouve dans les zones phares du mouvement Picardie, Nord Pas-de-Calais ou Gironde. Pendant tout le printemps, les manifestations se succèdent. À l’été, ces contestataires sont renforcés par les principales organisations de droite, avec des formes de propagande traditionnelles, dénonçant le « racket des automobilistes » sur les taxes, sur les vitesses et sur les péages. Le mouvement n’est pas nouveau, et s’inscrit dans la tradition de l’anti-fiscalisme. Début novembre, les Républicains se lancent dans une offensive anti-gouvernementale. Ils publient un tract anti-fiscal, tiré selon eux à un million et demi, d’exemplaires. Ils sont relayés sur les réseaux sociaux par des collectifs de tous bords politiques et appellent à se rassembler le 17 novembre. Les partisans de la majorité gouvernementale ripostent par une contre-campagne sur les réseaux sociaux : « va te faire foutre avec ton putain de 17 novembre » ou encore « #sansmoile17 ». La surdité présidentielle, et parfois l’arrogance du pouvoir, à ne pas saisir les premières critiques aux origines du conflit, allume les mèches du baril de poudre de la contestation sociale dans laquelle fusionne pour la première fois des groupes de gauche, de droite et d’extrême droite, en fait toutes les formes d’opposition au pouvoir.

Les manifestations donnent alors lieu à une confrontation autour de la question du nombre de participants dans laquelle les nouvelles formes de mobilisations comme leur contage jouent un rôle central.
 

La bataille des chiffres

 
Selon une formule attribuée à l’ancien dirigeant du Parti communiste français, Jacques Duclos, il y a les chiffres arithmétiques et les chiffres politiques. La différence entre les chiffres manifestants et les chiffres policiers a toujours été importante, mais a récemment atteint un différentiel rarement égalé, passant traditionnellement du simple au double à un rapport de 1 à 6. Lors des premières semaines du mouvement des gilets jaunes, le ministère de l’Intérieur annonce environ 287.000 personnes le 17 novembre et 166.000 le 24 novembre tandis que les recensements effectués par les manifestants donnent respectivement 1,3 millions et 1 million de personnes. C’est la temporalité de l’information qui génère le mécontentement grandissant. Auparavant les décalages entre les chiffres étaient connus une fois les manifestations terminées. Aujourd’hui, les premiers chiffres affleurent dès le milieu des manifestations entraînant une perception différente du nombre. La fracture est accentuée par la reprise de l’information sous une forme ou sous une autre par tel ou tel média. Sur la base d’estimations globales recoupées par les différents journalistes présents dans les principales villes et sur les ronds-points, le chiffre moyen serait le double de celui communiqué par le ministère de l’Intérieur, mais près de trois fois inférieur aux estimations hautes des gilets jaunes.

Ces analyses différentielles entrainent donc une défiance. D’abord vis-à-vis du pouvoir qui aurait, selon les manifestants, systématiquement menti. Ensuite envers les journalistes qui, en minorant les chiffres annoncés par les manifestants, se seraient aussi faits les complices d’un système politique dans lequel la vérité émane de la population. De fait et dans ce cas, seuls les médias ayant donné des copies conformes à l’image que les manifestants voulaient donner d’eux-mêmes sont considérés comme vrai.

C’est un fait nouveau car l’affrontement auparavant passait par des représentants du peuple et non pas par un peuple émanant directement des réseaux sociaux. La majorité présidentielle procède de la même manière vis-à-vis des médias relayant trop complaisamment les manifestants. De plus, la preuve par l’image devient un argument de vérité. Elles sont souvent fugaces extraites de vidéos ou de photos d’amateurs. Par exemple, nombre de photos montrent les Champs-Élysées noirs de monde ou presque vides en fonction de la prise de vue, ce qui valide les raisonnements des uns comme des autres.
 

Utiliser le détail comme illustrateur

 
Les réseaux sociaux sont à l’origine directe de la transformation directe d’une partie de l’information dans laquelle le détail devient la norme. Le sentiment de crise s’accompagne de la publication ou de la mise en exergue de faits considérés comme révélateurs. Un détail devient symbolique et représentatif. Tous les camps en présence utilisent cet argumentaire pour invalider l’autre. La viralité des informations devient alors un symbole de vérité, les médias et les réseaux sociaux étant le moyen de la confrontation. Les scènes d’émeutes du mois de décembre 2018 ont ainsi pu donner l’impression d’une guerre civile, à la vue de certaines vidéos, alors que souvent l’événement a été circonscrit à une avenue de Paris ne rassemblant souvent que quelques milliers de personnes.

L’exemple le plus révélateur de ces cécités multiples est peut-être la journée du 5 janvier 2019. À Paris, sur la passerelle Léopold Sedar-Senghor, surgit une nouvelle figure : « le Gitan de Massy ». Un ancien boxeur, Christophe Dettinger, affronte deux gendarmes mobiles, les repoussant puis rossant les gendarmes. Alors que finalement la scène ressemble au marché de Brive la Gaillarde chanté par Georges Brassens. Il s’impose comme une icône médiatique, les poings contre l’homme armé, porté aux nues par tous les soutiens des gilets jaunes. Presque personne ne s’interroge sur son parcours. Le président de la République sur les réseaux sociaux l’accuse d’être influencé par l’extrême gauche. Son profil Facebook est passé sous silence alors qu’il « like » Marion Maréchal, trouve drôle l’humour des « lardons dans le couscous » et relaie le site d’extrême droite « peuple de France », on apprend par la suite qu’il souhaitait entrer dans la réserve de la gendarmerie. Nous sommes loin du romantisme du boxeur. Ce qui montre comment l’information peut être tronquée.

Ce même 5 janvier, des manifestants remontent vers Saint-Germain-des-Près, après avoir attaqué quelques symboles comme un magasin Yves Saint-Laurent. Certains s’emparent près de Matignon, d’un transpalette, oublié sur un chantier. Des émeutiers hilares le propulsent comme un bélier dans la porte du porte-parole du gouvernement, puis dans la banque située en face du ministère. Les images et les réactions y voient une attaque insupportable contre la République. Les assaillants sont surtout marqués par un éthylisme généralisé et par les traditions des fêtes rurales loin d’une quelconque atteinte au fondement de la République.

Dans les deux cas, les réseaux sociaux ont transformé des faits divers en symboles et l’immédiateté a empêché la mise à distance. La culture du détail remplaçant la réalité est un moyen de valoriser son point de vue. Il est également un moyen de renforcer les rumeurs, de segmenter la réalité et de faire naître les théories du complot les plus fumeuses.

Le mouvement des gilets jaunes par sa nouveauté a en partie bouleversé les modalités de représentation des mouvements sociaux et surtout leur perception. Aujourd’hui toute forme de manifestation est immédiatement comparée à ce mouvement alors qu’il n’est pas le premier mouvement social loin s’en faut. Par ailleurs, suite au mouvement des gilets jaunes, force est de constater que le moindre incident dans un mouvement social ou une manifestation vient expliquer l’ensemble du mouvement, même s’il ne représente le plus souvent qu’un aspect isolé.
 

Pour conclure

 
Pour tenter de déchiffrer les fonctionnements du mouvement des gilets jaunes, il faut souligner le rôle des paroles libérées par internet et le rôle des chaînes d’informations en continu, qui se répondent constamment et coupent les vecteurs d’information traditionnels. Ils ont ainsi complètement remis en cause l’organisation et la hiérarchisation de l’information.

Cette transformation renforce et alimente en boucle du côté des manifestants, comme du côté du pouvoir, ce sentiment de crise et surtout bouleversent les mouvements sociaux traditionnels. Ces derniers se construisent dans le temps, au moyen de mouvements et d’associations pérennes, à l’opposé de l’instantanéité de la crise des gilets jaunes et de son absence, voire son refus, de toute forme d’organisation.

L’œil de la revue Third

 
Dans un article passionné et vivant, Sylvain Boulouque parvient à nous faire toucher du doigt toute la complexité du mouvement des « gilets jaunes » au prisme d’une analyse qui se concentre sur les usages des technologies numériques et des réseaux sociaux au sein de ce mouvement social protéiforme.



1 | Auteur dernièrement de « Julien Le Pen un lutteur syndicaliste et libertaire », Lyon, ACL, 2020, et « Mensonges en gilet jaune », Paris, Serge Safran, 2019. (Retour au texte 1)

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