Numéro six
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Third : Le numérique peut-il sauver la démocratie ?
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Third : Le numérique peut-il sauver la démocratie ?
L’année 2020 a été marquée par un recul historique de la démocratie. En témoigne le classement mondial des pays dressé par The Economist (le global democracy index) en fonction de la nature de leur régime et de leur caractère démocratique, mesuré par l’organisation et la régularité des élections, le fonctionnement des institutions, le pluralisme politique, l’État de droit, la participation des citoyens au débat et à la vie publics. Le constat est sans appel. En 2020, sur 167 États, la planète ne compte que 23 démocraties à part entière qui regroupent 8,4% de la population mondiale et les libertés régressent sur tous les continents. Les régimes autoritaires (57) ou hybrides (35) sont largement majoritaires et gouvernent plus de la moitié de l’humanité. Ils enregistrent une nette progression, notamment au Moyen-Orient et en Afrique.
Plusieurs facteurs expliquent ce reflux démocratique. La poussée du modèle total-capitaliste chinois tout d’abord, qui fait de plus en plus d’émules dans le monde émergent. La multiplication des hommes forts adossant leur pouvoir à une démocrature, de la Russie de Vladimir Poutine à la Turquie de Recep Erdogan en passant par l’Arabie saoudite de Mohammed ben-Salman, les Philippines de Rodrigo Duterte ou la Hongrie de Viktor Orban. Les guerres sans fin qui dévastent l’Afghanistan, le Moyen-Orient, la Libye et le Sahel, et de nouveau l’Ethiopie. Le renouveau des coups d’État militaires, comme au Mali ou plus récemment en Birmanie.
La rupture la plus nette provient cependant du cœur du monde démocratique, où l’épidémie de Covid-19 a réduit les libertés, mis en évidence les fragilités et les dysfonctionnements des institutions représentatives, creusé le fossé entre dirigeants et citoyens. Les mesures sanitaires ont entraîné la suspension ou la réduction des libertés fondamentales de circulation, de réunion, de manifestation, d’entreprendre. Elles ont justifié l’adoption de lois voire la création de régimes d’exception qui élargissent les compétences du pouvoir exécutif. Elles entravent la vie démocratique en limitant le débat public, en perturbant les campagnes électorales et le déroulement des opérations de vote. Les confinements et autres couvre-feux ont renforcé le repli identitaire des citoyens et la polarisation des opinions, exacerbée par les réseaux sociaux. La fermeture de pans entiers de l’économie, avec son cortège de faillites et de chômeurs, a achevé de déstabiliser les classes moyennes. Enfin, les failles béantes apparues dans la gestion de la crise sanitaire ont fait basculer nombre de citoyens de la peur et de la sidération à la colère, une part de plus en plus importante d’entre eux penchant pour l’autoritarisme afin de rétablir la sécurité.
L’épidémie de Covid-19 a en réalité moins marqué un tournant que joué un rôle d’accélérateur dans la crise de la démocratie, qui lui préexistait. L’onde de choc est partie en 2016 du Royaume-Uni, le plus ancien et le plus respecté des régimes parlementaires, avec le vote en faveur du Brexit qui a déstabilisé l’Union européenne en même temps qu’il plongeait l’Angleterre dans le chaos. Elle se prolongea avec l’élection de Donald Trump aux États-Unis qui servit de caution à tous les hommes forts de la planète. Puis elle gagna tous les continents, de l’Europe, où la démocratie illibérale de Viktor Orban a gagné tout l’est du continent, au Brésil de Jair Bolsonaro ou à l’Inde de Narendra Modi et sa conception ethnique de la nation.
La crise de la démocratie ne constitue pas un accident ou une parenthèse destinée à se refermer d’elle-même. Elle est durable car les démocratures et le djihadisme – qui ne cessent de s’étendre – tout comme les populismes s’inscrivent dans le temps long. Les régimes autoritaires qui s’opposent à la démocratie, à commencer par le total-capitalisme chinois, revendiquent leur supériorité dans le pilotage du capitalisme, la préservation de la cohésion sociale, la capacité à définir et appliquer des stratégies de long terme. Il ne fait ainsi pas de doute que la Chine de Xi Jinping constitue pour la liberté un adversaire autrement redoutable que l’URSS stalinienne du point de vue de ses performances, sur fond de basculement du centre de gravité de la planète et du capitalisme vers l’Asie. La démocratie, qui a vécu dans l’illusion de son triomphe et de la fin de l’histoire après la chute de l’Union soviétique, affronte de nouveau des régimes politiques et des idéologies qui la désignent comme leur principal adversaire et entendent l’éradiquer.
De même, les mouvements populistes ne constituent pas seulement une force de protestation mais portent une conception alternative d’une démocratie fondée sur l’absolutisme de la souveraineté populaire lancé à l’assaut de l’État de droit et du principe de modération. La révolte des peuples dans les nations libres, si elle a été déclenchée par le krach de 2008 qui a servi de détonateur, renvoie à des causes autrement profondes : la chute de la démographie et le vieillissement de la population ; la désintégration de la classe moyenne sous l’effet de la stagnation de ses revenus depuis les années 1990 ; l’explosion des inégalités sociales et territoriales provoquées par la concurrence des pays émergents et par la révolution numérique ; le désarroi identitaire face à l’islam et l’immigration ; la montée de la violence et de l’insécurité ; la paralysie de la démocratie représentative et la corruption de nombre de dirigeants. La perception d’une perte de la maîtrise de leur destin par les citoyens et les nations libres, confortée par la désoccidentalisation du monde, nourrit la peur, qui engendre la haine et la violence.
Le XXIème siècle est bien placé sous le signe de l’histoire universelle, au sens où tous les hommes partagent une seule et même histoire, tissée par le capitalisme mondialisé, les technologies et les réseaux sociaux. Mais Raymond Aron en avait, dès 1960, pointé les paradoxes et les risques : « Jamais les hommes n’ont eu autant de motifs de ne plus s’entretuer. Jamais ils n’ont eu autant de motifs de se sentir associés dans une seule et même entreprise. Je n’en conclus pas que l’âge de l’histoire universelle sera pacifique. Nous le savons, l’homme est un être raisonnable, mais les hommes le sont-ils ? »1 .
Depuis son invention par Athènes, la démocratie est mortelle. Et le premier risque qui pèse sur elle est intérieur, lié à sa corruption par la démagogie et les passions collectives. La démocratie athénienne fut éphémère, puisqu’elle naquit en 461 et disparut en 404 avant Jésus-Christ, le démantèlement des longs murs qui reliaient la cité au port du Pirée marquant la victoire définitive de Sparte dans la guerre du Péloponnèse qui débuta en 431. Son délitement résulta avant tout de sa dénaturation par les démagogues, notamment Cléon et Alcibiade.
La démocratie réémergea en Europe à partir du XVIIème siècle, au croisement de l’État moderne inventé pour sortir des guerres de religion, de la révolution industrielle et de la philosophie des Lumières servie par l’imprimerie. Elle se cristallisa autour de trois grandes révolutions : les deux révolutions anglaises de 1649 et 1689 qui actèrent le régime parlementaire ; l’américaine qui consacra en 1787 la Constitution et les contrepouvoirs ; la Révolution française qui, en 1789, proclama la souveraineté nationale et l’universalité des droits de l’homme.
Si la démocratie s’est largement développée depuis, elle a toujours affronté de puissants adversaires qui contestaient son principe, notamment les sociétés d’Ancien Régime au XIXème siècle et les totalitarismes au XXème siècle. Mais ses plus grandes difficultés furent internes, liées à la fragilité intrinsèque qui résulte de la tension entre la liberté et l’égalité, de la complexité de ses institutions et de ses procédures, de la vulnérabilité des citoyens face aux passions collectives et à la séduction des démagogues.
L’histoire de la démocratie est ainsi indissociable de ses crises. En 1848, des soulèvements en chaîne balayèrent l’Europe de la France – qui vit l’échec de la monarchie constitutionnelle – à la Russie, sous le choc du capitalisme industriel avec son cortège de chômeurs et de misère urbaine, des aspirations liées au principe des nationalités et de la naissance du socialisme. À la fin du XIXème siècle, une fièvre populiste gagna y compris les États-Unis, en raison d’une longue déflation ainsi que de la montée du protectionnisme et du nationalisme. Dans les années 1930, la démocratie qui avait semblé s’imposer contre les empires en 1918 connut un spectaculaire recul sous le feu croisé de la grande dépression et des totalitarismes. La sortie de crise n’intervint qu’après la seconde guerre mondiale, avec, d’une part, le renouveau du pacte économique et social grâce à la mise en place des États providence et de la régulation keynésienne, et, d’autre part, la réassurance du capitalisme et de la sécurité des nations libres par les États-Unis grâce au réseau des traités de commerce et des alliances stratégiques.
Ces grandes secousses qui ont ébranlé la démocratie jusqu’à être près de l’emporter présentent des points communs : chocs sur le système économique et révolutions technologiques ; déstabilisation des classes moyennes et décohésion des sociétés ; évolution rapide de la hiérarchie des puissances et exacerbation des rivalités entre elles ; paralysie des institutions et faiblesse du leadership. Or force est de constater que tous ces facteurs se trouvent de nouveau réunis dans ce moment décisif du début des années 2020, où le demos, peuple organisé de citoyens libres et responsables, tend à se décomposer en laos, coalition inflammable d’individus atomisés.
La démocratie est indissociable du débat public et donc des moyens de communication. Elle est née avec l’imprimerie ; elle s’est développée avec la presse au XIXème siècle ; elle a épousé l’expansion des médias puis l’entrée dans la civilisation des données. Ainsi, aux États-Unis, Franklin Roosevelt fut le président de la radio, John Kennedy celui de la télévision, Barack Obama celui d’Internet, Donald Trump celui de Twitter et des réseaux sociaux.
En 30 ans, l’industrie numérique, portée par la mondialisation, a mis en œuvre la plus importante et la plus rapide révolution technologique de l’histoire, connectant 4,8 des 7,6 milliards d’hommes, bouleversant toutes les activités et tous les métiers. Mais elle a aussi engendré deux monstres, le GAFA aux États-Unis et le bras digital du total-capitalisme chinois formé par Alibaba, Baidu, Huawei, ZTE et Tencent. Ces géants se partagent le monde et sont les instruments de la guerre technologique engagée entre les deux principales puissances du XXIème siècle.
En Occident, le GAFA s’est construit un monopole dont le pouvoir de marché dépasse celui des chemins de fer et des compagnies pétrolières au XIXème siècle ou des opérateurs de télécommunications au XXème siècle. Il s’est développé hors de l’État de droit et de toute régulation à la faveur du mythe de la liberté et de la neutralité d’Internet, d’une conception biaisée du droit de la concurrence centrée sur les avantages accordés au consommateur, enfin des inquiétudes croissantes suscitées par les ambitions de puissance de la Chine. L’épidémie de Covid-19, la multiplication des confinements, l’explosion des ventes en ligne et du télétravail ont encore accentué l’emprise de l’industrie numérique sur les économies développées.
Le pouvoir des monopoles numériques est ainsi devenu une menace majeure pour le capitalisme comme pour la démocratie. Sur le plan économique, la multiplication des rentes et les biais créés par le contournement de la réglementation et de la fiscalité ruinent les entreprises concurrentes et se retournent contre l’innovation, bloquant les gains de productivité. Sur le plan social, le digital s’est transformé en machine à polariser les sociétés et accroître les inégalités. Sur le plan fiscal, les États se trouvent privés des ressources liées à l’économie digitale alors qu’ils supportent les coûts induits par son émergence. Sur le plan des libertés, les consommateurs nouent un pacte faustien dans lequel ils aliènent, en échange d’une apparente gratuité, non seulement l’accès et l’utilisation de leurs données personnelles mais le contrôle de leur vie. Sur le plan politique, les réseaux sociaux confortent l’individualisme et la radicalisation des opinions, encourageant la violence. Sur le plan démocratique, ils s’affirment comme une arme de destruction massive de la liberté, désintégrant les classes moyennes, répandant la désinformation, jouant le rôle de relais d’influence des mouvements populistes, des djihadistes et des démocratures.
La multiplication des scandales, qui ont culminé avec les interférences dans l’élection présidentielle américaine de 2016, a entraîné une prise de conscience. Le réveil est venu d’Europe. Les projets de taxes GAFA et les contentieux fiscaux se sont multipliés au niveau des États comme de l’Union européenne. Le règlement général sur la protection des données (RGPD) adopté le 27 avril 2016 a défini le premier cadre pour la collecte et l’exploitation des données et s’est rapidement transformé en norme internationale. L’Union envisage désormais de se doter d’un système complet de régulation avec le Digital Services Act, le Digital Market Act et le plan d’action pour la démocratie, notamment dans le but de contenir la puissance des géants technologiques.
La régulation de l’économie numérique constitue aujourd’hui, avec la transition écologique, le principal défi pour le capitalisme et la démocratie. Elle est un test pour la conciliation de l’innovation et de la liberté individuelle. Elle est un test pour l’émergence d’un modèle de développement inclusif qui consolide les classes moyennes et ressoude les nations. Elle est un test pour la capacité à restaurer la confiance des citoyens dans la démocratie représentative. Elle est enfin un test pour le renouveau du pacte transatlantique et la volonté de l’Europe de s’affirmer comme un partenaire à part entière des États-Unis.
Le destin du XXIème siècle se jouera autour de la liberté politique. La démocratie n’affronte plus les sociétés d’Ancien Régime ou les totalitarismes du XXème siècle ; elle fait face au djihadisme et aux démocratures. Mais sa capacité à relever leur défi dépendra de l’issue de la confrontation qui s’est ouverte entre démocratie libérale et illibérale, portée par les mouvements populistes. Les démocraties n’ont jamais été aussi vulnérables depuis les années 1930. Pour autant, elles conservent d’immenses ressources et de formidables capacités de rebond pour autant qu’elles parviennent à mobiliser leurs citoyens et à opposer un front commun à leurs adversaires.
La sortie de l’épidémie de Covid-19 verra diverger les nations tant sur le plan économique que sur le plan de la puissance et de la capacité à maintenir la paix civile. Soit les démocraties se désagrègent de l’intérieur en renonçant à la liberté, offrant un avantage décisif à la Chine et aux démocratures. Soit, comme en 1945, elles se reconstruisent et se réunissent autour de la défense de leurs valeurs fondamentales. En refondant un pacte économique et social ; en mettant la relance au service de la transition numérique et écologique en rupture avec le capitalisme de rente et de prédation ; en réalignant capital humain, financier, naturel et culturel ; en investissant massivement dans l’éducation, la santé et la sécurité pour favoriser l’intégration ; en confortant l’État de droit ; en réengageant les citoyens dans les décisions et le débat public via les nouvelles technologies ; en réaffirmant la communauté de destin des nations libres à travers une nouvelle alliance des démocraties ne reposant plus sur l’unique réassurance des États-Unis.
Dans cette perspective, l’épidémie de coronavirus esquisse aussi des solutions et comporte sa part d’espoir. Les nations qui ont le mieux géré ce choc à la fois sanitaire, économique et politique, sont en effet des démocraties, à l’image de la Corée du sud, de Taïwan, de la Nouvelle-Zélande ou de l’Europe du nord. La Constitution américaine et les contrepouvoirs ont finalement résisté aux coups de boutoir de Donald Trump, dont l’assaut du Capitole demeurera une illustration mémorable. Quand les dirigeants populistes font la démonstration de leur irresponsabilité et de leur incompétence, la Suisse ou l’Europe du nord prouvent qu’il est possible de proposer au XXIème siècle des solutions neuves et efficaces à la montée des inégalités, au renouveau des sentiments identitaires ou à l’insécurité. Simultanément, de Hong-Kong à Caracas en passant par le Myanmar, l’Algérie et le Soudan, la Russie ou la Turquie, des hommes continuent à risquer leur vie pour la liberté, nous rappelant qu’elle n’est pas une rente sur laquelle on peut se reposer mais une conquête toujours renouvelée. C’est désormais à l’Occident de renouer avec les valeurs qui fondèrent sa prospérité et son succès, en se rappelant que le seul antidote efficace aux menaces qui pèsent sur la démocratie et à ses dérives, c’est la liberté politique.
C’est avec lucidité et une précision chirurgicale que Nicolas Baverez met en perspective la démocratie avec la révolution numérique. Comprendre d’où l’on vient est capital pour anticiper là où on va, ou plutôt où l’on souhaiterait aller. Cet article contribue certainement à fixer les grands points de repères et défis auxquels il faut répondre.
1 | Raymond Aron, « L’Aube de l’histoire universelle », Londres, 18 février 1960, Conférence sous l’égide de la Société des Amis de l’Université hébraïque de Jérusalem, publiée in « Dimensions de la Conscience historique », Paris, Plon, 1961, p. 235-254. (Retour au texte 1)