third
Mai 2021

Numéro six

Retrouvez le numéro six de
Third : Le numérique peut-il sauver la démocratie ?

Third | Mai 2021

La démocratie face aux ambivalences du numérique

 

Clément Mabi, maître de conférences à l’Université de Technologie de Compiègne et membre du laboratoire COSTECH (Connaissance Organisation et Systèmes Techniques).

 

Les technologies numériques jouent un rôle de plus en plus structurant dans nos activités démocratiques. Plus qu’une question d’outils, c’est une véritable « culture du numérique » qui se diffuse dans nos sociétés avec ses propres imaginaires, ses représentations et ses valeurs (collaboration, transparence, participation, etc.). Elle accompagne l’usage des technologies dans les différents mondes sociaux traversés. Là où les technologies se déploient, ces dernières agissent comme un levier d’innovation au service de différents projets qui se trouvent modifiés, accélérés.

Cette dynamique encourage des formes de citoyenneté plus actives qui font évoluer notre manière de nous informer, de nous exprimer, de débattre et d’interagir avec nos gouvernants. Par effet de commodité, on parle de plus en plus de « démocratie numérique » pour désigner l’ensemble de ces pratiques, bien que les réalités du numérique soient très variées et équipent des dynamiques hétérogènes, voire contradictoires et à tout le moins ambivalentes. Si certaines sont porteuses d’empowerment et d’émancipation citoyennes, promettant de renforcer le lien social ; d’autres – au contraire – ont tendance à équiper des visions démocratiques plus inquiétantes (démocratie d’opinion, peu transparente et instrumentalisée, avec des débats de plus en plus polarisés).

 

Dans le prolongement de nombreuses études en sciences sociales, nous sommes désormais en capacité de tirer un certain nombre d’enseignements sur l’état de la démocratie numérique aujourd’hui. Je reviendrai ici sur trois d’entre eux.

 

L’impact du numérique sur le débat public : une ouverture de l’espace public contrastée par un biais de visibilité

 
D’abord, on constate une transformation radicale de notre culture du débat public qui s’appuie sur le nouvel espace public ouvert par Internet et les réseaux sociaux.

Les nouvelles règles de publicité (publication de contenus a priori par tout à chacun avec peu de filtres, régulation a posteriori par des algorithmes de visibilité) engendrent une forme de libéralisme informationnel1 qui encourage une libération des subjectivités et de l’expression politique et serait à l’origine d’une ouverture de l’espace public inclusive et mobilisatrice. On observe des potentialités inédites d’organisation et de mobilisation pour les mouvements sociaux, à l’image des printemps arabes ou du récent mouvement des tournesols à Hong Kong2 . Des outils comme les pétitions en ligne offrent des possibilités d’interpellation sans commune mesure, comme le montre le succès récent de « l’affaire du siècle » – pétition la plus signée de l’histoire de France – qui a vu une coalition d’associations attaquer l’État en justice pour inaction climatique3 .

Mais progressivement, nous prenons la mesure de ces transformations sur notre culture du débat public. L’influence croissante de l’économie des GAFAM fait évoluer notre rapport à l’expression en public en imposant un impératif d’optimisation de la visibilité. De fait, les réseaux sociaux numériques sont porteurs d’une rationalité d’action adaptée aux règles de l’espace public numérique. Afin d’exploiter efficacement les algorithmes – et donc de générer du revenu – les échanges qu’ils produisent font la part belle aux sujets dominants qui suscitent beaucoup d’interactions. Les effets sur notre manière de débattre sont nombreux : la course à la visibilité algorithmique encourage une forme d’essentialisation des sujets, qui se voient résumés à une série de mots-clés, souvent les plus rassembleurs. Cette perte de nuance conduit à une polarisation des discussions entre deux camps fortement mobilisés. Le tri automatique des contenus entraîne des effets de filtrage (on vous propose des contenus qui pourraient vous plaire) susceptibles de créer un enfermement idéologique, désignés par les « bulles de filtre » qui accélèrent cette dynamique. La recherche de la visibilité et de l’interaction entraîne une brutalisation des échanges qui nous conduit à considérer la violence comme un mode d’expression légitime4 . Les contenus les plus radicaux suscitent de l’émotion, gagnent rapidement en visibilité en créant de l’interaction et rassemblent des communautés rapidement importantes, installant un sentiment, trompeur, de représentativité dans l’opinion des sujets les plus actifs.

La compréhension fine de ces phénomènes invite à formuler l’hypothèse des « colères internet »5 , qui voudrait que celles qui obtiennent la plus grande visibilité soient celles qui parviennent à s’appuyer sur la force émotionnelle – les affects – des sujets pour toucher leurs publics, tout en mobilisant des réseaux organisés pour optimiser la circulation des messages et ainsi réussir à exploiter la force de frappe du Web. Ainsi, loin de provoquer l’éclatement des organisations, l’espace public numérique semble au contraire récompenser les collectifs les mieux structurés, qui sont capables de faire remonter artificiellement leurs contenus. Cette dynamique rend difficilement atteignable l’espoir de permettre une délibération collective en ligne tant les asymétries et les biais sont nombreux.
 

Outils numérique et imaginaire d’une démocratie participative : le citoyen cherche toujours sa place

 
Le second enseignement majeur est que si la démocratie participative est bousculée par la culture du numérique, les initiatives rassemblées sous l’appellation « civic tech » ne sont pas parvenues à renouveler la place du citoyen en démocratie.

Depuis 2013, des initiatives misent sur la culture du numérique pour faire participer les citoyens autrement à l’intérêt général. De nouveaux formats de participation ont été développés autour de plusieurs grands axes d’action (améliorer la transparence des institutions, la collaboration entre citoyens et institutions, faire en sorte que la participation soit plus représentative et mieux informée, donner de nouveaux outils d’interpellation et de mise à l’agenda, etc.), des expérimentations à grande échelle menées (à l’exemple de la consultation autour de la Loi pour une République numérique6 ou du Grand Débat National7 ), contribuant à renouveler l’imaginaire démocratique et les formes de contributions citoyennes possibles. Sur les territoires, les collectivités sont toujours plus nombreuses à s’équiper de plateformes en ligne, notamment pour leurs démarches de budgets participatifs.

Progressivement, plusieurs modèles de participation ont émergé de ces outils et le constat que les technologies ne sont pas neutres et incarnent des valeurs démocratiques différentes en fonction des options prises (choix d’architecture technique, de licence, choix de modèle économique) s’est diffusé. L’idéal communautaire de départ s’est éloigné et la concurrence entre les initiatives et la multiplication des marchés publics pour la démocratie numérique ont conduit à l’émergence d’un marché, qui lui-même constitue un segment du marché de la démocratie participative. Seule une minorité d’acteurs ont été en capacité de s’adapter avec un modèle économique rentable et la civic tech française se structure désormais autour de quelques acteurs incontournables qui fournissent des outils aux acteurs publics. On observe ainsi une multiplication des consultations portées par des institutions sur des thèmes plus ou moins ou moins proches de la décision – comme le fameux « jour d’après » en lien avec la Covid-198 – au risque de faire advenir une forme de « consultation washing » où les décideurs lancent des consultations sans rendre compte aux citoyens.

Les effets de ces nouvelles formes de participation sur le fonctionnement de nos démocraties à plus long terme ne sont pas encore pleinement identifiés. On peut notamment noter que le poids accordé au nombre (de votes, de contributions…), le risque de donner une importance démesurée à l’opinion et de rendre de plus en plus difficile l’exercice – ô combien délicat – de la synthèse des contributions et de l’agrégation des préférences exprimées en masse. La taille toujours plus importante des corpus limite la capacité à rendre compte de la complexité des échanges et limite le sens politique des démarches. Plus largement, on constate, dans le prolongement de sociologues comme Dominique Cardon, un basculement du centre de gravité de la démocratie de « qui parle » vers « ce qui est dit ». Les règles de la légitimité démocratique, basées sur le statut de celui qui s’exprime, se trouvent profondément bousculées. Ce « tournant sémantique » contribue à donner du pouvoir aux algorithmes et aux outils de traitement automatique, ouvrant de nouveaux débats, notamment sur leur transparence.
 

Transformation de la relation entre l’État et les administrés : le numérique n’est qu’un moyen

 
Le troisième enseignement concerne la difficile mise en œuvre de la transformation de la relation de service public par le biais des technologies numériques. Comme le montre les innombrables comités – à l’image « d’Action Publique 2022 » – et les nombreuses réformes annoncées, nos institutions sont travaillées par la culture numérique et sont invitées à se transformer pour mettre à profit les opportunités offertes par le numérique afin de repositionner l’État dans une logique de « plateforme », fournisseur de ressources à destination des « multitudes » d’internautes prêtes à s’en saisir. Au-delà de multiplier les grands projets informatiques, comme l’algorithme de sélection des candidats à l’entrée à l’université Parcoursup, ce changement de matrice implique pour l’État et la fonction publique de relever un défi organisationnel et managérial afin d’être capable de tirer profit du numérique et, a priori, de réussir à proposer à l’usager un service de meilleure qualité, tout en réalisant une économie de coûts grâce à l’automatisation des procédures. Les données numériques sont au cœur de cette stratégie qui vise à instaurer une nouvelle relation aux citoyens grâce à une action publique plus personnalisée, plus prédictive et plus participative ; orchestrée par une administration qui connaît mieux ses usagers et peut déployer les services publics en fonction des citoyens et de leurs besoins et non plus seulement en fonction de leur appartenance à une catégorie de population préétablie. Les services seraient également produits dans des conditions radicalement différentes, grâce à l’implication directe des usagers à travers des outils de co-design.

Cependant, on observe que le déploiement sur le terrain de ces stratégies est très controversé et demande de relever des défis en termes de gouvernance, de fonctionnement de l’administration et d’universalité de la relation aux citoyens. Concrètement, l’État a-t-il les moyens de ses ambitions ? Ainsi, dans une dynamique « d’État-Plateforme », les institutions sont amenées à s’équiper de technologies numériques de pointes et à adopter les codes de la culture du numérique et notamment le « laisser-faire » et le « faire-avec » qui positionnent l’acteur public en animateur de réseaux et d’écosystème. Pourtant, cette posture correspond peu au fonctionnement traditionnel des administrations inscrit dans des routines bureaucratiques décrites de longue date par les sciences sociales. L’organisation en silos, avec des compétences assignées en fonction de périmètres préétablis des institutions publiques s’accommode bien mal avec la culture de « l’agilité » promue par les acteurs du numérique, comme nous le rappelle les controverses autour la création de l’application « StopCovid » où plusieurs conceptions de l’outil, soutenues par différentes administrations, se sont retrouvées en concurrence au détriment de l’efficacité du projet9 . Par ailleurs, au-delà des efforts accomplis sur le sujet, cette transformation numérique accélérée pose d’immenses enjeux d’inclusion des populations, notamment les plus fragiles, qui voient leur relation au service public se détériorer avec le développement du numérique administratif.

Face à ces défis, le bilan est – très – nuancé et on peut pointer une forme de déception relative à « l’État-Plateforme » au fur et à mesure que s’éloigne l’idéal d’une infusion de la « philosophie start-up » par l’administration et qu’il devient évident que ces acteurs privés n’ont pas d’inclinaison particulière à défendre l’intérêt général, contrairement à ce que pouvait laisser penser le discours des acteurs de la Silicon Valley.

Aussi, les enjeux de la démocratie contemporaine peuvent-ils se suffire de cette ambiguïté et continuer à s’appuyer sur des ressources techniques aux effets contrastés ? N’est-ce pas le moment de construire un discours critique et de mettre à distance les discours d’accompagnement –enthousiastes ou pessimistes – pour regarder les technologies pour ce qu’elles peuvent vraiment apporter en démocratie ? Réussir ce changement de regard implique de considérer que les technologies ne sont pas neutres, au sens où elles ne sont pas interchangeables et doivent être inscrites dans des enjeux de société systémiques. En fonction de ce qu’elles font faire aux usagers, et de la manière dont elles le font faire, les résultats sont différents. De fait, pour saisir « ce que fait » le numérique, il convient d’être attentif aux choix de conception (les valeurs et normes « misent en technologies » dans le design) et aux logiques d’appropriation par les acteurs à l’œuvre (ce que les gens en font). Cette démarche permet d’identifier les rationalités des outils (les projets activés dans l’usage) et de prendre du recul sur les orientations sociétales qu’ils instituent.

L’œil de la revue Third

 
Avec beaucoup de clarté et de perspective, Clément Mabi dresse un premier bilan des interactions entre la démocratie et les technologies numériques et insiste sur l’importance d’appréhender ces technologies comme un moyen à mettre au service de la démocratie.



1 | Benjamin Loveluck, « Internet, une société contre l’État ? Libéralisme informationnel et économies politiques de l’auto-organisation en régime numérique », Réseaux, vol. 192, n°4, 2015, pp. 235-270. (Retour au texte 1)
2 | Zeynep Tüfekçi, « Twitter et les gaz lacrymogènes. Forces et fragilités de la contestation connectée », Caen, C&F Éditions, « Société numérique », 2019. (Retour au texte 2)
3 | https://laffairedusiecle.net/qui-sommes-nous/. (Retour au texte 3)
4 | Romain Badouard, « Internet et la brutalisation du débat public », La Vie des idées, ISSN : 2105-3030, 6 novembre 2018, https://laviedesidees.fr/Internet-et-la-brutalisation-du-debat-public.html. (Retour au texte 4)
5 | Voir l’ouvrage clé de Jen Schradie, « The revolution that wasn’t: How digital activism favors conservatives », Harvard, Harvard University Press, 2019 ; et Clément Mabi, « Le débat public face aux colères internet », Pouvoirs, n°175., 2020. (Retour au texte 5)
6 | https://www.republique-numerique.fr/. (Retour au texte 6)
7 | https://granddebat.fr/. (Retour au texte 7)
8 | https://www.lecese.fr/monde-dapr%C3%A8s-que-retenir-des-consultations-citoyennes-et-des-attentes-des-Fran%C3%A7ais. (Retour au texte 8)
9 | Chevallier, J., « Un nouvel outil numérique : StopCovid », Revue française d’administration publique, 174(2), pp. 519-528, 2020. (Retour au texte 9)

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