Numéro six
Retrouvez le numéro six de
Third : Le numérique peut-il sauver la démocratie ?
Retrouvez le numéro six de
Third : Le numérique peut-il sauver la démocratie ?
La démocratie locale, évoquée dans la Constitution (article 72), assure aux collectivités territoriales (les communes, les intercommunalités, les départements, les régions) de s’administrer librement. Ce système représentatif est complété par un cadre législatif donnant la possibilité aux citoyens d’être associés à la prise de décisions. Aujourd’hui, la participation des habitants à la vie politique locale fait largement consensus, amenant les collectivités à aller au-delà des démarches règlementaires pour impliquer les citoyens dans l’élaboration des politiques publiques. Le développement des technologies d’information et de communication transforme cette démocratie locale et ouvre de nouvelles perspectives en utilisant les outils numériques pour améliorer et compléter les processus et démarches de participation.
« Décider Ensemble », un think tank créé en 2005 et visant à diffuser la culture de la participation et de la décision partagée, s’intéresse depuis plusieurs années à ces expérimentations d’outils numériques de participation et plus particulièrement aux enjeux de la démocratie locale numérique. À travers l’Observatoire des civic tech & de la démocratie numérique, nous analysons, décryptons, et favorisons l’échange entre les acteurs de cet écosystème pour éclairer les enjeux des solutions digitales au service de la démocratie. Conduite depuis 2016, l’enquête annuelle de « Décider Ensemble » (intitulée « Baromètre de la démocratie locale numérique ») permet de dresser un état des lieux et de suivre les tendances de ce domaine.
Le présent article se penche d’abord sur les origines du recours au numérique pour améliorer la démocratie et les objectifs qui y sont associés. Ensuite, nous dresserons un état de lieux de la démocratie locale numérique avant d’en présenter les enjeux principaux. Pour terminer, les effets de la crise sanitaire sur la démocratie locale numérique seront exposés.
L’émergence des outils numériques de démocratie s’inscrit, entre autres, dans la croyance selon laquelle la technologie résoudrait nos problèmes. Dans cette optique, le numérique devient un outil essentiel pour atteindre des objectifs de toute sorte : une meilleure productivité, une transparence accrue, ou même pour résoudre les défis du réchauffement climatique. Le partenariat international pour un gouvernement ouvert (Open Government Partnership), lancé par Barack Obama en 2011 et auquel la France est associée depuis 2014, met ainsi l’accent sur la technologie comme moyen de renforcer la transparence et la participation des citoyens. Le numérique garantit alors une augmentation du nombre et de la diversité des participants aux démarches participatives, en mobilisant notamment des publics habituellement absents, tels que les jeunes, mais aussi une participation à des horaires plus variés et peu coûteuses.
Ces promesses permettent aux technologies numériques d’accroître leur place dans la boîte à outils de démarches participatives. D’une part, les collectivités (80% des répondants au Baromètre de la démocratie locale numérique en 20161 ) estiment que ces outils permettent de renforcer la participation citoyenne, en particulier à travers l’adhésion des citoyens aux décisions et l’amélioration de la transparence de l’action publique. D’autre part, des start-ups et acteurs économiques perçoivent le potentiel économique (et démocratique) lié à ces technologies, favorisant le développement d’un marché de la civic tech en France2 et l’élaboration d’une grande gamme d’outils numériques participatifs.
Alors que les attentes envers ces dispositifs sont de plus en plus grandes, les conclusions des baromètres de 2017 et 20183 montrent que les collectivités répondantes (plus de 330 réponses au total) semblent plutôt déçues des résultats obtenus. C’est ainsi que 60% des répondants affirment que la démocratie numérique contribue à un renforcement de la transparence de l’action publique. Pourtant, la capacité de ces outils à atteindre des publics qui ne participent pas habituellement à la démocratie locale est moins bien évaluée. De même, leur potentiel d’améliorer la qualité des décisions et l’adhésion des citoyens aux décisions est décevant.
Graphique 1. Part des répondants qui considèrent que les outils numériques de participation contribuent aux différents objectifs identifiés (réponses « oui, tout à fait »).
Les résultats annuels du Baromètre de la démocratie locale numérique4 montrent que le numérique prend une place de plus en plus importante dans les démarches de participation citoyenne. En 2017, 68% des répondants indiquent avoir mis en place un outil numérique participatif, un chiffre qui gagne les 88% en 2018. Ces dispositifs se trouvent aujourd’hui dans tous types de collectivités locales : communes, intercommunalités, métropoles, départements, régions. Ces outils voient le jour dans les collectivités au début des années 2010, avec une augmentation à partir de 2016/2017. Les technologies numériques font désormais partie intégrante des démarches participatives. Selon les résultats de l’édition 2018 du Baromètre de la démocratie locale numérique, les plateformes en ligne sont l’outil le plus déployé après les dispositifs réglementaires, tels que les consultations sur l’urbanisme, la planification ou l’aménagement et les conseils de quartier. Les plateformes d’open data et de signalement se retrouvent également dans plus d’un tiers des répondants.
Graphique 2. Part des répondants à l’enquête indiquant que la collectivité a mis en place ce type de dispositif participatif, en 2018.
Les outils de la démocratie locale numérique sont nombreux et sont souvent regroupés au sein d’une même plateforme : portails d’open data, outils de sondage et enquêtes en ligne, outils de cartographie participative, applications de signalement, plateformes de consultation et de concertation, de débat, de discussion, d’appels à projets, de budgets participatifs, etc. Par exemple, en 2015, la ville de Rennes a mis en place le portail https://fabriquecitoyenne.rennes.fr/ et en 2018, la Métropole européenne de Lille son portail https://participation.lillemetropole.fr/.
Pour développer ces technologies, beaucoup de collectivités font appel à des prestataires comme des civic tech, des prestataires informatiques ou des cabinets de conseil. Parmi les cas d’étude issus de l’édition rétrospective 2016-2019 du Baromètre de la démocratie locale numérique5 , certaines collectivités (par exemple, Paris, Marcq-en-Barœul, Nîmes Métropole) ont développé, avec leurs propres ressources, leur outil participatif numérique en interne. D’autres (par exemple, Angers, Toulouse, Nanterre, la Métropole Européenne de Lille et le Département de Loire-Atlantique) ont fait le choix de baser leur plateforme sur le logiciel open source Decidim et sont ainsi accompagnées par Open Sources Politics. Le reste de nos cas d’étude travaille avec des prestataires civic tech qui commercialisent un logiciel propriétaire (par exemple, Saint-Germain-en-Laye, Nantes, Meudon, Grenoble-Alpes Métropole, Rennes) ou des prestataires de type agence de communication et entreprise informatique (par exemple, Bordeaux Métropole, Mérignac).
Les civic tech, principalement chargées du développement et du maintien de la plateforme, peuvent aussi avoir un rôle de conseil et d’accompagnement. Des réseaux d’échanges entre collectivités travaillant avec le même prestataire sont également mis en place. Le recours à un logiciel open source est souvent justifié par une volonté de transparence et de mettre l’accent sur les valeurs qu’incarne la démarche : un code qui est transparent est, par nature, participatif.
Depuis le milieu des années 2010, un écosystème de la participation numérique s’est développé au sein des collectivités, souvent avec la création d’un service dédié et des stratégies de communication associées. Cependant, le budget attribué aux dispositifs participatifs numériques reste peu élevé par rapport au budget global de la démocratie locale.
Le numérique est ainsi devenu incontournable pour déployer une démarche participative, et particulièrement sur un territoire étendu – les métropoles, les départements et régions. L’objectif premier reste d’assurer, via les outils en ligne, une meilleure implication des citoyens dans la démarche globale. Cependant, la très grande majorité de ces dispositifs reste accompagnée de temps en présentiel.
Si des progrès sont constatés, la marge de progression est très importante et les défis sont nombreux. Le manque de personnel et de soutien politique sont des freins mais c’est surtout la fracture numérique qui empêche un développement massif de la démocratie locale numérique. En effet, avec 13 millions d’exclu·e·s numériques6 , la fracture numérique en France est une barrière importante à la participation du grand public. Derrière cette part importante d’illectronisme, se cachent des réalités différentes, qui peuvent aller d’une urgence numérique (absence d’accès à la technologie) à un manque d’aisance dans l’utilisation des outils digitaux, qui peut aussi toucher les jeunes. Les divers retours des collectivités, récoltés à travers le Baromètre, ont également montré que la participation aux démarches numériques repose aussi sur un intérêt pour la chose politique déjà existant (voir Graphique 1 ci-dessus). Ainsi, une culture de la participation déjà installée au sein du territoire permet un épanouissement de la participation en ligne, ce qui limite de fait son développement exponentiel puisqu’il dépend d’un intérêt ou d’un comportement préexistant. Toujours selon la rétrospective du Baromètre7 , un tiers des collectivités évalue la participation aux démarches numériques comme « normale », un tiers comme « faible », et 15% la considèrent « importante ». La médiation numérique ainsi que les démarches de proximité en présentiel restent alors essentielles pour favoriser une participation plus inclusive.
Évaluer si la démocratie locale numérique atteint ses objectifs est un autre défi d’envergure. En effet, l’évaluation mesure souvent le nombre de participants ou encore le nombre de contributions, mais elle ne donne pas ou peu d’indication sur l’impact de la démarche au niveau de l’adhésion des citoyens aux décisions ou sur la qualité de la décision prise suite aux contributions citoyennes. Cependant, cette insatisfaction par rapport aux résultats et cette difficulté à évaluer les effets d’une démarche ne sont pas propres à la démocratie numérique et s’appliquent également aux démarches en présentiel. Le numérique ne résout pas les problèmes rencontrés dans les situations hors ligne : par exemple, on constate que demeurent les lacunes de l’évaluation, le manque/l’insuffisance de la restitution et du retour vers les participants ou l’absence de co-élaboration et de co-décision. Les démarches de démocratie numérique restent souvent des démarches d’information ou consultation et mènent rarement à une réelle co-production ou à une délibération.
Finalement, même si les coûts des outils numériques sont relativement faibles, par rapport aux coûts de démarches en présentiel, le besoin d’accompagnement humain est un frein évident à la mise en œuvre de nouveaux dispositifs. Les résultats de la rétrospective du Baromètre montrent qu’il faut en général qu’un agent y soit dédié (au moins à temps partiel).
La crise sanitaire et ses conséquences, en particulier en termes de confinements successifs et de restrictions liées aux rassemblements physiques, ont bousculé le monde de la participation et mis la démocratie locale à rude épreuve.
Le numérique, à travers ses outils d’échanges et de participation, est devenu quasiment le seul moyen, pour les collectivités, de maintenir le lien et le dialogue avec leurs habitants. Les premières initiatives participatives numériques nées de cette crise ont été les plateformes d’entraide et de solidarité locale, notamment très utilisées lors du premier confinement, à l’instar de l’outil « Voisins, voisines » déployé par la ville de Grenoble. Rapidement, les collectivités, mais aussi d’autres acteurs tels que des collectifs de citoyens et des parlementaires, ont commencé à se préoccuper de la sortie de crise. Ainsi, de nombreuses consultations pour « co-construire le monde d’après » ont vu le jour8 , comme celles lancées par la Métropole Européenne de Lille ou encore la Région Grand-Est. Ces démarches se sont déroulées uniquement en ligne, en raison de la situation sanitaire. Même si les réunions physiques ont été, un temps, à nouveau autorisées, les collectivités transforment leurs pratiques et expérimentent le numérique pour d’autres dispositifs de participation citoyenne : les rendez-vous numériques du budget participatif à Grenoble ou encore les réunions et délibérations en visio-conférence de la Convention citoyenne Covid-19 de Nantes Métropole.
Cette crise sanitaire et ses multiples conséquences ont sensibilisé les élus et les agents à l’existence et l’intérêt de ces outils numériques, une opportunité pour approfondir leur utilisation et les améliorer. Par exemple, le numérique était peu utilisé avant la crise pour organiser des réunions et des délibérations publiques. Il tendrait, aujourd’hui, à se généraliser pour ce format de rendez-vous. Cependant, le recours important aux technologies n’a fait qu’aggraver la fracture numérique. Les collectivités témoignent qu’il est encore plus difficile d’atteindre ces publics exclus. De plus, la crise amène de nouveaux questionnements au sujet des nouveaux entrants (logiciels et acteurs) sur le marché de la démocratie locale numérique : les outils de visio-conférence, tels que Zoom ou Microsoft Teams, deviennent des lieux d’échange et de délibération. Respectent-ils les règles en matière de protection des données ? À qui appartiennent ces dernières ?
Il est encore trop tôt pour évaluer si la crise a transformé, durablement, la démocratie locale numérique, si elle représente une réelle opportunité pour améliorer les démarches participatives numériques ou encore si les démarches participatives présentielles sont seulement transposées en ligne sans aller plus loin, sans adapter la participation et la rendre plus inclusive.
La démocratie n’est pas qu’une affaire nationale, ainsi que le souligne Katharina Zuegel dans cet article. Abordant les promesses du numérique pour la vie locale et les chiffres tirés du Baromètre de la démocratie locale numérique, son propos est éclairant sur les potentialités ainsi que les limites du numérique pour la vie démocratique.
1 | Baromètre de la démocratie locale numérique, rétrospective 2016-2019 (https://www.deciderensemble.com/page/724915-barometre-de-la-democratie-locale-numerique). (Retour au texte 1)
2 | « Cartographie de la civic tech en France », Décider Ensemble, juin 2019. (Retour au texte 2)
3 | « Cartographie de la civic tech en France », Décider Ensemble, juin 2019. Baromètre de la démocratie locale numérique, rétrospective 2016-2019 (https://www.deciderensemble.com/page/724915-barometre-de-la-democratie-locale-numerique). (Retour au texte 3)
4 | Baromètre de la démocratie locale numérique, rétrospective 2016-2019 (https://www.deciderensemble.com/page/724915-barometre-de-la-democratie-locale-numerique). (Retour au texte 4)
5 | Baromètre de la démocratie locale numérique, rétrospective 2016-2019 (https://www.deciderensemble.com/page/724915-barometre-de-la-democratie-locale-numerique). (Retour au texte 5)
6 | 13 millions de Français en difficulté avec le numérique (https://societenumerique.gouv.fr/13-millions-de-francais-en-difficulte-avec-le-numerique/). (Retour au texte 6)
7 | Baromètre de la démocratie locale numérique, rétrospective 2016-2019 (https://www.deciderensemble.com/page/724915-barometre-de-la-democratie-locale-numerique). (Retour au texte 7)
8 | « Co-construire le monde d’après : revue des initiatives de consultation citoyenne au temps du covid-19 », 28 mai 2020 (https://site.assoconnect.com/services/storage?type=document&id=863030&secret=EM0U6bdTXJ7jqQ2hgmtxNbNitpQ6QQwLZ7Y3z1jl×tamp=1590677226&download=1). (Retour au texte 8)