third
Mai 2021

Numéro six

Retrouvez le numéro six de
Third : Le numérique peut-il sauver la démocratie ?

Third | Mai 2021

L’impact du numérique sur la démocratie

Henri Oberdorff, professeur agrégé de droit public, professeur émérite de l’Université de Grenoble-Alpes, auteur de « La Démocratie à l’ère numérique » (PUG, 2010).

 
 

La révolution numérique se poursuit. Elle concerne tous les aspects de nos sociétés. L’usage des outils numériques s’est généralisé dans tous les types de régime politique, évidemment dans nos démocraties. Les innovations de ce monde se généralisent à très grande vitesse. Ce n’est qu’un début. Les fameux « GAFAM » (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft) ont pris une place essentielle dans la vie quotidienne sans forcément que les utilisateurs s’en rendent totalement compte. La crise sanitaire de la Covid-19 a accentué la fonction du numérique dans la mesure où le distanciel a remplacé le présentiel, grâce aux usages d’internet.

La démocratie fonctionne donc dorénavant à l’ère numérique comme nous l’avions examiné, il y a quelques années déjà. Incontestablement, on peut confirmer que la démocratie a été augmentée par les nouvelles potentialités du numérique. Simultanément, les usages du numérique se révèlent être aussi des menaces pour nos démocraties. De nouvelles vulnérabilités apparaissent.

Il semble indispensable de veiller à concevoir de nouvelles protections pour la démocratie qui reste, selon la fameuse expression de Winston Churchill, le pire des régimes à l’exception de tous les autres.

 

Une démocratie augmentée

Les outils numériques constituent une chance remarquable pour la démocratie. Ils permettent la réelle expression des libertés au cœur des régimes démocratiques et l’avènement d’une démocratie participative, voire peut-être, plus directe.

Des libertés concrétisées

L’espace numérique permet de concrétiser des libertés individuelles et collectives à un niveau pas forcément atteint auparavant. On peut facilement en donner quelques exemples. La liberté de s’informer est amplifiée. L’accès aux sources d’information n’a jamais été aussi facile. Le journal officiel est numérique. Cela permet de donner un sens à l’expression classique : « Nul n’est censé ignoré la loi ». Sur le plan culturel, il est possible d’accéder à de nombreuses sources d’information comme jamais auparavant, en plus pas seulement à une échelle nationale. La crise sanitaire a valorisé encore plus ces outils numériques pour de nombreuses formations à distance, y compris universitaires. La liberté de communication est facilitée, ainsi que la liberté de la presse. Il est possible de communiquer quelle que soit la distance avec une ou plusieurs personnes sans limite particulière. La liberté d’expression s’est amplifiée grâce aux réseaux sociaux en permettant de faire connaître ses idées et ses prises de position y compris politiques à un large public. Il faut souligner que près de 40 millions de Français utilisent Facebook régulièrement et que 8 millions sont sur Twitter1 . La liberté de création peut conquérir de nouveaux espaces plus vite sans contraintes matérielles, ni géographiques. Même en période de confinement, les moyens numériques ont augmenté les échanges, y compris sur le plan culturel, avec la diffusion d’activités musicales ou théâtrales. On évoque aussi la notion de culture numérique avec Wikipédia reposant largement sur une intelligence collective. La liberté d’entreprendre n’a jamais eu aussi de telles possibilités de se développer. Le télétravail a pris une nouvelle place pour de nombreux métiers. L’emploi des outils numériques a amplifié « le sans contact » qui concerne de plus en plus la vie quotidienne et les rapports humains dans des domaines très variés comme faire ses courses, travailler, apprendre, se cultiver ou séduire. La pandémie actuelle a augmenté ces pratiques déjà à l’œuvre.

L’avènement d’une démocratie participative

La démocratie politique est modernisée grâce aux technologies numériques. On évoque parfois la démocratie électronique. Certains États semblent aller très loin dans cette transformation. On pense à l’Estonie qui a largement développé le vote électronique et la notion de e-gouvernement. En revanche, la France semble plus réticente à développer le vote électronique pour les élections politiques, par crainte de la disparition d’un rite républicain. La vie politique utilise ces outils numériques comme nous le montrent les campagnes électorales successives des dernières années. Les blogs permettent aux différents candidats de se faire mieux connaître avant l’élection, mais aussi une fois élus pour montrer leur investissement dans l’action politique. Les responsables politiques utilisent largement les réseaux sociaux. Les travaux parlementaires sont mis à la disposition des internautes aussi bien dans leur forme écrite que lors des débats en plénière ou en commission. Les citoyens peuvent largement s’informer très directement sur l’actualité législative. Mais d’autres possibilités s’ouvrent grâce au numérique pour aller au-delà de la seule démocratie représentative. On assiste à des expériences de démocratie participative ou d’intelligence collective. Le numérique ouvre la voie à la « démocratie continue » chère à Dominique Rousseau2 . Les outils numériques facilitent ces nouvelles possibilités au niveau local, avec le développement des budgets participatifs. Les villes intelligentes se multiplient avec un grand usage d’algorithmes pour la gestion de services municipaux. Au niveau national comme européen, des consultations populaires à grande échelle deviennent possibles. Les États démocratiques se transforment, de plus en plus, y compris dans les relations directes entre leurs administrés et leurs administrations au travers des téléservices et de la dématérialisation des procédures administratives. Le Conseil d’État considère d’ailleurs qu’en France l’État serait devenu une « plateforme numérique »3 .

 

Une démocratie menacée

 

Mais l’espace numérique a aussi sa face sombre qui menace les démocraties, car les technologies sont malléables à tous les usages. Les modes d’utilisation de cet espace peuvent accentuer des aspects beaucoup moins respectueux de la démocratie aussi bien au niveau des citoyens que des États.

L’amplification de la démocratie des émotions

Même s’il n’est pas facile de faire directement le lien entre la crise démocratique et l’avènement de l’espace numérique, il semble y avoir une simultanéité de ces deux moments. Le numérique facilite l’amplification des contestations. On l’a beaucoup évoqué lors du déroulement des manifestations des gilets-jaunes et de leur usage des réseaux sociaux. Le droit de manifester s’est encore plus concrétisé. Mais, les réseaux sociaux sont le réceptacle sans limite des émotions, des frustrations, des fausses nouvelles ou des discours de haine. Le groupe Facebook comme « La France en colère », de 379.000 membres, symbolise ces nouvelles pratiques de diffusion des revendications. L’usage des réseaux sociaux ne permet pas forcément de débattre en s’appuyant sur la raison mais de se valoriser, de s’affronter et même d’affirmer des contre-vérités. La propagation très rapide de fausses informations alimente ce que certains appellent le séparatisme numérique. Les usages des réseaux sociaux se révèlent alors d’une certaine manière anti-démocratique. De ce point de vue, l’utilisation de Twitter par le président des États-Unis diffusant de fausses informations, pendant de nombreuses années, est exemplaire. Mais, il a fallu attendre la fin de son mandat pour que l’opérateur l’exclut de son compte numérique. Cela pose alors la question de la place de ces opérateurs numériques qui ne se considèrent pourtant pas comme des médias. Leur puissance mondiale, face aux démocraties, se confirme.

Les risques de la surveillance numérique

La révolution numérique impacte l’ensemble du fonctionnement de nos démocraties avec de nombreuses conséquences dans tous les domaines. En effet, nous sommes à l’ère du stockage à grand échelle de très nombreuses informations personnelles sur les consommateurs, mais aussi sur les citoyens et les administrés. D’un côté, cela accélère de nombreuses procédures par exemple sur le plan administratif ou fiscal, mais d’un autre côté, cela augmente les fichiers informatiques et les traitements automatisés susceptibles d’être détournés de leur usage normal. On dénonce de plus en plus les cyber-attaques ou le cyber-espionnage, y compris entre les États. Cela suppose une nouvelle culture de la sécurité pour le monde numérique. On parle aussi, en France, du « cyber-fléau » des « rançongiciels ». Au-delà des cyber-attaques, la tentation est grande, même dans les démocraties, avec le développement de nouvelles technologies, de procéder à des formes de surveillance numérique mettant en cause la liberté individuelle ou le respect de la vie privée. Même l’un des inventeurs d’internet, Tim Berners-Lee déclare, en 2019 que « sa création révolutionnaire lui a échappé, car à l’heure du Big Data, on assiste à un véritable casse mondial sur nos vies privées ». Cette surveillance est facilitée par de nouvelles technologies malléables aussi à cet usage, y compris de manière très discrète, comme la reconnaissance faciale. Les justifications de ces usages ne manquent pas au nom de la sécurité, la lutte contre le terrorisme ou contre une pandémie. Les hésitations des Français à télécharger l’application TousAntiCovid sont un bon exemple. Trouver un équilibre suffisant entre sécurité et liberté est de plus en plus difficile.

 

Une démocratie à protéger et à consolider

 

Face aux détournements de finalité des traitements de données ou de leur usage contraire aux principes démocratiques, il est indispensable de réguler, encore plus, notre société numérique pour qu’elle soit respectueuse des libertés individuelles qui sont au cœur de la démocratie. Comme le souligne le Conseil d’État, en 2017, « l’ambivalence du numérique nécessite de repenser la protection des droits fondamentaux »4 . Il faut poursuivre la protection de la démocratie à l’ère numérique, mais aussi la consolider par une réelle adaptation au monde numérique.

Une protection renforcée de la démocratie

La France a largement montré l’exemple de la protection des libertés face à la montée en puissance de l’informatique avec sa loi de 1978 sur l’informatique, les fichiers et les libertés. Elle posait un cadre général qui a pu s’adapter relativement facilement aux innovations technologiques avec la formule de son article 1er : « L’informatique doit être au service de chaque citoyen ». Cette loi a connu des modifications par la suite, dans le même état d’esprit, en intégrant la référence au fameux règlement général européen de protection des données personnelles de 2016 (RGPD). Comme les technologies du numérique ne connaissent pas vraiment de frontières, le droit européen a largement complété le droit national aussi bien par des jurisprudences de la Cour européenne des droits de l’homme et de la Cour de justice de l’Union européenne que par des conventions européennes ou des règlements de l’Union. Ainsi est né le droit à l’oubli dans l’espace numérique. Le droit de maîtriser ses propres données a été amplifié. Mais, les opérateurs mondiaux du numérique que sont les fameux GAFAM ne sont-ils pas trop puissants face aux utilisateurs de leur service et surtout face aux États ? Les décisions d’exclure des utilisateurs de réseaux sociaux ou de ne plus diffuser des informations sur des articles de presse en fonction des rapports avec les États concernés, relèvent-elles de leur rôle ? Leur puissance met directement en cause le fonctionnement des démocraties en prenant des rôles qui ne doivent pas être les leurs. Des régulations supplémentaires doivent voir le jour pour protéger encore plus les démocraties afin qu’elles gardent en main leur destin. Pour les États, la question de leur souveraineté numérique devient aussi déterminante face aux géants du numérique.

Une adaptation consolidée de la démocratie

Pour que la démocratie ne soit pas abîmée par le numérique, de nombreuses autres mesures doivent être prises. Son fonctionnement doit être, en quelque sorte, adapté à l’usage des nouvelles technologies. Il faut travailler à la disparition de la fracture numérique entre les citoyens comme cela est largement suggéré depuis longtemps, en France, par la CNIL ou le Défenseur des droits et en Europe par la Commission européenne. Cette fracture concerne l’absence d’accès à Internet dans plusieurs espaces géographiques, mais aussi la méconnaissance du fonctionnement des usages. La période de crise sanitaire a révélé des manques sur les deux plans. Nous sommes au moment crucial de l’émergence de cyber-citoyens. Cela induit que le droit d’accès au numérique soit amplifié et développé pour tous pour en favoriser les usages et acquérir une réelle habilité numérique. Une éducation à l’espace numérique est indispensable pour ces nouvelles formes de citoyenneté. Cela permettrait aux utilisateurs de ces techniques de mieux comprendre les conséquences des usages en termes de diffusion de données personnelles et leurs conséquences par exemple pour le respect de la vie privée. La naïveté ou l’inconscience des utilisateurs d’Internet facilitent l’atteinte à leurs libertés individuelles. Il y a là une forme de schizophrénie citoyenne plus ou moins volontaire. Des changements de comportement pour une plus grande responsabilité sont nécessaires. L’éducation civique doit être complétée par une éducation numérique, notamment pour les jeunes générations. De son côté, le vote électronique qui ouvre de nouvelles possibilités démocratiques, doit être suffisamment sécurisé pour une utilisation plus responsable. Là encore la crise sanitaire pousse à y réfléchir un peu plus. De manière globale, la Commission européenne propose d’ailleurs, en 2020, un plan d’action pour la démocratie européenne en incluant sa transformation numérique.

Les droits de l’homme et l’état de droit constituent le cœur de notre démocratie. Mais en France, les textes constitutionnels qui les défendent sont très anciens, comme la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789. Or, l’ère numérique a de profondes influences sur la démocratie et les citoyens. Le moment n’est-il pas venu de réfléchir à la rédaction d’une déclaration des droits humains à l’ère du numérique ?

L’œil de la revue Third

 
Il était indispensable de débuter ce numéro consacré à la démocratie par une vision d’ensemble qui permette au lecteur de saisir les enjeux clés des interactions entre numérique et démocratie. C’est chose faite avec cette éclairant article d’Henri Oberdorff qui synthétise remarquablement un sujet pourtant complexe.



1 | https://www.blogdumoderateur.com/chiffres-internet/. (Retour au texte 1)
2 | Dominique Rousseau, « Radicaliser la démocratie, propositions pour une refondation », Seuil, 2015.(Retour au texte 2)
3 | Conseil d’État, Étude annuelle, « Puissance publique et plateformes numériques : accompagner l’ubérisation», Documentation française, 2017.(Retour au texte 3)
4 | Conseil d’État, Étude annuelle, « Puissance publique et plateformes numériques : accompagner l’uberisation », Documentation française, 2017, p. 153. (Retour au texte 4)

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