third
Mai 2021

Numéro six

Retrouvez le numéro six de
Third : Le numérique peut-il sauver la démocratie ?

Third | Mai 2021

Réinventer notre démocratie avec le jugement majoritaire

Chloé Ridel, co-fondatrice de l’association « Mieux Voter », directrice-adjointe de l’Institut Rousseau, haut fonctionnaire.

 

Depuis la Révolution française et l’invention de la démocratie représentative, les chercheurs de différentes disciplines ne cessent d’alerter sur les défaillances du scrutin majoritaire. Pourtant, cette méthode de vote continue de dominer les élections en France et dans le monde, malgré les risques qu’elle fait peser sur la démocratie : vote utile, vote blanc, frustration des électeurs et abstention, et des résultats chaotiques.

Une solution existe pour remédier aux défaillances du scrutin majoritaire : le jugement majoritaire.
Le jugement majoritaire renverse la théorie classique du choix social et les modalités de la décision collective, en demandant aux électeurs d’évaluer le mérite de chaque candidature soumise au vote (à partir d’une échelle commune de mention allant de « Excellent » à « À rejeter »), plutôt que de porter un « choix », parfois forcé, sur l’une d’entre elles.

Le jugement majoritaire est une innovation démocratique majeure, issue d’une recherche scientifique rigoureuse1 . Il peut être utilisé pour améliorer tout type de scrutin et de décision collective, du référendum aux élections politiques, à l’échelle locale comme nationale, son déploiement étant largement facilité par les technologies numériques.

 

Défaillances du scrutin majoritaire

 
La méthode de vote la plus utilisée à travers le monde est le scrutin majoritaire uninominal. Lors d’une élection à deux tours, le scrutin majoritaire demande au premier tour aux électeurs de voter en accordant leur voix à un – seul – candidat ou de s’abstenir. Les voix des électeurs sont ensuite additionnées. Le candidat qui obtient plus de 50% des suffrages exprimés remporte l’élection. Autrement, un second tour est organisé entre les deux meilleurs candidats. Le scrutin majoritaire semble simple, démocratique et à même d’exprimer la volonté des électeurs. Un examen pointilleux révèle pourtant de sérieux défauts.

Premièrement, le scrutin majoritaire mesure mal les opinions des électeurs. De ce fait, il ne peut pas les traduire fidèlement.

Le scrutin majoritaire ne permet pas aux électeurs de s’exprimer. Bien que les électeurs aient une opinion, bonne ou mauvaise, sur toutes les candidatures, ils sont cantonnés, souvent enfermés, dans le soutien à une seule. Ayant voté pour un candidat, l’électeur ne révèle rien de ce qu’il pense des autres, et pas plus de ce qu’il pense de celle ou celui pour qui il a voté. Ce faisant, le scrutin majoritaire additionne des voix qui n’ont rien à voir les unes avec les autres. Un candidat votant pour Emmanuel Macron au premier tour de l’élection présidentielle de 2017 le fait-il par adhésion ? Par vote utile ? Par rejet d’un autre candidat ? Les voix pour Emmanuel Macron sont additionnées alors qu’elles n’ont potentiellement pas le même sens.

Le scrutin majoritaire réduit aussi la légitimité d’un candidat au nombre de gens qui ont voté « pour » lui, sans tenir compte des opinions qui potentiellement le rejettent, ou qui y sont indifférentes. Or, il est tout aussi important de mesurer l’adhésion en faveur d’un candidat que le rejet qu’il peut susciter pour établir sa légitimité. Par exemple, le Rassemblement National finit régulièrement 1er (comme lors des élections européennes de 2019) ou 2ème (élection présidentielle 2017) des élections car il obtient 25% d’adhésion. Pourtant, il est fortement rejeté (par plus de 50% des électeurs jusqu’à présent).

Deuxièmement, le scrutin majoritaire place l’électeur devant un choix stratégique absurde, souvent regretté : doit-il voter honnêtement pour son favori, même si celui-ci n’a aucune chance de gagner ? Protester en votant extrême ou en s’abstenant ? S’il n’adhère à aucune candidature où s’il hésite entre plusieurs, doit-il voter « utile », « contre », « par défaut », « blanc » ?

Troisièmement, le résultat du scrutin majoritaire est chaotique car il admet le « paradoxe d’Arrow ». La multiplication de « petites » candidatures, qui n’ont aucune chance de l’emporter, peut changer le résultat d’une élection. Un exemple bien connu de paradoxe d’Arrow est celui de l’élection présidentielle de 2002. Lionel Jospin fut éliminé au premier tour avec 16,2% des voix, devancé de peu par Jean-Marie Le Pen (16,9%), car il devait faire face à la concurrence de 6 autres « petites candidatures » du même courant politique que lui. Sans la candidature de Christiane Taubira (2,3%) ou de Jean-Pierre Chevènement (5,3%), Lionel Jospin aurait probablement été qualifié pour le second tour. Il n’y a aucune justification rationnelle à ce que le résultat de l’élection change, alors même que l’opinion des électeurs sur les candidats ne varie pas ou peu, parce que de petites candidatures s’accumulent.
 

Le jugement majoritaire

 
Au lieu de forcer l’électeur à choisir un candidat – le scrutin majoritaire – où à classer tous les candidats du meilleur au pire – scrutin de Borda et Condorcet – le jugement majoritaire repose sur un principe simple et intuitif. L’électeur vote en évaluant chaque candidat à partir d’une échelle commune de mentions (par ex. Très bien, Bien, Passable, Insuffisant, À Rejeter). La candidature retenue est celle jugée la plus méritante par la majorité de l’électorat (celle qui obtient la meilleure mention « majoritaire »).

Les atouts du jugement majoritaire

Le jugement majoritaire corrige les défauts du scrutin majoritaire :

– Les électeurs peuvent s’exprimer pleinement en évaluant tous les candidats/projets. Si votre candidat/projet favori n’est pas majoritaire, vos mentions sur les autres candidats/projets continuent d’influer le classement des candidats/projets restants.

– Il n’y a plus de vote « utile » puisque l’on peut juger positivement plusieurs candidats.

– Il n’y a plus de vote blanc ou de vote « par défaut » parce qu’il est possible de juger négativement tous les candidats.

Un seul tour d’élection suffit (cela favorise une meilleure mobilisation et c’est plus économique pour le contribuable).

Le pouvoir revient aux électeurs : si tous les candidats sont jugés « Insuffisant » ou à « Rejeter », une nouvelle élection avec d’autres candidats pourrait être organisée.

– Le jugement majoritaire ne produit pas « juste » un gagnant : la légitimité de tous les candidats dans l’opinion est précisément mesurée.

Le jugement majoritaire évite que le résultat de l’élection change en fonction du nombre de candidats, et notamment la multiplication des « petites candidatures » : ajouter ou retirer un candidat mineur ne change pas le gagnant de l’élection.

– La possibilité de s’exprimer sur chaque candidat/projet facilite le consensus, là où les systèmes traditionnels éliminent trop rapidement les seconds choix des votants, souvent plus consensuels.

– Par sa construction mathématique subtile, le scrutin au jugement majoritaire est très difficile à manipuler : des blocs d’électeurs qui tricheraient sur leur classement en donnant des opinions disproportionnées et tronquées ne peuvent avoir qu’une influence limitée sur les résultats.

En récupérant l’opinion de tous les électeurs sur tous les candidats, le jugement majoritaire mesure avec précision le mérite de chaque candidat, et traduit fidèlement le souhait de l’électorat. Il garantit l’élection du candidat jugé le plus méritant par une majorité de l’électorat et évite les « accidents » démocratiques où le candidat élu par le truchement du scrutin majoritaire à deux tours n’est pas, en réalité, soutenu par une majorité.

Le jugement majoritaire arrive ainsi à contourner les paradoxes de l’élection pointés par la science depuis des siècles car il est basé sur un autre modèle, une idée très simple mais puissante : pour agréger des souhaits contradictoires, il faut un « thermomètre » pour les mesurer, un langage commun, une échelle de mentions.

Conséquences éventuelles de l’application du jugement majoritaire lors des dernières élections présidentielles françaises

L’importance de la méthode de vote est d’autant plus cruciale que le mode de scrutin utilisé peut radicalement changer le résultat d’une élection et donc le cours de l’histoire. Avec le jugement majoritaire, les résultats des dernières élections présidentielles françaises n’auraient probablement pas été les mêmes. Par exemple, en 2007, une expérimentation lors des élections présidentielles dans la ville d’Orsay2 suggère que François Bayrou aurait gagné avec le jugement majoritaire. Ceci parait cohérent avec tous les sondages de l’époque, qui le donnaient gagnant face à Ségolène Royal comme face à Nicolas Sarkozy au second tour. Et, en 2017, si le jugement majoritaire avait été utilisé, les électeurs de gauche n’auraient pas été tiraillés entre Jean-Luc Mélenchon et Benoît Hamon, et Alain Juppé aurait pu se présenter sans diminuer les chances de François Fillon.
 

Les applications du jugement majoritaire

 
Le jugement majoritaire s’applique à tout type de votation collective : qu’il s’agisse d’élire un candidat, de retenir une ou plusieurs idées lors d’un atelier collaboratif, de choisir entre plusieurs projets, ou encore de classer les vins. Popularisé en France par l’association « Mieux Voter »3 , le jugement majoritaire est d’ores et déjà utilisé par plusieurs partis politiques, dont la République En Marche4 (LaREM), de nombreuses associations, écoles, entreprises ou particuliers. L’organisation d’élections au jugement majoritaire est à la portée de tous via une application en ligne consacrée5 , qui rend possible le recours au jugement majoritaire. Nous nous attarderons sur une application du jugement majoritaire utile aux décideurs publics : le référendum.

Le jugement majoritaire appliqué au référendum : le préférendum

La création d’un référendum d’initiative citoyenne (RIC) a émergé comme une revendication phare des Gilets Jaunes. Passionnément commenté dans le débat public, le RIC dérange et ravive la tension intrinsèque entre la démocratie représentative et la démocratie directe. Nombreux sont ceux qui alertent sur les risques de dérive autoritaire d’un instrument de consultation populaire hautement manipulable et otage de l’affect des « foules ». Les reproches faits au référendum sont en partie fondés. Sa logique binaire, « oui » ou « non », peut engendrer une polarisation excessive et nocive de l’électorat. À l’heure des « fake news » et des réseaux sociaux, elle rend aussi les campagnes référendaires plus vulnérables vis-à-vis des manipulations massives. S’il reste dans une logique binaire et qu’il n’est pas encadré dans sa pratique et dans son objet, il se pourrait bien que le référendum ne soit pas l’outil miracle pour refonder la démocratie.
En l’occurrence, le référendum pourrait prendre une tout autre tournure et devenir un outil de pacification et de construction du consensus, s’il était pratiqué avec le jugement majoritaire. Plus question de logique binaire et réductrice : il s’agirait d’évaluer un ensemble d’options alternatives soumises au referendum, à l’aide des mentions prévues par le jugement majoritaire (« Très bien », « Bien », « Passable », « Insuffisant », « À rejeter »). La délibération en amont du référendum en serait profondément transformée et moins sujette aux phénomènes de polarisation excessive de l’opinion et de manipulation. La votation référendaire donnerait une image claire de l’état de l’opinion sur une question donnée, dans toute sa nuance. Avec le jugement majoritaire, le référendum se transforme en « préférendum ».

Prenons l’exemple du referendum organisé sur le Brexit en 2016. Si une chose est claire sur les trois dernières années de vie politique britannique, c’est que les partisans du « Leave » qui ont voté pour le Brexit n’étaient pas tous d’accord sur ce que signifierait réellement le Brexit. Pour caricaturer, nous dirons que certains étaient favorables à un Brexit « dur », et que d’autres étaient favorables à un Brexit « soft ». Cela a rendu le système de vote binaire oui / non du référendum de juin 2016 particulièrement inapproprié et délétère, car il comptabilisait tous les votes en faveur du Brexit comme s’ils étaient identiques, alors qu’ils avaient des significations différentes. Avec le jugement majoritaire, le référendum du Brexit aurait pu être un préférendum à trois options : « comment jugez-vous les trois options suivantes pour l’avenir des relations entre le Royaume-Uni et l’Union européenne ? 1/ Le Royaume-Uni reste membre de l’Union européenne, 2/ Le Royaume-Uni sort de l’Union européenne, mais y reste étroitement lié par une union douanière (Brexit « Soft »), 3/ Le Royaume-Uni sort de l’Union européenne, sans relation future privilégiée » (Brexit « Hard ») .

Démocratie locale et jugement majoritaire

À l’échelle locale, le jugement majoritaire peut être mis à profit pour réaliser des consultations citoyennes ou des référendums locaux. Pour l’aménagement du territoire, la possibilité d’utiliser le jugement majoritaire améliorerait le processus de réflexion et de concertation en amont alors que, partout en France, des projets d’aménagements soulèvent des oppositions farouches dont certaines basculent en conflits ouverts et incontrôlables, comme à Notre-Dame des Landes et Sivens, à la Montagne d’or en Guyane ou à Europacity dans le Val-d’Oise. Pour ces projets, la possibilité d’un référendum local au jugement majoritaire assurerait que plusieurs alternatives d’aménagement soit présentées aux citoyens, plutôt qu’une question piégeuse : « Pour ou Contre Notre-Dame-des-Landes ? ».

L’expérience de l’application en ligne Mieux Voter

Les outils numériques offrent une réelle opportunité de développement pour le jugement majoritaire. Ils permettent en effet de mettre en œuvre facilement des consultations en ayant recours au jugement majoritaire, sans les contraintes et les limites inhérentes à une consultation « physique ». L’association Mieux Voter s’est saisie de cette opportunité et a développé une application de jugement majoritaire, libre d’accès et gratuite, qui se trouve à la disposition de toute personne souhaitant proposer une meilleure expérience de prise de décision collective et démocratique. Cette application permet d’organiser un vote avec le jugement majoritaire et d’en consulter les résultats de manière intuitive (il suffit de quelques minutes pour configurer un vote ; les résultats sont accessibles immédiatement) et dans un environnement sécurisé (il est possible de créer des invitations de vote individualisées avec création d’un jeton à usage unique ; les votes sont anonymisés ; les données des utilisateurs sont utilisées uniquement pour les besoins de la fourniture du service). Et, dans une démarche de transparence et de démocratisation du vote majoritaire, l’association Mieux Voter a également fait le choix de rendre public le code source de son application qui peut être téléchargé sur GitHub.

L’œil de la revue Third

 
Et si un changement de méthode de vote pourrait suffire à réinventer la démocratie ? Avec passion et conviction, Chloé Ridel nous présente la méthode du jugement majoritaire qui pourrait s’avérer être une innovation démocratique majeure.



1 | Michel Balinski et Rida Laraki, « Majority Judgment: Measuring Ranking and Electing », MIT Press, 2011. (Retour au texte 1)
2 | https://www.cairn.info/revue-commentaire-2007-2-page-413.htm?contenu=resume#. (Retour au texte 2)
3 | https://mieuxvoter.fr. (Retour au texte 3)
4 | https://www.lopinion.fr/edition/politique/en-marche-teste-elections-jugement-majoritaire-mode-scrutin-tres-201884. (Retour au texte 4)
5 | https://app.mieuxvoter.fr. (Retour au texte 5)
6 | R. Laraki and C. Ridel (25 Mai 2019), « Pas d’issue pour le Brexit? Le jugement majoritaire peut résoudre le problème », http://variances.eu/?p=4155. (Retour au texte 6)

partager cet article
Partager sur

Ce site utilise des cookies d'audience afin d'améliorer la navigation et les fonctionnalités.