third
Mai 2021

Numéro six

Retrouvez le numéro six de
Third : Le numérique peut-il sauver la démocratie ?

Third | Mai 2021

Vote électronique : analyse d’une obstination non scientifique

 

Chantal Enguehard, maître de conférences en informatique à l’Université de Nantes et membre du LS2N et du laboratoire CNRS d’informatique.

 

Cela fait maintenant plus de deux décennies que le vote électronique a fait son apparition en France.

Pourtant, dans un monde de plus en plus numérique, la plupart des élections politiques sont toujours organisées avec des bulletins en papier. Il y a plusieurs raisons motivant cette résistance à la numérisation des élections : nous expliquerons pourquoi ces innovations technologiques amoindrissent à la fois la liberté de vote et la capacité des électeurs à contrôler le processus au cours duquel ils élisent leurs représentants : les élections1 .

Nous traiterons principalement des élections politiques françaises sans nous interdire quelques incursions internationales ou concernant des élections professionnelles.

 

Présentation des deux principales formes de vote électronique

 
Ordinateurs de vote2

Des ordinateurs de vote équipent les bureaux de vote de plusieurs dizaines de communes françaises totalisant environ un million d’électeurs inscrits. Il n’y a alors ni urnes, ni isoloirs. À leur place est installé un ordinateur de vote d’un modèle agréé par le ministère de l’Intérieur.

Quand le bureau de vote est équipé d’un ordinateur de vote, les électeurs souhaitant voter ne peuvent se soustraire à son usage.

Pour voter, un électeur se cache des regards en se plaçant derrière l’ordinateur de vote. Il fait un choix en appuyant sur un bouton correspondant à un candidat ou au vote blanc. Il peut alors changer d’avis ou appuyer sur un bouton de « confirmation » pour rendre ce choix définitif. Il sort de derrière l’ordinateur de vote pour déposer sa signature sur le cahier des émargements.

Modèles agréés par le ministère de l’Intérieur :
 
− ESF1 (HW 1.06/2.01 – FW 4.02) » – Nedap (Hollande)
 
− iVotronic – ES&S Datamatique (USA)
 
− Point & Vote plus – Indra Sistemas SA (Espagne)

 

Vote par internet

Le vote par internet est une forme de vote par correspondance. Depuis quelques années il est autorisé pour les élections des membres de l’Assemblée des Français de l’étranger, et l’a été pour les premières élections législatives des Français de l’étranger en 2012.

Son usage s’étend pour les élections professionnelles et universitaires où il est souvent la seule modalité de vote.

Il existe une grande diversité de plateformes de vote par internet avec, cependant, des étapes communes : l’électeur s’identifie et s’authentifie avec les identifiants et mots de passe qui lui ont été communiqués. Il peut ensuite accéder à une liste de candidats, faire son choix, le modifier s’il le souhaite puis enfin confirmer son choix.
 

L’enjeu du caractère secret du vote

 
Voter de manière individuelle et en toute liberté sont des conditions essentielles au caractère démocratique d’une élection. Plusieurs dispositions du code électoral établissent ce principe. Ainsi « Le scrutin est secret » (article L. 59) et violer ce secret, ou même simplement tenter de le violer est sévèrement puni. L’organisation matérielle d’un bureau de vote vise à faire respecter ce secret : il y a des isoloirs et les membres du bureau de vote doivent rappeler leur usage obligatoire et personnel. Il s’agit de protéger les électeurs de toute forme de coercition, qu’il s’agisse de pressions familiales, professionnelles ou encore de vente de votes. L’essentiel est de garantir que les électeurs votent en toute liberté.

Il arrive que des personnes rendent public leur vote, comme c’est arrivé dans un bureau de vote de la commune d’Erstein lors du second tour de l’élection présidentielle de 2002. Le Conseil constitutionnel avait alors, et avec raison, annulé les résultats de ce bureau de vote car « de nombreux électeurs ont été autorisés à voter sans être passés par l’isoloir ».

Ainsi, il faut non seulement empêcher que des tiers violent le secret du vote des électeurs, mais aussi que les électeurs ne dévoilent eux-mêmes leur vote.

Ordinateurs de vote / vote papier

Nous pouvons examiner si les dispositifs de vote papier et les ordinateurs de vote sont aussi efficaces pour protéger contre la coercition.

Avec un ordinateur de vote, le vote se déroule entièrement derrière le dispositif de vote, depuis le choix initial jusqu’à la confirmation de ce choix. Aucun membre du bureau de vote ne peut donc empêcher qu’un électeur se filme lui-même et en continu, pendant qu’il effectue son vote, constituant ainsi une preuve de vote qu’il pourra ensuite monnayer ou simplement montrer à un tiers.

A contrario, dans un bureau de vote avec urnes et isoloirs, les étapes de choix d’un candidat et de dépôt dans l’urne ne sont pas concomitantes : l’électeur effectue son choix seul dans l’isoloir mais il en sort pour déposer l’enveloppe contenant son vote dans l’urne transparente de manière publique. Un électeur filmant en continu son enveloppe depuis sa sortie de l’isoloir jusqu’au dépôt dans l’urne serait arrêté par les membres du bureau de vote. Si l’électeur se filmait uniquement dans l’isoloir, ce film n’aurait aucune valeur car l’électeur aurait pu changer le bulletin placé dans l’enveloppe après avoir arrêté de filmer.

L’organisation des élections avec des isoloirs et une urne protège donc les électeurs contre la coercition alors que l’usage d’un ordinateur de vote les expose à ce risque.

Vote par internet / vote par correspondance postale

Lorsqu’une élection se déroule sans la protection d’un bureau de vote, les électeurs peuvent subir des pressions de leurs proches (famille, amis, syndicat, hiérarchie, etc.). Ces pressions peuvent s’exercer lors de l’expression de leur choix, qu’il s’agisse de vote par internet ou par correspondance postale.

En sus, quand le vote est organisé par internet (quelquefois par un employeur), le respect de l’anonymat, c’est-à-dire de la rupture de tout lien entre un électeur et son choix, peut être interrogé.
En effet, l’électeur doit commencer par communiquer son identité puis son choix, à une même plateforme informatique. Certes, il lui est promis que l’anonymat sera respecté, mais il est impossible d’en apporter une quelconque preuve. De plus, la promesse d’anonymat paraît hasardeuse : le vote d’un électeur pourrait être dévoilé à des tiers via un virus hébergé sur l’ordinateur de l’électeur sans même que l’organisateur des élections ne le sache.

L’électeur peut donc douter, avec raison, du respect du secret de son vote et être amené à changer son vote au cas où ce dernier serait dévoilé : il ne vote plus en toute liberté.

A contrario, lorsqu’un vote par correspondance avec double enveloppe est organisé, le dépouillement est public, ce qui permet de constater le respect de l’anonymat. Certes, des enveloppes auraient pu être détournées voire même ouvertes ou remplacées avec discrétion et technicité mais ces manipulations présentent le risque d’être d’autant plus vues qu’elles sont perpétrées à grande échelle3 .
 

L’enjeu du contrôle de la régularité d’une élection

 
Différentes atteintes peuvent amener à invalider une élection : détournement de votes, rupture de l’anonymat, coercition, achat de votes, bourrage d’urnes, etc. Or, l’usage de dispositifs de vote électronique prive les électeurs de contrôles qu’ils étaient en mesure d’exercer de manière publique et collective afin de constater de telles atteintes : surveillance de l’urne, de l’absence de vote multiples, dépouillement, etc.

En effet, le vote électronique introduit une rupture majeure. Les objets inertes que sont les urnes et les bulletins de vote papier sont remplacés par des ordinateurs informatiques qui, par définition, effectuent des transformations automatiques d’informations qui ne peuvent être directement observées. Pour exprimer son intention de vote un électeur effectue un geste pour appuyer sur un bouton ou cliquer à l’aide d’une souris. Ce geste est transformé en une impulsion électrique, elle-même donne lieu à un encodage numérique qui subira également d’autres transformations. Ces transformations se déroulent en dehors de tout contrôle, alors même qu’elles affectent tous les votes, sans exception et qu’elles pourraient modifier le résultat de l’élection. Or il n’existe aucun moyen permettant de savoir si les résultats électoraux énoncés par l’un de ces dispositifs de vote électronique sont conformes aux intentions de vote des électeurs ou s’ils ont été modifiés par un bug, une erreur d’exécution ou une manœuvre délictueuse4 (ces constats ont amené la Cour constitutionnelle allemande à interdire l’usage d’ordinateurs de vote en Allemagne5 ).


 
Il a par exemple été observé une moindre précision des ordinateurs de vote utilisés en France par rapport au vote papier (en comparant les nombres de votes et d’émargements6) . Et une démonstration de fraude du système de vote par internet utilisé par les Français de l’étranger lors des élections législatives de 2012 a été réalisée7 . Les électeurs se trouvent placés dans une situation inconfortable : bien qu’il soit scientifiquement établi que les dispositifs de vote électroniques sont faillibles, que des défaillances ont été observées, ils devraient accepter les résultats électoraux émis par ces mêmes dispositifs de vote sans en douter. De même, alors qu’un électeur fournit son identité lors d’un vote par internet et en a pleinement conscience lorsqu’il vote, il devrait croire que son vote restera absolument secret.

Constitution française, Article 3 :
 
« La souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référen- dum »

 

De par leur nature, les systèmes de vote électroniques exigent donc que les électeurs abandonnent une grande part de leur capacité de contrôle, qu’ils agissent avec une confiance aveugle en contradiction avec leurs perceptions et leurs connaissances et se comportent, finalement, comme des enfants soumis à une autorité supérieure. Loin d’autonomiser les électeurs, le vote électronique nie leur qualité de détenteurs de la souveraineté nationale au moment même de la désignation de leurs représentants.

Souvenons-nous du déroulement d’un vote avec des bulletins papier : une telle soumission n’est jamais requise.

Inévitablement, introduire des dispositifs numériques au cœur d’une élection fait émerger des questions de sécurité : des agences d’expertises sont convoquées pour agréer des ordinateurs de voter ou certifier des plateformes de vote en ligne, même si l’état de l’art informatique nous enseigne que l’expertise d’un système informatique complexe comprenant à la fois des logiciels et des éléments matériels ne peut être complète. Par ailleurs de telles expertises sont protégées par le secret industriel et commercial et leur communication aux électeurs qui les demandent est prohibée et donc toujours refusée.

Le débat se trouve alors déplacé. L’opacité des traitements affectant les expressions des électeurs, bien qu’incontestable, n’est jamais interrogée. À la place s’installe un dialogue sans fin concernant la sécurité des dispositifs de vote électronique alors même qu’il est démontré que la sécurité ne peut compenser l’absence de transparence8 .

En matière de sécurité, souvenons-nous de l’organisation d’un vote avec des bulletins papier : les objets qui portent les voix des électeurs (bulletins et urnes) ne sont jamais affectés par des bugs ou des erreurs d’exécution. Ils n’ont pas besoin d’être expertisés car tout problème qui les affecterait serait visible.
 

Conclusion

 
Bien que les critiques contre le vote électronique sont largement étayées et partagées par la communauté scientifique, des voix s’élèvent régulièrement pour réclamer cette prétendue modernisation des élections en arguant de vertus jamais démontrées (telles un accroissement de la participation ou encore des coûts plus faibles). En effet le vote électronique est un marché et les industriels y proposent des « solutions de vote ».

Ce vocabulaire simplificateur infiltre le discours et les pensées jusqu’à la CNIL9 . Des législateurs, conquis par les discours de certains industriels, préfèrent ignorer la dure réalité : certains domaines ne peuvent être numérisés sans dommage et le vote électronique en est un. La pensée magique attachée au numérique est alors si forte que la possibilité que ces dispositifs dysfonctionnent est niée. Par exemple, lors d’élections professionnelles où l’unique modalité de vote est le vote par internet, il est impossible de faire annuler une élection en faisant valoir des insuffisances du système de vote car, dans la majorité des cas elles ne sont pas directement observables10 .

« Plus d’efficacité, c’est aussi plus de numérique : nous avons besoin de numériser notre démocratie, en instituant un vote électronique qui élargira la participation, réduira les coûts des élections et modernisera l’image de la po- litique »
 
Programme d’Emmanuel Macron candidat à la Prési- dence de la République, 2017
L’œil de la revue Third

 
Chantal Enguéhard partage ici une analyse très intéressante sur les raisons qui font du vote électronique la « fausse bonne idée » lorsqu’il s’agit de réfléchir aux solutions qu’offrirait le numérique à la démocratie. Un article net et argumenté.



1 | À des fins de simplification, nous utiliserons dans cet article le terme « élection » pour désigner l’élection d’une personne, un référendum, ou toute prise de décision issue d’un suffrage anonyme à bulletins secrets. (Retour au texte 1)
2 | Dans le code électoral, les ordinateurs de vote sont désignés par le terme « machine à voter ». (Retour au texte 2)
3 | Chantal Enguehard, « Analyse des vulnérabilités de trois modes de vote à distance », in Legalis.net, pp.13-31, #3, septembre 2008. (Retour au texte 3)
4 | Chantal Enguehard, “Les dispositifs de vote électronique dits vérifiables. Annexe B “, in ” Le Vote électronique”, Gilles Guglielmi, Olivier Ihl, 2015. (Retour au texte 4)
5 | German Constitutional Court, Bundesverfassungsricht, Judgment of the Second Senate of 03 March 2009 – 2 BvC 3/07 -, paras. 1-166. (Retour au texte 5)
6 | Chantal Enguehard, Camille Noûs, “Some Things You May Want To Know About Electronic Voting In France, p.98-109, E-Vote-Id 2020. (Retour au texte 6)
7 | Laurent Grégoire, « Comment mon ordinateur a voté à ma place (et à mon insu) », 27 mai 2012. (Retour au texte 7)
8 | Chantal Enguehard, “Le vote électronique est-il transparent, sûr, fiable?”, Science et pseudo-sciences, n°320, avril 2017. (Retour au texte 8)
9 | Délibération CNIL n°2019-053 du 25 avril 2019 portant adoption d’une recommandation relative à la sécurité des systèmes de vote par correspondance électronique, notamment via Internet. (Retour au texte 9)
10 | Chantal Enguehard, Tatiana Shulga-Morskaya, De l’annulation d’élections par Internet par le moyen des insuffisances du système de vote, « Les convergences du droit et du numérique », Septembre 2017, Bordeaux. (Retour au texte 10)

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