third
Novembre 2019

Numéro trois

Retrouvez le numéro trois de Third : Vivre avec les objets connectés

Third | Novembre 2019

« Je vois l’objet connecté comme la mise en réseau des choses, du “non-humain”, qu’il s’agisse de l’air, d’un téléphone ou d’un bracelet connecté »

Entretien avec Laurence Allard, maître de conférences en sciences de la communication, chercheuse à l’Institut de Recherche sur le Cinéma et l’Audiovisuel (IRCAV), Université Paris III Sorbonne-Nouvelle, co-fondatrice du groupe Mobile et Créations, co-fondatrice du Labo Citoyen.

 

Third (T) : Comment définissez-vous l’objet connecté ? D’où vient votre démarche qui consiste à étudier les objets connectés sous l’angle sociologique ?

 
Laurence Allard (LA) : J’emploie une définition très large de l’objet connecté. De manière générale, je vois l’objet connecté comme la connexion des choses, du « non-humain », qu’il s’agisse de l’air, d’un téléphone ou d’un bracelet connecté. L’objet connecté est une notion qui va plus loin que le sens commun que l’on donne au mot « objet ». Plus spécifiquement, je vois plusieurs couches dans la définition de ce qu’est un objet connecté :

‒ Un « non-humain », qui est objet de la connexion (air, eau, téléphone, bracelet…) ;
‒ Qui émet un signal, qui peut être diffusé par diverses technologies (internet, bluetooth, NFC, radio…) ;
‒ Un signal qui est traité par un cerveau (puce, logiciel…) ;
‒ Une lisibilité rendue possible par une interface, une représentation (graphe, notification, son…) ;
‒ Un actionneur, qui permet de faire agir cet objet (servomoteur1…).

Anthropologiquement, cette possibilité de faire parler les choses est intéressante : on dote des objets d’une compétence de communication. Avec les objets connectés, on prend en compte, dans la construction du monde, non seulement l’Humain mais aussi ce que Bruno Latour appelle le « non-humain ». Historiquement, la sociologie des sciences a toujours donné un rôle d’acteur aux objets techniques : l’objet est un « actant », une chose qui se met à parler et à émettre des données.

L’arrivée des objets connectés est un moment qui correspond, en sciences des communications, au passage du numérique de l’expression (blogs, réseaux sociaux) vers le numérique de l’émission (on se fonde sur l’émission de signaux par des non-humains), qui est à l’origine de la prise de conscience sociétale sur l’importance des « données » (big data). L’année 2012 marque un tournant puisque c’est le moment où le non-humain émet plus de données que l’humain, sous des modes moins visibles et plus minimaux (émission de machines à machines, quantification de soi par le biais d’objets connectés).
 

T : Le smartphone est, selon vous, le seul outil technologique qui s’est diffusé auprès de sujets comme les femmes et les jeunes. Vous dites d’ailleurs que « l’Homo numericus est une femme ». Pourquoi un tel propos ? Cela se vérifie-t-il avec les objets connectés ?

 
LA : J’ai utilisé cette expression pour répondre au journaliste Nicolas Demorand lors de mon intervention dans sa série radio intitulée « Homo numericus ». C’est un clin d’œil pour évoquer la vision dominante et très « techno-genrée » des technologies qui part du postulat que les technologies de communication les plus avancées sont toujours adoptées par les classes supérieures, aisées, éduquées et masculines.

Le téléphone mobile a un peu dérogé à ce principe. L’adoption s’est faite de manière très importante du côté des pays pauvres mais aussi du côté des femmes. Par exemple, beaucoup de services développés autour de la monnaie mobile l’ont été par des femmes : c’est le cas des loueuses de minutes de téléphonie en Ouganda ou en Inde, qui ont fait du temps de communication une monnaie d’échange.

De même, dans le domaine de la santé, grâce aux sms, des rapports de santé et des veilles sanitaires autour de la prévention du SIDA ont été réalisés dans des villages d’Afrique du Sud par l’UNICEF. Il y a d’autres usages assez originaux, innovants technologiquement2 qui permettent l’actualisation d’un fond de carte lorsqu’est signalé un problème. Cette technologie a par exemple été utilisée lors des émeutes de 2015 au Kenya ou du séisme en Haïti en 2010.
 

T : Peut-on considérer que les objets connectés ont vraiment fait irruption dans nos vies ? Les a-t-on adoptés ? Quel est votre point de vue sur les conditions qui permettraient leur développement ?

 
LA : Aujourd’hui, les taux d’adoption des objets connectés de grande consommation sont assez bas. à la demande de la Direction Générale des Entreprises (DGE), l’IDATE a réalisé une enquête sur le marché des objets connectés à destination du grand public : la montre connectée est à 14%, l’alarme à 10%, les bracelets de fitness à 9% et ensuite on trouve des taux très bas, le frigo est à 3% par exemple.

Lorsqu’on étudie les freins à l’adoption, il y a cette dimension de crainte pour la vie privée et également des craintes en termes de dépendance, d’addiction. Le principal frein à l’adoption de ces objets connectés ce sont donc les scénarios sociotechniques du soi-quantifié et de surveillance de soi et des autres. à titre personnel je regrette que le scénario technique dominant des objets connectés soit la connexion au cloud. On peut imaginer d’autres scénarii dans lesquels la donnée reste locale : on pourrait ainsi éviter d’utiliser le wifi car c’est une faille de sécurité ou chiffrer le signal à la transmission avant même que la donnée arrive dans le centre de calcul. Il n’y a donc pas qu’un scénario socio-technique possible pour faire émettre une donnée par une chose.

Aujourd’hui, nous n’avons pas encore trouvé de configuration acceptable pour les utilisateurs individuels quant à la captation de leurs données par les entreprises et l’état. On propose encore trop souvent une collecte de données sans maîtrise réelle de l’usager sur ce qu’il accepte de transmettre : tant que nous n’aurons pas résolu cela, nous aurons un frein majeur à l’adoption des objets connectés.
 

T : De plus en plus on interagit avec notre téléphone, notre montre… Dans quelle mesure cela influe-t-il sur les manières dont nous interagissons en société ? Doit-on nécessairement en conclure que les objets connectés sont une source de renfermement des individus sur eux-mêmes ?

 
LA : L’enceinte connectée « Alexa » de Amazon est un bon point de départ à la réflexion car il s’agit d’un type d’objet connecté de plus en plus adopté. Son fonctionnement est simple à comprendre : Alexa est cet objet connecté auquel on parle et qui nous répond par une action.

Lorsqu’on s’intéresse aux études réalisées sur les usages de ces enceintes, on observe que les premiers usages sont des usages d’interpellations et non des usages d’interaction, c’est-à-dire qu’on pose des questions très utilitaires à ces machines (réveil, météo…). Mais l’on peut aussi s’amuser à parler à une enceinte comme dans cet épisode de South Park. Ces usages sont surtout parodiques car ils sont faits dans le but de tester la capacité de communication du non-humain. Mais il demeure cette idée qu’on peut s’habituer à interagir avec un non-humain qui va nous apporter des conseils et des réponses qui pourraient être apportées par un autre humain.

Sur ce segment des enceintes vocales, il y a un tournant intéressant dans la socialisation d’usage. Cette interface par la commande vocale est plus naturelle que les autres interfaces de visualisation. Cela se pratique sans que ça ne génère quelque chose d’extraordinaire. L’adoption est donc assez naturelle.

On peut donc imaginer une socialisation de l’usage des enceintes connectées. La socialisation d’usage c’est l’idée que les objets techniques sont utilisés non pas simplement en tant qu’objet technique mais ils vont s’amalgamer à d’autres usages, ils vont se fondre et devenir un usage courant parmi d’autres. Converser ou interagir c’est l’une des premières activités humaines et interagir via des techniques de communication est un usage socialisé qui va de soi : interagir avec une enceinte vocale peut finir par s’inscrire dans ce continuum d’usage.
 

T : Le fait de parler aux enceintes nous ferait désapprendre la communication classique interpersonnelle, interhumaine ? Est-ce que je me « machinise » en interagissant avec la machine puisque je dois respecter un certain nombre de règles robotiques ?

 
LA : L’une des hypothèses que j’ai formulées dans mes travaux, c’est l’idée que le téléphone est le medium de la voix intérieure. Il y avait tout un ensemble d’usages que l’on qualifie « d’automédialité », de communication de soi avec soi qui ne sont pas forcément narcissiques ou pathologiques (ex : utilisation de messagerie, twitter pour combler l’ennui, jeux sur le téléphone). En ce sens, la sociologue Danah Boyd3 évoquait le fait que les adolescents « traînent sur MySpace», on pourrait dire aujourd’hui « on traîne avec son mobile» : on fait des selfies comme un jeu avec soi même, sans conséquences.

On observe que dans le domaine sentimental, beaucoup de disputes mais aussi de déclarations d’amour ou des ruptures se font par les messageries des smartphones. Dans ces moments, on transforme des affects, des sentiments en contenu numérique. L’amour devient un sms ou un snap. C’est un circuit de communication qui n’est pas forcément adressé à l’autre mais plutôt à soi. C’est beaucoup plus courant que ce que l’on imagine.

Un des moteurs de la communication par les outils numériques est de communiquer avec soi et transformer des affects et sentiments en contenus… pour le plus grand bonheur des acteurs de l’économie numérique car ces données de l’intimité sont précieuses et rares.
 

T : Circuit-court, soi avec soi, réactivité, l’objet connecté nous fait-il perdre notre capacité de réflexion ? Sommes nous dans l’incapacité d’avoir une réflexion profonde ?

 
LA : D’un point de vue quantitatif, les objets connectés donnent un grand nombre de données à analyser. Cela fait dire à Bruno Latour et Dominique Boullier que d’un point de vue d’une certaine sociologie, il existe un « phénomène collectant ». Cela signifie que le numérique ne renvoie pas la même idée du social. En sociologie classique, l’agrégation d’un individu forme un collectif. Dans le numérique, le petit peut être un hub, un nœud de réseau qui peut être un individu qui aura une grandeur sociologique. La figure de l’influenceur en est un bon exemple : il est un point nodal et aura autant d’importance que le collectif d’autrefois.

Dans son ouvrage intitulé Sociologie du numérique, Dominique Boullier imagine une sociologie d’une troisième génération : « la sociologie des répliques », qui ne passe pas par la statistique mais qui se fait par exemple avec des chronographies de la masse de tweets, de hashtags qui en montrent l’exhaustivité.

D’un point de vue ethnographique, il y a une grande réflexivité vis à-vis de ce numérique qui nous demande de réfléchir avec nous mêmes. Mais là où les médias parlent d’addiction, beaucoup d’usagers parlent de « fatigue » car l’objet connecté renvoie toujours à soi, ce qui nous donne un sentiment d’emprise. Voilà une raison qui explique pourquoi le discours d’addiction passe assez bien dans l’imaginaire social. Et les designers se fondent sur ce modèle d’addiction pour nous faire tomber dans la « zone zombie » dans laquelle l’utilisateur n’est plus un objet mais un sujet.
 

T : Grâce aux objets connectés, il est désormais possible de collecter et analyser les données relatives à son activité physique ou à sa santé. Dans quelle mesure ces pratiques se développent elles ? Comment la sociologie analyse-t-elle cette « quantification de soi » (quantified self) ?

 
LA : Le mouvement du soi-quantifié est né aux Etats-Unis en 2008 et a été développé par Kevin Kelly et Gary Wolf. Le soi-quantifié s’inscrit dans le mouvement de « sousveillance » qui est l’idée que chacun peut devenir un acteur de santé et du bien-être sans être médecin ou expert. Il y a beaucoup de gens en bonne santé qui veulent le rester et c’est pourquoi ils utilisent ces objets connectés dans le but de se mesurer. Ces objets permettent l’auto-mesure, le partage des connaissances et des données. Le mouvement du soi quantifié était donc à l’origine un mouvement d’usagers et d’utilisateurs.

Ce mouvement du soi quantifié n’est pas né avec l’apparition des derniers objets connectés. à l’époque la communication des données se faisait également dans le cadre de rencontres sociales : c’était une connexion humaine. Aujourd’hui, le soi quantifié est essentiellement identifié comme une pratique individuelle liée à la possession d’un objet connecté à destination du grand public.
 

T : Vous avez co-fondé l’association Citoyens Capteurs qui réunit un collectif d’ingénieurs et de sociologues afin de redonner toute sa centralité à l’intelligence collective des citoyens autour de la question de la pollution urbaine. Pouvez-vous nous parler de ce projet et nous éclairer sur le possible développement d’un internet des objets citoyen ?

 
LA : Ce qui m’anime dans cette démarche c’est de permettre aux personnes de faire fonctionner des capteurs qui peuvent mesurer certaines données clés dans leur environnement. L’exemple emblématique c’est celui de cette initiative japonaise, suite à l’accident de Fukushima, qui visait à permettre à chacun de construire son propre compteur Geiger4 pour mesurer la radioactivité, à un moment où peu de données étaient fournies par les autorités.

Plus généralement, l’intérêt de cette démarche c’est de faire parler de manière simple des choses sur lesquelles on a peu de connaissances. à titre d’exemple, nous avons développé le projet « Citizen Watt », qui consistait en un capteur permettant de mesurer la consommation électrique en temps réel. Le projet « Air Citizen », lui, est centré sur la mesure des particules fines. Avec ces capteurs développés en open source, plutôt bon marché (une trentaine d’euros), chacun peut mesurer le niveau de pollution d’une rue.

L’œil de la revue Third

 
En construisant ce numéro, il nous a très vite semblé urgent de donner la parole à un point de vue généraliste et sociologique, afin de mettre des mots précis sur ce que les objets connectés disent de la transformation de nos sociétés. C’est le sens de ce passionnant entretien avec la chercheuse Laurence Allard.
www.third.digital



1 | Unservomoteur(souvent abrégé en«servo») est un système qui a pour but de produire un mouvement précis en réponse à une commande externe, c’est un actionneur. (Retour au texte 1)
2 | Laurence Allard, « Mythologie du portable » (inventaires des usages monétaires : M-Pesa et USAID). (Retour au texte 2)
3 |https://www.cairn.info/revue-du-crieur-2015-2-page-144.htm. (Retour au texte 3)
4 | Le compteur Geiger, ou compteur Geiger-Müller, sert à mesurer un grand nombre de rayonnements ionisants.(Retour au texte 4)

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