third
Novembre 2019

Numéro trois

Retrouvez le numéro trois de Third : Vivre avec les objets connectés

Third | Novembre 2019

« Plus on doit interagir avec des machines et plus on est conduit à se comporter soi-même comme une machine »

Entretien avec Jean-Michel Besnier, agrégé de philosophie, professeur des Universités et docteur en sciences politiques.

 

Third (T) : Vous avez beaucoup travaillé sur la philosophie des technologies et l’avènement des objets connectés est un sujet au cœur de vos réflexions. Comment définiriez-vous un objet connecté ? Comment d’après vous ces objets connectés vont venir s’insérer dans l’espèce humaine, quelle est la part de ces outils d’un nouveau genre dans l’organisation et la construction de notre humanité ?

 
Jean-Michel Besnier (JMB) : Depuis au moins l’invention du cyborg dans les années 1960, dans le contexte de la conquête spatiale, on se représente l’objet connecté comme le dispositif assurant le couplage d’un organisme avec un mécanisme cybernétique capable de rétroaction et d’autorégulation. à titre d’exemple, la combinaison de l’astronaute, bourrée de capteurs de toutes sortes, figure assez bien le rôle assigné aux objets connectés : ils réalisent une interface entre le biologique et l’électronique susceptible de garantir l’adaptation d’un vivant à son milieu, notamment dans un contexte où l’équilibre entre les deux serait compromis.

Les objets connectés dont nous parlons aujourd’hui sont réputés intelligents parce qu’ils savent capter des signaux et adopter une réponse pertinente. Ils interviennent à titre de prothèses pour assurer la survie des individus (pacemakers, pompe à insuline…), pour formuler des diagnostics et aider à la décision thérapeutique (bracelets électroniques, applications de smartphone…).

Ils équipent les voitures autonomes, les drones et les espaces d’habitation (domotique, Smart City…). Ils sont la face visible des algorithmes qui agissent dans les produits de l’intelligence artificielle.

L’autonomie de ces objets dits intelligents n’est pas anodine, puisqu’on peut concevoir qu’ils aillent au-delà de la simple hybridation du corps et de la machine, pour installer une communication entre eux qui marginaliserait l’humain et lui ferait « perdre les commandes ». Les robots-traders qui rendent la bourse automatique, ou les dispositifs robotiques qui permettent le pilotage d’avions et le contrôle de la circulation aérienne, donnent déjà une idée de la dépossession de l’initiative humaine à laquelle il faut se préparer.

La crainte souvent manifestée qu’ « une intelligence artificielle forte » menace un jour l’espèce humaine tient à la multiplication de ces objets qui deviennent incontrôlables dans notre environnement. Les objets connectés devraient en principe nous doter d’une autonomie accrue, comme tout produit des technologies. En réalité, ils nous exposent à un asservissement sans limites. La perspective offerte au big data de transformer tout ce qui existe en supports de données destinées à alimenter des machines capables de les exploiter et de complexifier leur comportement grâce à elles, cette perspective appelle une résistance qui n’a pas encore trouvé sa stratégie.
 

T : Quelles sont les questions philosophiques et éthiques traditionnelles sous-jacentes à l’émergence des technologies et notamment des objets connectés ?

 
JMB : On parle volontiers de la mutation anthropologique que produisent les technologies dites convergentes, parce qu’elles concourent à transformer l’humain et à le délivrer de ses limitations naturelles. Les NBICs (Nanotechnologies, Biotechnologies, Sciences de l’information et Sciences cognitives-Neurosciences) annoncent clairement la couleur en prédisant une dématérialisation croissante des corps et l’installation de dispositifs qui hybrideront de plus en plus les cerveaux avec les machines. Les promesses qu’elles dessinent alimentent les spéculations des transhumanistes dont certains n’hésitent pas à imaginer que l’espèce humaine a fait son temps et que la relève d’un posthumain est à l’horizon. Ce post-humain ne sera plus soumis aux aléas de la naissance puisqu’il sera fabriqué ; il sera débarrassé des souffrances, des maladies, du vieillissement et de la mort elle-même ; autrement dit : il aura bel et bien quitté le terrain de l’humanité.

On conçoit que nombre de questions philosophiques puissent se poser si l’on songe que l’essentiel des représentations que la culture occidentale s’est forgé place le désir, le sexe et la mort au cœur de l’humain. Quand on s’aperçoit que certains transhumanistes, comme le cybernéticien britannique Kevin Warwick, annoncent vouloir se débarrasser du langage pour instaurer un monde intégralement transparent et réglé par des interfaces cerveaux-cerveaux ou réaliser une conscience artificielle qui n’aura plus besoin de recourir à l’intentionnalité pour justifier les actions, on se dit que l’humanité aurait bien besoin de revendiquer la dignité qu’on lui confisque de plus en plus.
 

T : Dans votre ouvrage L’Homme simplifié, le syndrome de la touche étoile (Fayard, 2012), vous soulignez les dangers de la croyance aveugle dans la technique. Les objets connectés sont un avatar de ce progrès technique de plus en plus rapide et visible. Comment décririez-vous les dangers de la transformation de l’Homme en machine que recèle l’adoption massive d’objets connectés ?

 
JMB : Je formule un constat qui est trivial : plus on doit interagir avec des machines et plus on est conduit à se comporter soimême comme une machine. Cela vaut dans tous les secteurs de la vie quotidienne où il s’agit d’être efficace. Vous êtes obligés d’adapter votre langage aux exigences des serveurs vocaux ou des agents conversationnels. Même si les mots-clés auxquels les machines sont capables de répondre deviennent chaque jour plus nombreux, votre communication avec elles reste régie par leur format. Donc, vous n’avez pas fini de faire « la bête » pour expliquer aux administrations, qui se dissimulent derrière les serveurs vocaux, les problèmes que vous rencontrez.

L’usage des machines transforment notre fonctionnement neuronal et déjà, on repère des impossibilités cognitives nouvelles : ne plus pouvoir se concentrer sur un exercice de « lecture profonde ». Ce n’est plus une révélation pour les addicts aux écrans qui s’y résignent. D’autres impossibilités s’imposeront et prouveront que « l’augmentation » que devaient nous garantir les technologies, se traduit aussi bien par une « diminution » de notre pouvoir d’agir, par une « élémentarisation » de nos réactions.

Chaque jour un peu plus, nous nous découvrons « zombifiés » par les exigences résultant des algorithmes de toutes sortes : l’ère des formulaires et des obsessions binaires ne fait que commencer. Nous déléguons tant à nos machines que nous ne pouvons plus déplorer nos aliénations nouvelles. Les objets connectés sont l’emblème de cette forme d’asservissement.

La croyance que nous pourrons toujours mettre des limites à cette démesure technologique, qu’il suffirait d’un peu de volonté, ne tient pas. Les technologies nous transforment profondément, c’est-à-dire qu’elles nous dictent de nouvelles normes qui vont conditionner nos attentes futures et définir les valeurs que nous nous donnerons. Il est déjà permis de constater l’étrangeté de certains comportements endossés par les générations montantes : par exemple, l’indifférence à la vie privée et la propension à l’extériorisation surprennent quelquefois les aînés, seuls inquiets de l’ambition intrusive des technologies cognitives.

On a certes lieu de se réjouir qu’une partie de la jeunesse se mobilise pour de grandes causes (par exemple, le climat) et que les réseaux sociaux en soient le levier, mais la réactivité ne saurait minimiser la part de la réflexion. Or, l’univers des technologies valorise assurément la première mais pas la seconde. De sorte que la liquidité prêtée à notre monde n’est le gage d’aucune suite dans les idées.
 

T : Dans vos prises de parole sur les objets connectés, vous utilisez régulièrement les termes « espèce humaine » et « humanité ». Quelle différence établissez-vous entre ces deux notions ?

 
JMB : La notion d’ « espèce humaine » a évidemment une connotation biologique. Lorsqu’on parle du post-humanisme, c’est souvent pour évoquer un au-delà de l’espèce telle que les paléoanthropologues, les biologistes généticiens ou les démographes, par exemple, la comprennent : ce qui a triomphé de la sélection naturelle et qui a aménagé un monde doté de pressions sélectives nouvelles, auxquelles l’humain doit s’adapter.

L’ « humanité » ajoute à cette conception basique de l’espèce humaine une dimension axiologique : elle fait signe du côté des valeurs que les humains ont endossées et même créées pour accompagner leur arrachement à la nature.

L’espèce est de l’ordre du donné, l’humanité est de l’ordre de la conquête. Lorsqu’on parle du transhumanisme, on décrit plutôt l’anticipation des valeurs qui résulteront de l’apport des prothèses ou objets connectés à l’humain tel qu’il est.

Quand on demande : quel humain sommes-nous en train de construire ? C’est la mutation de la notion d’humanité que l’on questionne, par delà la prospective anthropotechnique qui touchera l’espèce proprement dite.
 

T : Pour quelles raisons le corps humain devrait-il rester « hors connexion » ? Ou alors le corps a-t-il vocation à être « connecté » aux composantes de notre environnement social, économique et technique (en particulier les objets) ?

 
JMB : Le corps n’est jamais resté hors connexion. Nous sommes les descendants d’homo habilis qui témoigne que notre évolution a été permise par l’usage de nos outils qui nous ont assuré la maîtrise de notre environnement immédiat. Le corps est en lui-même relation avec l’autre, qu’il soit humain ou naturel. Il n’est donc pas question d’isoler le corps mais de lui ménager ce pouvoir médiateur qui l’exprime. Or, les menaces qui pèseraient sur lui si l’on laissait s’installer un univers dans lesquels les objets interagiraient sans nous, sont évidentes.

Les outils étaient de salutaires intermédiaires entre les corps et la nature. Les technologies réalisent une immédiateté qui rend superflue les intermédiaires et qui n’offrent d’autre issue que l’immersion dans l’environnement qu’elles imposent. Quand on évoque l’ambition d’en finir avec le corps, chez les transhumanistes, c’est de l’élimination d’une certaine passivité dont il est question – ce que les philosophes appellent parfois « la finitude » , c’est de l’instauration d’une immédiation, négatrice de toute liberté, dont il s’agit. En d’autres termes, on attend des technologies, chez eux, qu’elles suppriment l’inertie naturelle qui nous oblige à déployer des efforts pour composer avec le monde, en inventant des moyens (des intermédiaires, des outils, des « médias ») pour assurer notre survie. C’est l’invention prométhéenne de ces moyens qui exprime notre liberté : nous choisissons telle ou telle voie d’accès au réel, afin de le maîtriser ponctuellement. Nous ne nous les laissons pas imposer par nos instincts, comme le font les animaux. Notre corps, vécu par nous comme vulnérable, est le symptôme de notre inachèvement et cet inachèvement natif est la condition de notre liberté. Si l’on réalisait des technologies capables de nous rendre parfaits (par conséquent : sans corps, virtuels), nous perdrions toute distance avec le monde, toute possibilité de lui résister. Nous serions alors dépourvus d’adversité, privés d’altérité – c’est-à-dire « aliénés ».

Le corps reste un agent de connexion indispensable aux valeurs de l’humanité. Ce n’est pas la même chose de faire l’apologie des objets connectés. Nous ne sommes pas des objets. Nous sommes, plus que nous n’avons, des corps appelés à rayonner et à jouir des relations qu’ils établissent avec le monde.

T : Le transhumanisme est l’idéologie prônant l’usage des sciences et des technologies afin d’améliorer la condition humaine et de réaliser toutes les aspirations de l’espèce humaine. D’après certaines de vos prises de parole, elle serait la « désertion de l’humain en nous », voire « un désamour radical » de notre humanité. Pourriez-vous développer ces idées ? Ne pourrait-on pas imaginer une position intermédiaire optimale entre ce progrès technologique inéluctable et l’acceptation de la « densité de l’humanité » ?

JMB : Une idéologie qui déclare qu’elle va transformer l’humain de telle sorte qu’il ne sera plus un être inachevé, appelé à se construire dans une histoire qu’il contribue à produire grâce à sa liberté ; un être dont la pensée qu’il va mourir un jour, le conduit à vouloir donner un sens à son existence à travers ses actions et ses œuvres ; un être dont l’incomplétude lui est une raison de vouloir communiquer avec les autres et aussi de les désirer… Cette idéologie, comment ne pas se dire qu’elle est hostile à cet humain ?

Le transhumanisme résulte à mes yeux d’un désamour de l’humain pour lui-même. Je l’ai argumenté, en faisant référence à des proclamations transhumanistes en faveur de la disparition de l’humanité responsable de tous les désordres de la planète, en évoquant cette « honte prométhéenne d’être soi » si bien décrite par le philosophe Günther Anders, en prenant à témoin certains romanciers à succès comme Michel Houellebecq qui décrivent cette fatigue d’être soi caractéristique de nombre de nos contemporains. Je suis allé jusqu’à interroger la référence que font certains transhumanistes aux traditions gnostiques qui, dans les premiers siècles de la chrétienté, disaient que le monde est raté et qu’il faut l’abandonner pour faire advenir le vrai dieu qui nous débarrassera du mal, du corps et de la mort.

Oui, en effet, il doit être possible de défendre le progrès technologique sans en faire l’instrument d’une disparition de ce qui est humain. C’est le vrai défi qu’il faut relever et qui soit à la mesure de notre liberté. Je ne m’intéresse qu’à ce défi. C’est pourquoi j’entends dénoncer l’imposture transhumaniste et renouer avec l’esprit d’utopie qui animait par exemple les communautés hippies qui ont contribué à l’émergence d’une culture technique conviviale…

L’œil de la revue Third

 
Quelle chance nous avons eue d’échanger avec Jean-Michel Besnier ! Il a partagé avec nous sa vision rigoureuse et sans détours de l’avènement des objets connectés, qu’il perçoit comme un défi pour notre humanité et souligne la nécessité du développement d’une approche alternative du progrès technique.

www.third.digital

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