third
Novembre 2019

Numéro trois

Retrouvez le numéro trois de Third : Vivre avec les objets connectés

Third | Novembre 2019

« Un objet connecté “vert” n’existe pas plus qu’une mine ‘verte’, il faut en prendre conscience »

Entretien avec Guillaume Pitron, journaliste et auteur de « La guerre des métaux rares : la face cachée de la transition énergétique et numérique » publié en 2018 aux éditions Les liens qui libèrent.

 

Third (T) : En 2018, vous avez publié « La guerre des métaux rares : la face cachée de la transition énergétique et numérique » : pourriez-vous décrire votre démarche et préciser ce qui vous a conduit à enquêter sur les métaux rares ?

 
Guillaume Pitron (GP) : En tant que journaliste, je me suis beaucoup intéressé aux matières premières, de sorte que, de fil en aiguille, j’ai été amené à étudier les métaux rares. J’aime beaucoup ce sujet car c’est une clé de lecture passionnante du monde.

Mon enquête sur ces métaux a mis en avant deux dimensions intéressantes :

‒ un aspect écologique : l’extraction et le raffinage des métaux rares ont un coût écologique immense. Toute extraction minière est par essence polluante car il faut mobiliser énormément de ressources pour extraire le métal. Par exemple, pour obtenir environ 1kg de lutécium purifié il faut environ 1.250 tonnes de roches. De plus, le raffinage est également polluant parce qu’il nécessite l’utilisation de nombreux produits chimiques. Comme l’essentiel de la production se trouve en Chine, les conditions de raffinage ne respectent pas les normes qui seraient imposées en Europe, ce qui conduit à des excès.

‒ un aspect énergétique : l’extraction de ces métaux rares nécessite beaucoup d’énergie, ce qui implique de la produire. Le nucléaire émet des déchets radioactifs mais émet moins de CO2. En revanche, les centrales à charbon et à pétrole ne génèrent pas de déchets radioactifs mais émettent des combustibles brûlés. En Chine, l’électricité provient à 75% du charbon et du pétrole, de sorte que le coût énergétique est très lourd. à elle seule, l’industrie minière mondiale représente quatre à cinq fois ce qu’émettent tous les avions civils qui volent tous les ans.

Ces éléments utilisés dans les objets technologiques interrogent directement la transition numérique, laquelle est pourtant pensée comme un accélérateur de la transition énergétique.

Les prophètes de la transition numérique mettent en avant, les bienfaits générés par le numérique sur les énergies vertes. Il s’agit effectivement d’énergies intermittentes (par exemple, le soleil ne brille pas tout le temps ou le vent ne souffle pas en continu), de sorte que la technologie permet d’optimiser la production, le stockage et la distribution de l’énergie.

Ce qu’on oublie de dire, c’est que le numérique ne permet pas de découpler la croissance économique de la consommation de matière. Au contraire, mes travaux montrent que le numérique est plus un frein à la transition écologique qu’un accélérateur car il engendre des consommations d’énergie démentielles et qu’il participe à la pollution. En tout cas, le débat mérite d’être posé.
 

T : Les métaux rares sont indispensables pour la fabrication de nos outils informatiques et électroniques, de sorte qu’une réalité minière semble être indissociable de la révolution digitale. Pour mieux matérialiser cet enjeu, pourriez-vous détailler ce qu’un téléphone portable contient comme métaux rares ?

 
GP : On assiste à un mouvement de complexification des technologies, à la fois en termes de miniaturisation des éléments qui les composent et de nombre de composants nécessaires pour les construire. Dans les années 50, dans un téléphone, il y avait 12 éléments du tableau périodique de Mendeleïev. Dans les années 90, il y en avait 29 et aujourd’hui on en compte jusque 60. Tous ne sont pas des métaux rares puisqu’il y a des éléments abondants comme l’aluminium ou le fer mais on constate une utilisation croissante de métaux rares.
Ces matières premières permettent, une fois qu’elles ont été associées à d’autres, de rendre le téléphone plus puissant pour un poids et un volume moindre. En cela, vous avez raison de dire que les métaux rares sont aujourd’hui indissociables des technologies.

Prenons l’exemple du téléphone portable que vous mentionnez. On y trouve du néodyme dans l’aimant qui fait fonctionner le vibreur (si on utilisait de la ferrite, qui est un dérivé du fer, on arriverait à un résultat 7 à 10 fois plus gros). Un autre élément intéressant est l’indium car sa poudre permet de rendre les écrans tactiles. Les batteries de téléphone sont de plus en plus performantes grâce au graphite et au cobalt.

On vient de prendre le smartphone, qui est le symbole du monde numérique moderne, mais ces raisonnements sur les éléments sont valables pour tous les objets de la révolution numérique. Sans métaux rares, les technologies seraient plus lourdes et moins performantes.

Le numérique permet d’optimiser les ressources pour réaliser des tâches, c’est vrai. Le numérique permet de communiquer de manière instantanée partout dans le monde, c’est vrai. Les nouvelles technologies développent les usages, c’est vrai. Mais on tend à sous-estimer la dimension physique qui se cache derrière le numérique qui semble si immatériel.
Les métaux rares sont le parfait exemple de cela.
 

T : Les métaux rares sont présents en quantité limitée sur terre alors qu’ils sont massivement utilisés par les industriels (notamment, pour les objets connectés et l’internet) : les stocks sont-ils suffisants pour permettre la transformation numérique ?

 
GP : Il faut faire la différence entre les gisements (qui ne sont pas exploités) et les mines (qui sont exploitées). La Chine a de facto un quasi-monopole des mines, c’est-à-dire de l’exploitation des métaux rares, mais ce n’est pas un monopole géologique car il y a des gisements partout dans le monde (lesquels ne sont pas exploités).
On a une connaissance relativement évoluée de l’endroit où se trouvent les gisements. Le Bureau des Ressources Géologiques et Minières (BRGN) s’illustre par ses capacités à explorer les gisements potentiels en France et dans le monde. On continue donc à découvrir des gisements ce qui fait que personne n’est véritablement capable de dire s’il y aura une pénurie ou pas, mise à part pour quelques matières premières très particulières qu’on ne trouve que dans un seul endroit dans le monde (par exemple, la tanzanite, une pierre précieuse, qui ne se trouve que dans des mines au pied du Kilimandjaro).

À titre personnel, je ne crois pas à la pénurie car si on manque d’un matériau ou qu’il est trop cher de l’utiliser, alors nous trouverons un substitut (ce fut notamment le cas pour les batteries des voitures Tesla qui vont passer progressivement du cobalt au nickel). Ce qui pose réellement question ce sont les coût d’impliquent l’exploitation d’une mine, en particulier les coûts environnementaux et sociaux. Il y a une vraie question de l’acceptabilité des mines par la population, de sorte qu’on pourrait se retrouver à manquer de ressources non pas pour des raisons géologiques mais pour des raisons sociales ou écologiques (et même énergétiques !).
 

T : Comment appréciez-vous les luttes de pouvoir pour le contrôle et la gestion des stocks, lesquelles sont intrinsèquement liées aux ressources rares ou précieuses ?

 
GP : L’un des postulats de la transition énergétique consiste à croire que le monde post-pétrole sera plus apaisé. Pour moi, c’est une fausse idée car, en réalité, si on remplace une dépendance par une autre, on additionne une nouvelle géopolitique. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle des chercheurs parlent de geopolitics of renewable energy.

Cette nouvelle géopolitique pose de nouvelles questions : avec quels états allons-nous signer des accords commerciaux pour sécuriser nos approvisionnements ? Est-ce que ces accords vont nous engager dans de nouvelles relations diplomatiques et/ou des basculements d’alliances ? Est-ce que la Chine va chercher à assurer son monopole sur les métaux rares en allant sécuriser des mines hors de son territoire ?

On assiste donc à la constitution de nouveaux rapports de force avec des rapports de dominé à dominant. Pour ce qui est des métaux rares, on se rend compte qu’une dépendance existe vis-à-vis de la Chine qui est le principal pays qui exploite des mines permettant d’accéder à ces ressources, ce qu’on n’avait pas réellement vu venir. On a du mal à comprendre la magnitude des changements géopolitiques induits par l’explosion des nouvelles technologies et tout peut aller très vite.
 

T : L’avenir de l’humanité semble aujourd’hui dépendre d’une capacité à se sauvegarder écologiquement. Nous avons l’impression que cela passe par plus de connexion, plus d’internet et plus d’objets intelligents : vos travaux vous amènent-ils à relativiser l’approche du « tout numérique » ?

 
GP : On est encore au début de la révolution numérique mais, déjà, tout va si vite.

Dans 10 ans, le monde sera massivement connecté, même l’humain sera connecté. On va faire face à un monde d’objets, lesquels vont générer de la donnée, cette donnée va être ensuite transmise, stockée, traitée. Tout ça génère un coût énergétique colossal sans compter les coûts liés à la conception et la fabrication des objets ainsi que des réseaux.
Or, je ne vois ni une prise de conscience de cette numérisation extrêmement rapide, ni une volonté de mettre en place des gardes fous pour éviter les excès négatifs de cette évolution technologique. Je considère que la marche en avant est irrésistible et qu’il est difficile, sinon impossible, d’enrayer le processus.

En revanche, je crois que nous sommes tous responsables de la construction du monde de demain et nous devons nous saisir des enjeux pour allier un futur technologique et une maîtrise des enjeux écologiques.
 

T : Pensez-vous qu’il soit possible de concevoir des objets connectés de manière éco-responsable ?

 
GP : Je crains que l’« éco-geste » soit un leurre.

Il faut arrêter avec le vocabulaire du green-washing : rien n’est vert. C’est comme « gratuit », rien n’est gratuit. Tout a un impact écologique, en particulier les objets connectés. Comme on le disait, les composants pour les fabriquer sont issus de l’industrie minière, leur fonctionnement repose sur les réseaux qui utilisent également des ressources importantes et leur recyclage est très imparfait. Un objet connecté « vert » n’existe pas plus qu’une mine « verte », il faut en prendre conscience.

En revanche, on peut faire des choses pour responsabiliser les acteurs et créer des bonnes pratiques pour que la société soit plus vertueuse. On pourrait ainsi imposer aux fabricants d’objets d’être transparents sur les matières utilisées, leur origine et les conditions d’approvisionnement (par exemple, on pourrait reprendre ce que proposent déjà les fabricants de Fairphone et imposer le traçage de matière première comme le coltan). Un autre angle concerne la création de standards mondiaux pour l’exploitation des mines afin d’avoir des contraintes réglementaires plus précises (par exemple, la manière dont les rebuts doivent être traités). Ou encore, il faudrait promouvoir l’allongement de la durée de vie des objets (par exemple, privilégier le remplacement des pièces détachées en cas de problème afin d’éviter de changer l’objet tout entier).

Cela impose un effort quotidien de la part du pouvoir politique (qui doit pousser vers plus de réglementation et d’exigences), des industriels (qui doivent favoriser la durée de vie de leurs objets et la traçabilité des matières utilisées) et des consommateurs (qui doivent comprendre que leurs actes de consommation ont un impact sur le monde et qu’être responsable coûte sans doute plus cher).
 

T : N’est-il pas possible de recycler les objets fabriqués à partir de ces matériaux ?

 
GP : Tous les métaux rares sont potentiellement recyclables mais ils ne sont pas recyclés car c’est horriblement complexe et cela engendre des coûts dissuasifs.
Par exemple, il est très difficile de recycler des alliages car les métaux sont mélangés et il est très coûteux de les séparer. Pourtant, on sait le faire mais il y a encore d’importants progrès techniques à faire pour simplifier le processus de séparation et diminuer la charge financière de l’opération.

Tant que le prix du minerai est moins cher que celui du métal recyclé, il n’y pas de marché pour la matière secondaire. Mais si demain le prix de la matière première explose, le métal issu du recyclage pourrait être plus compétitif. Il faut une filière de recyclage de ces métaux qui soit compétitive par rapport à la filière d’approvisionnement minière.
 

T : Est-ce que la régulation et le comportement de chacun sont les clés pour réunir transition énergétique et transition numérique ?

 
GP : Je pense que le changement de consommation peut venir du bas (c’est-à-dire de nous tous) mais il n’est pas fortement encouragé par les pouvoirs publics, ce qui me rend sceptique sur notre capacité à y arriver. La régulation a un rôle fondamental à jouer mais il faudrait une approche globale.

En même temps, il y a une vraie avancée. Le consommateur n’a jamais été autant informé et les médias ont un pouvoir collectif très puissant. Il faut poursuivre les efforts de pédagogie pour que tout le monde se rende compte des implications de son mode de consommation.

Je pense qu’on nous a vendu une croissance facile et on a appelé ça la croissance verte. Mon point de vue est que je ne suis pas sûr qu’une telle croissance existe. Tous ces rêves d’économie dématérialisée, de technologies et d’énergies qui n’auraient pas d’impact sur l‘environnement, je n’y crois pas. Je crains que les solutions réellement efficaces soient beaucoup plus violentes et nous astreignent à des choix politiques, économiques plus violents, plus radicaux, que ce que nous avons bien voulu faire jusqu’à présent.

Les métaux rares nous offrent cette grille de lecture unique et un prisme nouveau pour appréhender le monde moderne, ses opportunités comme ses contradictions. J’espère contribuer à mon échelle à la prise de conscience globale et espère que nous réussirons la transition énergétique et numérique en protégeant notre environnement.

L’œil de la revue Third

 
Cet entretien avec le journaliste Guillaume Pitron nous semble essentiel pour appréhender la dimension écologique de la révolution des objets connectés. Auteur de l’enquête de référence sur le sujet, il nous éclaire sur les métaux rares qui composent ces objets et met en lumière leur fort impact environnemental. Promouvoir la révolution numérique est une excellente chose à condition de ménager les considérations écologiques.

www.third.digital

partager cet article
Partager sur

Ce site utilise des cookies d'audience afin d'améliorer la navigation et les fonctionnalités.