Numéro Un
Retrouvez le numéro un de
Third : qui gouverne les
algorithmes ?
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Third : qui gouverne les
algorithmes ?
Sans vouloir occulter l’importance de certaines discussions essentielles qui sont à l’honneur dans ce numéro, reconnaissons que le pouvoir des algorithmes est certainement le plus visible dans la manière dont nos imaginations ont été captées. Aujourd’hui, le risque est grand que les aspirants entrepreneurs et ceux qui observent les stratégies d’entreprises surestiment la puissance des algorithmes dans leur grille de lecture.
Le présent article ne cherche pas à vous dire si vous devez aimer ou haïr les algorithmes. Le but est de montrer, tant pour les investisseurs que pour les entrepreneurs, qu’on ne bâtit pas une stratégie d’entreprise sur l’algorithmique.
Les idées fondamentales sur l’intelligence artificielle remontent aux années 1950. Pourtant nous n’en voyons les conséquences pratiques que maintenant. Pourquoi ? Car, comme dans tout paradigme techno-économique1, il faut d’abord que la technologie se banalise pour se diffuser. Et, l’intelligence artificielle s’est banalisée grâce à une plus grande disponibilité de jeux de données de haute qualité et une puissance de calcul dont le prix baisse tout les ans 2.
Le cas Netflix montre que l’intensité algorithmique du service rendu est inversement proportionnelle à l’intensité de la collecte de données. En 2009, Netflix a offert un million de dollars à une équipe de développeurs ayant créé un algorithme augmentant de 10% la précision du moteur de recommandation.
Finalement, Netflix a choisi de ne pas utiliser ce code car, au même moment, le modèle était en train de pivoter vers le visionnage en streaming 3.
L’algorithme de recommandation avait cessé d’être une pièce centrale car le streaming permettait de collecter assez de données pour affiner la qualité des recommandations sans avoir à perfectionner l’algorithme lui-même 4.
Mais le potentiel de l’intelligence artificielle ne se limite pas aux grandes entreprises numériques déjà établies. Tout comme Marc Andreessen avait déclaré en 2011 que « le logiciel dévore le monde » 5, l’intelligence artificielle a vocation à s’immiscer dans tous les secteurs de l’économie et à se confondre avec les supports matériels (téléphone, ordinateur, objets connectés). En Europe, les investisseurs en « software as a service » (SaaS) raffinent leurs thèses d’investissement, comme par exemple Louis Coppey de Point Nine Capital 6.
Succès = Données * Données + Talent en Machine Learning + Algo
Dans tous les cas, pour une entreprise numérique, il est capital d’avoir une stratégie explicite d’acquisition 8 de données car cela peut être un avantage concurrentiel. En théorie, tout repose sur les data network effects 9 (boucle de rétroaction positive) qui peuvent être résumés de la manière suivante :
Il faut donc une stratégie explicite pour amorcer ce cercle vertueux. Si le levier essentiel est d’obtenir plus de données et de développer des technologies intelligentes, le plus important est d’adresser un marché de manière pertinente.
Contrairement aux idées reçues, les start-ups ne se distinguent pas par l’intensité technologique. Comme l’exprime Paul Graham avec son célèbre « do things that don’t scale » 10, le rapport physique avec les premiers utilisateurs est essentiel. C’est cette même idée force que défend James Slavet de Greylock lorsqu’il écrit « algorithms can fail, patents can expire, but a reputation for great service endures » 11.
Certes, l’attention portée aux algorithmes et aux données est essentielle pour améliorer la connaissance du client et nouer du lien. Mais il faut être vigilant à ne pas perdre de vue que la mission de toute entreprise est de servir le client. Ne vous demandez pas si vous avez le meilleur algorithme ou les meilleurs ingénieurs derrière un produit ou un service, demandez-vous plutôt : « qu’est-ce que mon client veut accomplir ? Comment puis-je l’y aider ? ».
Ce n’est pas différent pour les entreprises numériques.
Quand ils démarrent leur activité, les entrepreneurs travaillent à identifier leurs utilisateurs, les canaux de distribution à privilégier et la manière la plus rapide de générer du chiffre d’affaires. Très vite, ils doivent valider ou rejeter leurs premières hypothèses 12, ce qui passe par le suivi de l’activité des utilisateurs et de leur intérêt réel pour le produit (c’est le product-market fit 13). Parce que, les utilisateurs ne se comportent jamais comme prévu, il faut s’adapter jusqu’à trouver la bonne cible. Ainsi, le but d’une entreprise fondée sur la technologie est de bien faire la tâche qui est identifiée comme ayant de le plus de valeur pour l’utilisateur.
Algorithme, intelligence artificielle, machine learning ou pas, l’enjeu est toujours le même : atteindre le product-market fit et résoudre les problèmes des utilisateurs.
En d’autres mots, les nouvelles technologies ne s’ajoutent pas, elles sont consubstantielles. On n’ajoute pas une pincée d’intelligence artificielle à un service désastreux, on débute avec la technologie et on crée le service autour. De même, on n’ajoute pas une louche blockchain à un service bancaire existant, on crée une nouvelle application décentralisée qui s’attaque à un problème concret.
Lorsqu’une startup commence à trouver son product-market fit, l’approche produit n’est plus suffisante pour continuer à grandir. C’est là que la distribution se révèle être un rouage essentiel et un véritable défi pour les entrepreneurs. A ce stade de développement, redoubler d’efforts sur ce front est capital pour créer un avantage concurrentiel et poursuivre sa croissance.
Les chemins parcourus par Google hier aux États-Unis ou TikTok/DouYin aujourd’hui en Chine sont éclairants.
On connaît bien l’histoire des débuts de Google, que Sergey Brin et Larry Page ont conçu quand ils étaient encore étudiants à Stanford dans les années 90. De nombreux textes 14 ont aussi été consacré à disséquer la machine de valorisation et d’exploitation de l’attention qu’est PageRank (l’algorithme d’analyse des pages web utilisé par Google). En revanche, on a moins documenté les dessous de la croissance du moteur de recherche.
Contrairement au mythe d’une croissance organique soigneusement entretenu par Google elle-même, PageRank a grandi grâce à une politique volontariste axée sur la distribution. Pour prendre un exemple, Google a financé (à hauteur de centaines de millions de dollars) Firefox et des constructeurs d’ordinateurs pour que la barre Google apparaisse par défaut dans le navigateur. En fait, la recherche en ligne soutenue par PageRank (constamment modifié) n’est qu’un « cheval de Troie » pour nouer et renforcer un lien privilégié avec les utilisateurs. Une fois cette brèche ouverte, toute la stratégie de Google a été devenir un canal de distribution pour irriguer ses utilisateurs de produits développés en interne (Gmail, Agenda) ou par acquisitions (Maps, Writely).15
Plus récemment en Chine, TikTok/DouYin , est devenue l’application de partage de clips qui rassemble la plus grande communauté à travers le monde. Cet automne, on murmure même que ByteDance, l’entreprise derrière TikTok/DouYin, vise une valorisation de 75 milliards de dollars, ce qui en ferait l’entreprise non-cotée la plus valorisée de l’histoire. Comment expliquer le succès fulgurant de TikTok/DouYin ?
La puissance de l’algorithme est souvent mise en avant par les commentateurs 16 et il est vrai que les algorithmes de l’entreprise semblent essentiels pour proposer les vidéos les plus pertinentes à chaque utilisateur. Pourtant, à y regarder de plus près, on a du mal à voir en quoi l’algorithme de TikTok/DouYin serait si différenciant face à ses concurrents. En fait d’autres facteurs sont décisifs. La « longue traîne », expression popularisée par Chris Anderson 17, met en valeur l’importance de la distribution dans un modèle d’affaires, ce qui fonde la stratégie de TikTok/DouYin. La distribution de contenu vidéo se fait par un système de recommandations, basé sur une combinaison de sélection manuelle et d’algorithmes. D’emblée, vous perdez le contrôle sur qui vous suivez (contrairement à Facebook ou Twitter). TikTok/DouYin garde la main sur ce que la communauté voit, ce qui permet de répartir l’exposition entre les créateurs de la longue traîne. Par exemple, les nouveaux utilisateurs n’ont pas besoin de choisir eux-mêmes les comptes à suivre en démarrant. Par ailleurs, pour créer de la liquidité, tout est fait et pensé par l’équipe dirigeante pour faciliter et récompenser les créateurs de contenus à qui on promet une exposition inespérée.
La maîtrise de la distribution devient un atout formidable car elle permet de mobiliser la multitude 18 et amplifier les effets de réseaux 19. Cette caisse de résonance ne peut fonctionner que si le produit répond à des besoins du client, que l’exécution de la promesse commerciale est parfaite et que la distribution est efficace pour permettre au plus grand nombre d’accéder au produit/service.
La bataille entre une startup et un opérateur historique s’apparente à un jeu d’échecs. Chacun essaie d’avancer au plus vite vers la position sur laquelle son adversaire est déjà bien établi meilleur produit vs meilleure distribution. Le chemin du produit vers la distribution c’est le post Product-Market-Fit. Cette étape fait l’objet d’une grande attention de la part des investisseurs 20. Le chemin de la distribution au produit est bien illustré par ce qu’on a nommé à la suite de Clayton Christensen, le dilemme de l’innovateur 21.
En mettant en perspective quelques faits d’armes de grandes entreprises numériques et en évoquant le mode d’opératoire d’une start-up, j’ai montré qu’on ne bâtit pas une stratégie d’entreprise et qu’on ne construit pas un avantage concurrentiel durable sur l’algorithme pour au moins 3 raisons :
‒ Strategic Fit : pour les entreprises numériques, l’expérience client, le design, la traction et le modèle d’affaires, sont tout aussi décisifs que la technologie en elle-même.
‒ Multitude : il y a plus de puissance potentielle (à capter) à l’extérieur d’une organisation qu’à l’intérieur, de sorte qu’une distribution efficace permet de mobiliser cette valeur pour le succès de l’entreprise.
‒ Technologie polyvalente / Banalisation : comme la plupart des technologies, la plupart des algorithmes ont vocation à devenir des commodités.
Ce qui distingue les meilleures entreprises numériques, c’est leur capacité à construire un produit pour résoudre un vrai problème et dominer les canaux de distribution adéquats. Pour toute nouvelle entreprise dans le numérique, il faut garder en tête ces principes pour bien se positionner vis-à-vis de 3 acteurs majeurs :
‒ Les investisseurs privés : les entrepreneurs doivent démontrer par leurs actions l’intérêt commercial de l’algorithme dans leur produit/service. Aucun investisseur sérieux ne regardera les startups basées sur l’algorithmie de manière radicalement différente des autres. En effet, faire levier des algorithmes en 2018 sera aussi banal que d’avoir une application mobile en 2008.
‒ Les grands groupes : les grandes entreprises numériques (Google, Facebook, Microsoft) mettent en open source leurs algorithmes pour capter la puissance extérieure selon les principes décrits dans l’Âge de la multitude 22, les nouveaux entrants ont tout de même une brèche pour concurrencer les grandes entreprises. Une clé du succès est de ne pas hésiter à mettre les bouchées doubles sur les fronts des plus faibles des géants comme le service/le rapport à l’utilisateur.
‒ Les pouvoirs publics : pour reprendre la terminologie de Carlota Perez 23 : sommes-nous dans une phase d’installation ou de déploiement de l’intelligence artificielle ? Être à l’avant- garde de l’intelligence artificielle et l’intégrer sous-tend des politiques radicalement différentes : dans un cas, c’est une problématique de rattrapage industriel, il faut de la R&D et des ingénieurs, tandis que dans l’autre cas, c’est une problématique d’usage et de diffusion, il s’agit de conquérir des marchés en faisant levier de technologies déjà banalisées.
Pour que la vision et l’exécution ne soient pas en décalage, il est essentiel que les pouvoirs publics, les investisseurs et les entrepreneurs construisent un cadre cognitif commun et que chacun reste dans son rôle !
1. Carlota Perez, Technological revolutions and financial capital, Edward Elgar Publishing, 2003.(Retour au texte 1)
2. Loi de Moore, wikipedia.com.(Retour au texte 2)
3. Casey Johnstone, « Netflix Never Used Its $1 Million Algorithm Due To Engineering Costs », Wired, 2012.(Retour au texte 3)
4. The bias-variance tradeoff, wikipedia.com.(Retour au texte 4)
5. Marc Andreessen, « Why software is eating the world », Wall Street Journal, 2011.(Retour au texte 5)
6. Louis Coppey, « The AI-first SaaS Funding Napkin », medium.com, 2018.(Retour au texte 6)
7. Louis Coppey, « How your AI startup can compete with bigger companies and their data », Tech in Asia, 2017.(Retour au texte 7)
8. Moritz Mueller-Freitag, « 10 Data Acquisition Strategies for Startups », medium.com, 2016.(Retour au texte 8)
9. Pourtant, certains investisseurs notamment Marc Andreessen et Elad Gil jugent que l’effet réel des data network effects est pour l’instant surestimé (Elad Gil, High Growth Handbook, Stripe Press, 2018).(Retour au texte 9)
10. Paul Graham, « Do things that don’t scale », 2013.(Retour au texte 10)
11. James Slavet, « Seven Signs of a Customer-Focused CEO », medium.com, 2014.(Retour au texte 11)
12. Steve Blank,« Building a Company with Customer Data – Why Metrics Are Not Enough », steveblank.com, 2009. (Retour au texte 12)
13. Tren Griffin, « 12 Things about Product-Market Fit », a16z.com, 2017. (Retour au texte 13)
14. Yves Citton, L’économie de l’attention, La Découverte, 2014. (Retour au texte 14)
15. Zheping Huang, « The world’s most popular iPhone app isn’t Facebook or WhatsApp », Quartz, 2018. (Retour au texte 15)
16. Emily Feng, « Bytedance to raise money from SoftBank at $75bn valuation », Financial Times, 2018. (Retour au texte 16)
17. Chris Anderson, « The Long Tail », Wired, 2004. (Retour au texte 17)
18. Nicolas Colin et Henri Verdier, L’Âge de la multitude, Armand Colin, 2012. (Retour au texte 18)
19. Reid Hoffman et Chris Yeh, Blitzscaling: The Lightning-Fast Path to Building Massively Valuable Companies, Harper Collins, 2018. (Retour au texte 19)
20. Marc Andreessen et Elad Gil, « Where to Go After Product-Market Fit », a16z.com, 2018. (Retour au texte 20)
21. Clayton Christensen, The Innovator’s Dilemma, Harvard Business Review Press, 2011. (Retour au texte 21)
22. Nicolas Colin et Henri Verdier, L’Âge de la multitude, Armand Colin, 2012. (Retour au texte 22)
23. Perez Carlota, Technological revolutions and financial capital, Edward Elgar Publishing, 2003. (Retour au texte 23)