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Novembre 2018

Numéro Un

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Third : qui gouverne les
algorithmes ?

Third | Novembre 2018

Des algorithmes vecteurs de pratiques anticoncurrentielles : vieilles questions économiques et nouvelles incertitudes juridiques

ARTICLE

 

Par Frédéric Marty, CNRS – GREDEG – Université Côte d’Azur

 

La publication de l’ouvrage Virtual Competition d’Ariel Ezrachi et Maurice Stucke en 2016 a renouvelé les questionnements sur la possibilité de voir des algorithmes devenir des vecteurs de pratiques anticoncurrentielles voire, dans certains cas, de véritables inducteurs de celles-ci.

 

Après la publication de nombreux rapports ou enquêtes sectorielles de la part de la Commission européenne, de l’Autorité de la concurrence, du Bundeskartellamt ou encore de l’OCDE, les algorithmes sont mis en cause dans de nombreuses procédures concurrentielles.

 

Nous proposons de jauger ces cas et d’envisager d’autres pratiques possibles à l’aune de l’économie industrielle. Si certains des risques concurrentiels peuvent apparaître comme inédits, ils apparaissent en grande partie comme déjà connus en droit et économie de la concurrence.

 

Quelles sont et quelles pourraient être les pratiques anti- concurrentielles qui peuvent reposer sur des algorithmes de prix, de recherche ou d’appariement et de quelle façon peut-on les saisir par la littérature économique ? Notre propos vise à montrer que si les pratiques anticoncurrentielles en cause étaient connues avant le développement d’une économie fondée sur les algorithmes, l’ampleur et l’acuité des problèmes qu’elles peuvent soulever méritent une attention particulière.

Cette contribution se structure comme suit. Nous présentons une vue d’ensemble des pratiques anticoncurrentielles qui peuvent résulter des algorithmes en considérant successivement les pratiques coordonnées et les pratiques unilatérales, en d’autres termes les ententes et les abus de position dominante. Dans chacune de ces deux sections, nous faisons un focus sur une question spécifique : celle de la capacité d’algorithmes à colluder spontanément et celle de la discrimination tarifaire parfaite.

Un panorama des pratiques anticoncurrentielles pouvant s’appuyer sur des algorithmes

Les pratiques coordonnées

Les pratiques coordonnées visent à neutraliser la concurrence au travers d’un accord entre des opérateurs en concurrence sur le même marché pertinent (collusion horizontale) ou intégrés le long d’une même chaîne de valeur (collusion verticale). Cet accord peut être explicite, il s’agit, selon la configuration, d’un schéma de cartel ou de prix de revente imposés. La collusion peut également être tacite. Ce dernier cas correspond à un schéma d’abus de position dominante collective.

En matière d’ententes horizontales, trois cas de figure peuvent être distingués.

Le premier cas correspond à une entente qui repose sur un algorithme pour sa mise en œuvre (par exemple un algorithme de prix). Ce fut par exemple, le cas dans l’affaire Topkins aux États-Unis en 2015. Des vendeurs concurrents sur la plateforme Amazon utilisaient un même logiciel pour fixer, surveiller et ajuster leurs prix respectifs.

Le deuxième cas répond au concept de hub and spoke conspiracy. Des concurrents évitent de communiquer entre eux sur une base horizontale mais transmettent les informations sensibles nécessaires pour se coordonner à une entité située en surplomb qui les agrège et les transmet à chacun d’entre eux. Ce type de mécanisme pouvait être mis en place bien avant le développement de l’économie numérique. De telles ententes pouvaient passer par des offices statistiques d’organisations professionnelles. Cependant des plateformes d’intermédiation, telles Uber, ont pu faire l’objet de telles accusations aux États-Unis. Sur le principe, une plateforme en position de monopole pourrait fixer le prix des transactions et répartir les marchés.

La dernière modalité d’entente est la plus intéressante. Il s’agit de la possibilité d’atteindre un équilibre de collusion tacite via le jeu spontané des différents algorithmes mis en œuvre par des firmes concurrentes. Dans des marchés traditionnels, la collusion tacite peut émerger dans des marchés étroitement oligopolistiques dans lesquels les concurrents sont très proches en termes de structures de coûts ou de capacités de production. Si les entreprises prennent conscience que toute stratégie visant à maximiser le profit individuel est appelée à être contrecarrée par les concurrents, il se peut qu’elles optent pour la solution « raisonnable » d’une paix armée permettant sinon de maximiser le profit collectif du moins de bénéficier d’« une vie paisible ». Ces équilibres sont difficiles à caractériser et à sanctionner dans le cadre de procédures concurrentielles. Le parallélisme de comportement peut ne participer que d’un ajustement rationnel à des contraintes communes. De surcroît, les concurrents n’ont pas à communiquer d’une façon ou d’une autre dans un tel cas de figure. Des algorithmes capables d’un apprentissage machine auto-renforçant pourraient identifier rapidement le pattern du marché : ( i.e. comprendre ses caractéristiques et les fonctions de réaction des concurrents et converger spontanément vers un équilibre mutuellement profitable sur le long terme ?).

La collusion peut-elle procéder spontanément du jeu des algorithmes ?

L’avant-propos du rapport d’activité 2017 du Bundeskartellamt 1 témoigne de la crainte des autorités de concurrence de voir se développer des collusions tacites entre algorithmes d’autant plus difficiles à sanctionner qu’elles sont spontanément mises en œuvre par ces derniers sans qu’une intention de colluder n’apparaisse dans le code.

Une abondante littérature a été développée après la présentation d’une possible botled collusion par Ariel Ezrachi et Maurice Stucke. Leur scénario repose sur un ensemble d’hypothèses quant aux capacités des algorithmes à rapidement identifier une stratégie mutuellement profitable et à éviter les biais de coordination qui rendent l’atteinte de ces équilibres difficiles dans le monde réel (et qui les condamnent à une instabilité intrinsèque).

Comme le montre la figure infra, les critiques faites à ce scénario insistent sur la possibilité de voir des intelligences artificielles reproduire des biais humains mais également sur la faible plausibilité même d’atteindre de tels équilibres au travers des algorithmes aujourd’hui utilisés par les entreprises. Une communication entre les algorithmes demeurerait nécessaire sous une forme ou une autre. Reste également à concilier ce scénario avec le foisonnement des prix en ligne sous l’effet des algorithmes de tarification dynamique et des possibilités croissantes de différenciation des prix selon les consommateurs.

Il convient également de s’attacher aux collusions verticales. L’enquête sectorielle de la Commission européenne sur le e-commerce, publiée en 2017, a montré qu’une part très significative des firmes utilise des algorithmes pour surveiller en permanence les prix en ligne et ajuster automatiquement leur stratégie à ces derniers. Ces possibilités peuvent être utilisées dans le cadre de contrôle des canaux de distribution pour éviter des risques de concurrence intra-marque. Dans de telle situation les firmes amont mettent en place des prix de vente imposés (resale price maintenance – RPM). La Commission européenne a infligé le 24 juillet 2018 des amendes à des fabricants de matériels électroniques grand public (Asus, Denon & Marantz, Philips et Pioneer) pour de telles pratiques.

Les pratiques unilatérales

Les abus de position dominante peuvent également reposer sur des algorithmes. Nous pouvant distinguer en la matière abus d’éviction, abus d’exploitation et même abus de dépendance économique.

Algorithmes et abus d’éviction

Les abus d’éviction peuvent tout d’abord procéder de la mise en œuvre d’algorithmes de prix. L’identification fine de chaque segment de consommateurs et des stratégies des concurrents peuvent permettre à des opérateurs dominants de s’engager dans des stratégies de prédation d’autant plus efficaces et d’autant moins coûteuses qu’elles sont finement ciblées comme le présente par exemple Lina Khan (2017) dans son article Amazon’s Antitrust Paradox. Le traitement des abus d’éviction passant par les prix est d’autant plus difficile à traiter sur les marchés numériques que les tests de coûts communément appliqués pour déterminer si une pratique de prix est de nature à exclure du marché un concurrent aussi efficace que l’opérateur dominant y sont souvent inopérants.

En effet, comment évaluer au travers de tels critères les stratégies freemium ou les modèles biface dans lesquels la gratuité sur l’un des versants de l’activité est une condition nécessaire pour générer des revenus, par exemple publicitaires, sur le second ? Un moteur de recherche en ligne correspond à ce modèle. Certains services proposés gratuitement peuvent avoir pour effet d’évincer des offres payantes. Au moins partiellement, la décision de la Commission européenne dans l’affaire Android met en jeu une telle problématique. En effet, la pré-installation du navigateur Internet, du moteur de recherche et du magasin d’applications peut être vue comme la contrepartie de la fourniture gratuite du système d’exploitation mobile. La gratuité peut donc tout à la fois être analysée comme la manifestation d’un modèle biface ou la marque d’une stratégie de levier anticoncurrentiel pour étendre ou consolider une position dominante sur une autre base que celle des mérites.

L’abus d’éviction peut également procéder d’algorithmes de recherche ou d’appariement. Le cas Google Shopping (décision de la Commission européenne du 27 juin 2017) est également emblématique de ces risques. Comment rendre un algorithme de recherche redevable quant à ses résultats ? Peut-il faire l’objet de manipulations pour favoriser indûment un service par rapport à un autre ? Google Shopping illustre d’autant mieux les difficultés rencontrées dans la caractérisation des comportements anticoncurrentiels dans le domaine que la pratique met en jeu non seulement un algorithme de classement mais également les corrections qui sont apportées à ses résultats. La démonstration de la pratique anticoncurrentielle s’avère dès lors difficile et la définition des remèdes concurrentiels particulièrement ardue.

Algorithmes et abus d’exploitation

Au-delà du cas des abus d’éviction, les algorithmes peuvent être les vecteurs d’abus d’exploitation. Un premier exemple, que nous présentons dans l’encadré infra, concerne le cas de la discrimination tarifaire ; un second exemple porte sur les phénomènes de dépendance de marché sur les plateformes numériques que la Commission européenne a pu mettre en évidence et qui ont suscité de sa proposition de règlement d’avril 2018 promouvant l’équité et la transparence pour les entreprises utilisatrices des services d’intermédiation en ligne (règlement dit platform to business).

Les prédictions des économistes quant à l’évolution des prix en ligne allaient dans le sens d’une baisse et d’une convergence de ces derniers, principalement du fait de la transparence propre aux marchés en ligne et à la facilité d’entrée accrue sur le marché pour de nouveaux offreurs. Il apparaît cependant que les capacités de traitement des données massives collectées ou déduites sur les marchés numériques permettent de façon inédite aux entreprises de s’engager dans une micro-segmentation de leurs clientèles pouvant aller jusqu’à une personnalisation des prix voire des offres elles-mêmes (pratiques de versioning).

Une discrimination parfaite des prix en ligne ?

Trois types de discriminations par les prix sont distingués par les économistes. La discrimination de premier rang a longtemps fait image d’un idéal-type inatteignable en termes pratiques (à l’instar de la collusion tacite présentée supra). La firme pourrait individualiser parfaitement ses conditions et faire payer à chaque consommateur un prix égal à sa propension maximale à payer. Le pouvoir de marché de l’entreprise, lié à son avantage informationnel, lui permettrait de s’écarter du prix de concurrence parfaite et de s’accaparer l’intégralité du surplus du consommateur. A priori, il s’agit ni plus ni moins que de la forme parfaite de l’abus d’exploitation.

Cependant, plusieurs types de difficultés sont à relever pour un traitement concurrentiel de ces pratiques. Tout d’abord, elles sont susceptibles d’accroître le bien-être total. En effet, la discrimination permet d’accroître les volumes échangés à l’équilibre. Elle permet en outre de subventionner des consommateurs qui n’auraient pas eu accès aux biens ou aux services concernés. Ensuite, comment faire la part des choses sur les marchés en ligne entre mouvements des prix résultants de stratégies de tarification dynamique (ex. Uber Surge) et discrimination parfaite ? Enfin, il peut être intéressant de relever que cette discrimination de premier ou plu- tôt de troisième degré reposant sur une granularité particulièrement fine n’a pas besoin de reposer sur des données personnelles. Elle peut s’appuyer sur les ressources fournies par l’intelligence artificielle pour comprendre le marché et ses acteurs et prédire la stratégie optimale à adopter vis-à-vis d’un consommateur dont quelques caractéristiques permettent de le rattacher à tel ou tel segment.

Points clés de la relation Platform to Business (P2B)

 

Algorithme et abus de dépendance économique

Le dernier type d’abus pourrait se rattacher à l’abus de dépendance économique. L’enquête sectorielle de la Commission sur le commerce en ligne a mis en exergue la situation de marchands indépendants par rapport aux principales plateformes en ligne. Celle-ci n’est pas si éloignée, comme le montre le schéma ci-contre, de la situation de celle de producteurs par rapports aux centrales d’achat dans la grande distribution. Ceux-ci peuvent faire face à des abus d’éviction dès lors qu’ils font face à une concurrence de produits ou service vendus directement par la plateforme (qui peut être à la fois une place de marché et un opérateur verticalement intégré). La situation est proche de celle de la concurrence entre marques nationales et marques de distributeurs. Ils peuvent également faire l’objet d’abus d’exploitation. L’opacité des algorithmes peut les amener à accepter de souscrire à des mécanismes de type pay-for-ranking. L’impossibilité d’accéder aux données sur les transactions et les consommateurs peut les conduire à utiliser les services (payants) de la plateforme en termes d’analyse des données.

La dépendance des marchands vis-à-vis des plateformes est renforcée par la concentration de ces dernières et la tendance des consommateurs à opter pour un mono-hébergement, c’est-à-dire à n’utiliser qu’une plateforme pour un type d’achat donné. Pour un marchand, chaque plateforme est un verrou d’accès au consommateur. Le déséquilibre contractuel est d’autant plus fort que la plateforme propose des contrats de type take it or leave it aux marchands. Les clauses ne sont pas négociables, sont soumises à des règles de modifications unilatérales et limitent leurs capacités de recours en cas de différends. De plus, la plateforme s’approprie souvent les données. Le marchand ne peut contacter directement ses consommateurs (ni les connaître précisément pour affiner sa stratégie) et compter sur une portabilité de ses données en cas de changement de plateforme.

Ce dernier risque concurrentiel explique le souci croissant exprimé par la Commission européenne vis-à-vis des stratégies des places de commerce en ligne, comme en témoigne, en septembre 2018, l’ouverture d’une enquête préliminaire sur Amazon. Les déséquilibres de pouvoirs économiques dans la sphère numérique conduisent donc à (ré) acclimater en droit eu- ropéen des préoccupations inédites (l’abus de dépendance économique) ou de longue date négligées (l’abus d’exploitation).



1. https://www.bundeskartellamt.de/SharedDocs/Publikation/EN/Jahresbericht/Jahresbericht_2017.html (Retour au texte 1)

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