third
Novembre 2020

Numéro cinq

Retrouvez le numéro cinq de Third : La sécurité dans un monde numérique

Third | Novembre 2020

La sécurité du cyberespace se joue aussi au fond des mers et des océans

Félix Blanc, docteur en sciences politiques et cofondateur de danaides.org
 

La complexité de la notion de sécurité numérique provient de la juxtaposition des couches de l’Internet qui obéissent à des logiques différentes et dont l’enchevêtrement brouille les frontières territoriales et juridiques. Ces couches assurent la quasi-totalité de leur interconnexion transcontinentale par les câbles sous-marins qui véhiculent la très grande majorité des données numériques.

De ce fait, la dépendance physique du cyberespace réintroduit le rôle de la géographie et de l’histoire des télécommunications dans notre compréhension de la sécurité du cyberespace. La vulnérabilité de ces infrastructures redonne également du pouvoir aux acteurs étatiques qui utilisent des stratégies révisionnistes de piratage ou d’intimidation. En conséquence, la sécurité numérique ne peut pas se penser indépendamment d’enjeux géopolitiques qui englobent ceux du cyberespace, où se joue aussi la défense des droits humains.

 
La complexité de la notion de sécurité numérique provient de la juxtaposition des couches de l’Internet qui obéissent à des logiques différentes, dont l’enchevêtrement brouille les frontières territoriales et juridiques1. Souvent appréhendée au travers de ses couches logicielles et sémantiques, la sécurité du cyberespace ne peut se comprendre indépendamment de celle des réseaux physiques du cyberespace, qui est défini par l’ANSSI comme « l’espace de communication constitué par l’interconnexion mondiale d’équipements de traitement automatisé de données numériques2 ». Ces réseaux physiques assurent la quasi-totalité de leur interconnexion transcontinentale par les câbles sous-marins. Leur fiabilité, leur sécurité et leur faible coût comparé aux liaisons satellites en font des infrastructures vitales pour la globalisation.

Ces infrastructures constituent également un enjeu de souveraineté. La déterritorialisation de l’insécurité numérique, induite par des phénomènes hétérogènes comme le cyberespionnage, la cybercriminalité ou l’emprise des plateformes géantes comme les GAFAM, se heurte de plus en plus à des stratégies étatiques de re-territorialisation des outils de la sécurité numérique, qui permettraient aux États d’exercer leur “souveraineté technologique »3. Dans cette perspective, les routes empruntées par les câbles sous-marins au fond des mers et des océans, comme leurs points d’atterrage sur le littoral, deviennent un enjeu de premier plan en termes de cybersécurité, de développement économique et d’indépendance géostratégique4. Si ces routes n’ont pas beaucoup changé depuis l’invention du télégraphe au 19e siècle, si ce n’est qu’elles s’étendent désormais sur plus d’un million de kilomètres, les enjeux qu’elles revêtent ont considérablement évolué avec le développement exponentiel d’Internet au cours des trente dernières années. Elles apparaissent au cœur des luttes de pouvoir pour le contrôle et la sécurisation des flux numériques. Ce poids grandissant des infrastructures sous-marines est également renforcé par l’utilisation croissante de serveurs distants installés par les GAFAM sur tous les continents pour stocker nos données, en lieu et place des serveurs locaux (aux premiers rangs desquels nos propres ordinateurs)5. Cette tendance devrait se poursuivre avec la diffusion très large du numérique à toutes les activités humaines, entraînant une dépendance accrue aux infrastructures qui en véhiculent la croissance tous azimuts (5G, objets connectés, intelligence artificielle).

La dépendance physique du cyberespace réintroduit le rôle de la géographie et de l’histoire des télécommunications dans notre compréhension de la sécurité du cyberespace (I). La vulnérabilité de ces infrastructures redonne également du pouvoir aux acteurs étatiques qui utilisent des stratégies révisionnistes de piratage ou d’intimidation (II). En conséquence, la sécurité numérique ne peut pas se penser indépendamment d’enjeux géopolitiques qui englobent ceux du cyberespace, où se joue la défense des droits humains (III).
 

Le retour de la géographie au coeur du cyberespace

 
Les câbles sous-marins, vecteurs physiques des flux d’information, sont vitaux pour le fonctionnement de l’économie-monde. Avec les porte-conteneurs, ils constituent la courroie de transmission de l’économie numérique et mondialisée, celle de la Division Internationale des Processus de Production (DIPP), dont les routes sont largement dépendantes de la géographie de la mer et des océans6. Les connexions sous-marines participent au bouleversement de la notion de distance en rapprochant virtuellement les points nodaux du réseau internet mondial. Cette économie s’est mise en place dans la deuxième moitié du XIXème, quand ont été déployés les premiers réseaux de télégraphe, utilisées par les puissances coloniales pour défendre leurs intérêts stratégiques et commerciaux sur de longue distance. La Grande-Bretagne, qui était à cette époque une superpuissance maritime, s’est ainsi lancée dans un vaste programme de construction de câbles sous-marins destinés à alimenter ce qui est devenu le centre névralgique de l’économie mondiale et des communications : Londres. Au XXème, les États-Unis vont prendre le relai de la Grande-Bretagne et jouer un rôle déterminant dans les avancées technologiques qui ont permis l’expansion rapide d’Internet au cours des trente dernières années.
 

 

Si les technologies ont évolué, la géographie des câbles sous-marins est similaire à ce qu’elle était à ses origines, puisque les routes empruntées au 19ème siècle le sont encore aujourd’hui. La carte mondiale des câbles met ainsi en évidence la prédominance actuelle de hiérarchie entre les lieux de la mondialisation. Elle montre une forte concentration de câbles reliant les États-Unis au Japon et à l’Europe. La géopolitique des câbles illustre également la montée en puissance de l’Asie, à mesure que se densifie le réseau de câbles entre les mégalopoles asiatiques, ce dont témoigne la multiplication des projets d’investissements dans la région, dont a directement bénéficié Marseille, véritable hub entre l’Asie, l’Europe et l’Afrique7. La propriété et le contrôle des câbles est devenu un enjeu majeur pour le contrôle du cyberespace. La répartition des investissements privés dans les câbles sous-marins a aussi évolué et représente un enjeu stratégique pour les États, avec la montée en puissance des GAFAM, dont les investissements représentent désormais près de la moitié des nouveaux investissements8.
 

 

Le cyberespace comme terrain de jeu de stratégies révisionnistes

 
Ces infrastructures donnent également du pouvoir aux acteurs qui utilisent des stratégies révisionnistes, qui visent à remettre en cause les équilibres de la fin de la guerre froide, en violation des traités internationaux, à l’instar de la Russie, dont les sous-marins représentent une menace pour les réseaux de câbles déployés en Atlantique Nord et en Méditerranée. L’océan dans lequel sont déroulés les câbles sous-marins a toujours représenté une menace pour la préservation des lignes en profondeur9. Les caractéristiques du milieu marin et son exploitation par l’homme ont en effet créé un cadre hostile au maintien en état de cette infrastructure. Les espaces maritimes sont au cœur de tensions croissantes, par leur rôle central dans la mondialisation des flux de toutes natures, y compris numériques (câbles sous-marins), les ressources qu’ils contiennent et le développement des capacités navales et aériennes de frappe à distance.10 Au large de la Somalie, la rupture d’un câble en 2017 a ainsi déconnecté toute la région pendant des semaines et causé des pertes financières estimées à 10 millions de dollars par jour. En 2005, l’International Cable Protection Committee évaluait, à 1,5 million de dollars par heure la perte économique ressentie à la suite d’une coupure de câble. Le chiffre a presque doublé en 10 ans et pourrait continuer à augmenter à mesure de l’interdépendance croissant de sociétés numériques au 21e siècle. On estime à 300 par an le nombre d’interférences, volontaires ou involontaires, qui perturbent le trafic d’Internet qui transitent par ces câbles.

Les câbles sous-marins constituent dans ce contexte une cible privilégiée pour les cyberattaques, que ce soit en mer de Chine, en Atlantique Nord, en Méditerranée ou dans l’océan Indien11. Dans son étude prospective Chocs futurs, le Secrétariat général de la Défense et de la Sécurité nationale (SGDSN), a ainsi souligné que les « câbles sous-marins assurant les communications numériques deviennent de potentielles cibles dans le jeu des puissances ». En décembre 2017, le centre de réflexion britannique Policy Exchange a publié un rapport sur ce nouvel épisode de tensions diplomatiques entre la Russie et les États-Unis12. Selon ce rapport, la stratégie russe n’exclut plus de couper les câbles sous-marins de communication en cas de conflit, comme cela fut le cas lors de l’annexion de la Crimée. Les puissances révisionnistes comme la Russie pourraient donc utiliser la vulnérabilité du réseau pour interrompre les communications dans une zone cible, sans avoir nécessairement besoin de cyber armes coûteuses comme les techniques d’attaques par déni de service. Pour causer des pertes conséquentes, il suffit en effet d’un accès physique à l’infrastructure de communication et d’une expertise des forces spéciales. D’après l’amiral Stavridis, cité dans le rapport, l’Atlantique, jusqu’alors « caractérisé par une quasi-suprématie de l’Otan » est désormais devenu un espace que « la Russie conteste activement au travers d’une doctrine navale renaissante ». Selon lui, nous devrions nous préparer à une augmentation des actions hybrides dans le domaine maritime, non seulement en provenance de la Russie, mais aussi de la Chine et de l’Iran. Cela étant, la hausse de l’activité des navires russes près de ces câbles sous-marins telle qu’elle a été rapportée peut obéir à une autre motivation : collecter du renseignement, comme le font les Occidentaux, à commencer par les États-Unis qui, pour cela, ont utilisé le sous-marin USS Jimmy Carter pendant la Guerre Froide.
 

Le rôle pionnier des programmes de surveillance des États-Unis

 
Ces stratégies révisionnistes doivent en effet se comprendre dans le contexte des révélations de l’ancien agent de la NSA Edward Snowden, qui a révélé en 2013 l’existence de collectes massives de données réalisées par le gouvernement américain13. Si le rôle des GAFAM et des entreprises de télécommunications américaines a été bien documenté et publiquement dénoncé, entraînant des ripostes juridiques comme celles de l’Union Européenne (arrêts de la CJUE Schrems 1 et 2), le rôle des câbles sous-marins, via notamment, les programmes d’espionnage Upstream, n’a pas encore donné lieu à des réactions similaire, hormis les annonces en 2014 de l’ancienne présidente du Brésil Dilma Rousseff, qui n’ont pas réellement été suivies d’effets14. Ces révélations ont fait peser un soupçon durable sur les réseaux physiques d’Internet, qui seraient au service de la domination des États-Unis et de leurs alliés – la France jouant d’ailleurs un rôle de premier plan en raison de sa situation stratégique15.

Le cadre juridique qui encadre la surveillance américaine à partir des câbles sous-marins est le Foreign Intelligence Surveillance Act (FISA), mais le meilleur atout des États-Unis réside dans la « Team Telecom », une équipe de juristes dépendant du FBI et du Department of Justice (DOJ), qui a pour objectif d’empêcher de grands groupes ou des gouvernements étrangers de prendre le contrôle des câbles, et donc des programmes de collecte de données upstream de la NSA. L’administration américaine a ainsi fait échouer en 2013 le déploiement d’un nouveau câble transatlantique New York-Londres, auquel devait prendre part l’entreprise chinoise Huawei. Il faut rappeler qu’aux États-Unis, le président a toujours eu l’autorité d’accorder ou de retirer les licences pour l’atterrage d’un câble sous-marin, une coutume entérinée par le Cable Landing Licenses Act qui soustrait ces décision, passées dans le plus grand secret, au contrôle du Congrès américain. Dernier épisode en date, l’administration américaine a demandé le 17 juin 2020 à la Commission fédérale des communications d’arrêter la construction du Pacific Light Cable Network, le premier câble internet sous-marin reliant directement les États-Unis à Hong Kong, pour des raisons de »sécurité nationale ».
 

Conclusion

 
La vulnérabilité des infrastructures sous-marines redonne du pouvoir aux acteurs étatiques qui utilisent des stratégies révisionnistes de piratage ou d’intimidation, révélant ainsi l’insuffisance de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (1982). Une solution serait de rédiger un nouveau traité et de créer une instance qui garantirait une meilleure protection des câbles sous-marins face à toute forme d’interférences qui puissent être une source de déstabilisation internationale. Comme le montre l’exemple des programmes de la NSA, les câbles sous-marins sont un formidable vecteur de puissance qui permet de convertir une domination géographique, par le contrôle de points stratégiques sur plusieurs continents, en domination économique et politique, en jouant sur toutes les couches du cyberespace. Une stratégie qui semble inspirer les GAFAM, dont le poids grandissant accroît la dépendance du réseau à des acteurs privés qui n’ont aucun intérêt à partager ou à réguler des infrastructures devenues vitales pour leurs activités. Cette présence à tous les étages de l’Internet garantit aux acteurs publics et privés une puissance maximale de déstabilisation des économies et des sociétés. Leur numérisation croissante entraîne également une dépendance accrue qui induit de nouvelles sources d’insécurité. Parmi les pistes à envisager pour diminuer cette dépendance et renforcer la sécurité de nos économies et de nos sociétés, il faut donc considérer des stratégies visant à proposer une meilleure régulation des câbles sous-marins de l’Internet pour s’assurer que leur développement ne se fasse pas aux détriments des droits humains et de la sécurité collective.

Il faut aussi garder à l’esprit l’évolution technologique des satellites de moyenne altitude, qui pourraient rebattre les cartes de la géopolitique du cyberespace. En début d’année, le constructeur aérospatial américain SpaceX a lancé Starlink, un projet d’accès à Internet par satellite reposant sur le déploiement d’une constellation de plusieurs milliers de satellites de télécommunications positionnés sur une orbite terrestre basse. Si ces technologies ont la capacité d’améliorer rapidement la capacité des zones les plus éloignées des points d’atterrage des câbles sous-marins (Afrique Centrale, Amazonie), ils ne peuvent pas être des concurrents sérieux par rapport aux potentialités de la fibre optique, en raison de leurs impacts environnementaux et de leurs limitations techniques, notamment en termes de temps de latence. Grâce à la technologie de multiplexage par répartition spatiale (SDM), les câbles sous-marins ont des capacités largement hors de portée des satellites, à l’instar du câble Dunant reliant les États-Unis et la France, qui transmettra à terme 250 térabits de données par seconde, assez pour transmettre la totalité de la bibliothèque numérisée du Congrès américain trois fois par seconde.

Plutôt que d’investir dans une technologie coûteuse et source de pollutions visuelles, il serait donc préférable de déployer sur tous les continents des réseaux de fibre optique qui permettent de réduire la fracture numérique entre les régions disposant d’un accès direct aux câbles sous-marins, et celles qui en sont éloignées. La construction de ce réseau commun doit se faire avec le concours de nombreux pays et d’outils de régulation internationaux, une démarche certainement plus favorable au multilatéralisme et à la sécurité collective que des projets démesurés au service des ambitions hégémoniques et unilatérales de la Chine ou des États-Unis.

L’œil de la revue Third

 
Voici une plongée documentée et précise sur un enjeu-clé pour la sécurité du cyberespace : les câbles sous-marins. Ces infrastructures physiques sont souvent absentes du débat sur la sécurité à l’ère de la révolution numérique alors qu’elles en sont la clé de voûte. L’article de Félix Blanc nous propose une brillante mise au point sur un sujet crucial pour l’équilibre géopolitique de notre planète.



1 | Poupard, Guillaume. « Le modèle français de cybersécurité et de cyberdéfense », Revue internationale et stratégique, vol. 110, no. 2, 2018, pp. 101-108. 27. (Retour au texte 1)
2 | Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information, 2011, « Défense et sécurité des systèmes d’information, Stratégie de la France », Paris. (Retour au texte 2)
3 | L’usage du concept de sécurité numérique s’est accéléré après les révélations Snowden de 2013. Didier Danet et Alix Desforges. « Souveraineté numérique et autonomie stratégique en Europe : du concept aux réalités géopolitiques », Hérodote, vol. 177-178, no. 2, 2020, pp. 179-195. (Retour au texte 3)
4 | https://www.diplomatie.gouv.fr/IMG/pdf/6_carnets_26_dossier_geopolitique_cables__cle43116d.pdf. (Retour au texte 4)
31 | CCDCOE, « Strategic importance of, and dependence on, undersea cables », November 2019. https://ccdcoe.org/uploads/2019/11/Undersea-cables-Final-NOV-2019.pdf. (Retour au texte 5)
6 | Dominique Boullier, « Internet est maritime : les enjeux des câbles sous-marins », Revue internationale et stratégique, vol. 95, no. 3, 2014, pp. 149-158. (Retour au texte 6)
7 | Projets de câbles sous-marins UNITY (2010), the South-East Asia Japan Cable (SJC, 2013), the Asia Pacific Gateway (APG, 2016), et FASTER (2016). Dwayne Winseck, and Robert Pike, Communication and Empire : Media Power and Globalization, 1860–1930, Durham, Duke University Press, 2007. (Retour au texte 7)
8 | https://www.lesechos.fr/tech-medias/hightech/internet-la-lutte-pour-la-suprematie-se-joue-sous-les-oceans-1007151. (Retour au texte 8)
9 | Daniel Headrick, The Invisible Weapon, Londres, Oxford University Press, 1991. (Retour au texte 9)
10 | Camille Morel, « Menace sous les mers : les vulnérabilités du système câblier mondial », Hérodote, vol. 163, no. 4, 2016, pp. 33-43. (Retour au texte 10)
11 | https://www.ihedn.fr/sites/default/files/atoms/files/sgdsn-chocs-futurs.pdf. (Retour au texte 11)
12 | https://policyexchange.org.uk/wp-content/uploads/2017/11/Undersea-Cables.pdf. (Retour au texte 12)
13 | https://www.lemonde.fr/technologies/article/2013/08/23/les-cables-sous-marins-cle-de-voute-de-la-cybersurveillance_3465101_651865.html. (Retour au texte 13)
14 | https://www.diplomacy.edu/blog/connecting-europe-latin-america-revolution-internet-governance. (Retour au texte 14)
15 | https://www.nouvelobs.com/societe/20150625.OBS1569/exclusif-comment-la-france-ecoute-aussi-le-monde.html. (Retour au texte 15)

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