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algorithmes ?

Third | Novembre 2018

Comment le régulateur appréhende-t-il l’innovation ? L’exemple des algorithmes et des marchés financiers

ARTICLE

 

Par Carole Vachet, Adjointe au chef du bureau Epargne et Marchés financiers Direction Générale du Trésor

 

Algorithmes et finance de marché sont aujourd’hui consubstantiels. Depuis 40 ans, la place de la technologie, en particulier les algorithmes, ne cesse de croître dans ce secteur. Le dernier avatar de ces bouleversements est la blockchain, une technologie d’horodatage et de transmission d’informations, transparente et sécurisée, qui fonctionne sans organe central de contrôle.

 

Face à des innovations technologiques toujours plus complexes et un monde dont l’évolution s’accélère, le régulateur est confronté à un défi d’envergure : comment appréhender ces nouvelles réalités ? Pourquoi et comment créer des règles juridiques, alors que ces nouvelles pratiques ne sont pas nécessairement matures ou compréhensibles par le plus grand nombre ?

 

Ces questions fondamentales, qui posent la question du rôle et des moyens d’action du régulateur face à l’innovation, sont particulièrement bien illustrées par le cadre juridique naissant concernant les algorithmes et les marchés financiers.

Selon les estimations, 60 à 80% des transactions exécutées sur les marchés réglementés sont aujourd’hui réalisées au moyen d’un algorithme, que ce soit pour la négociation ou l’exécution des ordres. Cette tendance n’est que le prolongement naturel de la modernisation progressive des pratiques de marché, amorcée par la dématérialisation des années 1980 et qui se traduit désormais par une automatisation croissante du passage d’ordres et de leur suivi. Elle s’est néanmoins amplifiée dans des proportions telles à la fin des années 2000 sur les marchés financiers qu’elle a justifié une intervention du régulateur : l’ESMA, autorité européenne de supervision des marchés financiers, a ainsi édicté des règles à compter de 2012 1 en matière de trading algorithmique, notamment le trading à haute fréquence.

La directive MIF 2, entrée en vigueur le 3 janvier 2018, est allée au-delà : elle a ainsi harmonisé les « pas de cotation » (tick size) afin d’éviter la captation abusive des flux d’ordres automatisés et de stabiliser les prix, posé des exigences organisationnelles pour les acteurs recourant à la négociation algorithmique et introduit une obligation de notification aux autorités de supervision des algorithmes utilisés, qui doivent faire l’objet de tests.

Mais l’utilisation de la blockchain et de l’intelligence artificielle en matière financière démultiplie les enjeux pour le régulateur : les algorithmes ne sont plus uniquement utilisés en matière de trading mais également pour fluidifier le « post-marché » des titres financiers, en matière de conseil (le robo-advice) et désormais également dans le secteur de l’assurance. Ils remettent en question non seulement le temps et le volume des transactions financières mais également le rôle des différents acteurs réglementés et les responsabilités qui leur incombent. L’innovation technologique, objet original de réglementation financière Encadrer la technologie ne va pourtant pas de soi, y compris dans le secteur très régulé des marchés financiers. Les autorités de régulation visent en effet, dans la mesure du possible, une certaine « neutralité technologique ». Ce positionnement permet en principe d’assurer une égalité de traitement entre acteurs et de leur ménager le choix des moyens. En théorie, la règlementation se borne à fixer des objectifs et des principes, les acteurs demeurant libres d’innover pourvu qu’ils continuent de satisfaire ces contraintes de résultats.

L’innovation technologique, objet original de réglementation financière

Encadrer la technologie ne va pourtant pas de soi, y compris dans le secteur très régulé des marchés financiers. Les autorités de régulation visent en effet, dans la mesure du possible, une certaine « neutralité technologique ». Ce positionnement permet en principe d’assurer une égalité de traitement entre acteurs et de leur ménager le choix des moyens. En théorie, la règlementation se borne à fixer des objectifs et des principes, les acteurs demeurant libres d’innover pourvu qu’ils continuent de satisfaire ces contraintes de résultats.

Cette logique se heurte néanmoins à des limites.

D’abord parce que l’innovation technologique fait émerger de nouveaux risques, qui justifient un traitement spécifique. C’était le cas ces dernières années en matière de trading algorithmique, aux conséquences parfois déstabilisatrices pour les marchés : en témoignent les flash crashes, krachs éclairs de quelques minutes induits par des mouvements d’ampleur et de rapidité inédites, dont le premier s’est produit le 6 mai 2010 sur le marché américain (entraînant une chute de 9% des trois principaux indices boursiers de Wall Street en quelques minutes) et qui se sont multipliés au cours des années récentes.

C’est le cas aujourd’hui en matière de « crypto-actifs », qui sont émis par des systèmes décentralisés et distribués (la technologie blockchain) et font l’objet de transactions validées par des algorithmes de consensus aujourd’hui encore très évolutifs. Ce mode de fonctionnement les rend complexes à appréhender pour le régulateur, habitué à s’appuyer sur des intermédiaires régulés et responsables. Le même besoin se manifestera peut-être dans les années à venir en matière d’intelligence artificielle et de big data. L’innovation technologique engendre des lacunes réglementaires que le régulateur financier s’efforce de combler pour satisfaire ses préoccupations constantes : stabilité financière, protection des investisseurs, lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme.

Quel rôle pour le régulateur ?

L’approche par les seuls risques serait simpliste : lorsque l’innovation offre des opportunités significatives, pour le fonctionnement des marchés ou pour les utilisateurs, alors le rôle du régulateur est aussi d’assurer les conditions de cette innovation. C’est dans cet équilibre que réside le principal défi pour les autorités publiques : doivent-elles aménager les contraintes existantes au motif qu’elles pèsent lourd sur de petits acteurs innovants ? Faut-il encourager une technologie qui sera peut-être elle-même rapidement dépassée ? Une première piste consiste à distinguer les barrières réglementaires justifiées par des objectifs fondamentaux de régulation financière de celles dont l’objectif pourrait être satisfait par d’autres moyens.

Car, en réalité, la réglementation en place n’est jamais complètement neutre technologiquement : elle repose sur des acteurs et des processus préexistants, inscrits dans un contexte technologique parfois dépassé. C’est pourquoi il n’est pas toujours possible, à cadre réglementaire constant, d’appréhender des pratiques radicalement nouvelles, voire des changements de paradigme. Le cas est manifeste s’agissant de la blockchain : la réglementation a imposé des intermédiaires pour sécuriser les transactions et n’est pas immédiatement perméable à une technologie qui promet de se passer de tiers de confiance.

La nécessité d’une approche réglementaire innovante

Lorsque la promesse est suffisante et l’inadéquation manifeste, alors une première réponse peut être d’assurer que les acteurs aient véritablement le choix des moyens, à exigences constantes. C’est l’ambition, en France, de l’ordonnance adoptée le 8 décembre 2017, qui permet d’utiliser la blockchain pour transmettre certains titres financiers. Sur le fond, ce texte se borne à assimiler l’inscription des titres dans une blockchain à une inscription dans un compte-titres, sans ménager de dérogation significative pour l’innovation technologique, au-delà de cette reconnaissance de principe.

Une autre solution, plus transitoire, est de permettre l’expérimentation, qui peut prendre diverses formes. C’est dans cette logique que le régulateur britannique, la Financial Conduct Authority (FCA) a mis en place depuis 2014 une sandbox (littéralement « bac à sable ») en matière de Fintech. L’objectif du dispositif est de sélectionner des start-ups innovantes et de leur permettre de développer leurs projets dans un cadre réglementaire assoupli. L’idée est séduisante mais présente des limites : elle conduit à favoriser un petit nombre d’acteurs, au détriment des acteurs établis (qui peuvent eux-mêmes développer des pratiques innovantes) mais aussi des start-ups qui ne font pas partie du programme.

Une autre approche expérimentale a été retenue en France dans le cadre du projet de loi PACTE (plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises) : elle consiste à mettre en place une régulation au moins en partie optionnelle. Cette optionalité a notamment été privilégiée pour les « émetteurs de jetons », c’est-à-dire les acteurs procédant aujourd’hui à des levées de fonds sur blockchain, en contrepartie de l’émission de jetons ou tokens (Initial Coin Offerings en anglais) ; ces acteurs pourront solliciter un visa de l’Autorité des marchés financiers et se soumettre à sa supervision. Le constat est le même : la réglementation existante est inadaptée et lacunaire. L’horizon de moyen terme est similaire : il faudra peu à peu converger vers un cadre réglementaire « de droit commun », impliquant vraisemblablement des normes européennes, voire internationales. La démarche française est néanmoins plus ambitieuse : elle jette les bases d’une véritable règlementation et s’applique à tous les acteurs prêts à s’y soumettre.

Bien sûr, l’expérimentation ne suffit pas ; elle n’est qu’un jalon vers une véritable réglementation. Cette démarche progressive facilite néanmoins la familiarisation du superviseur avec l’objet technologique auquel il est confronté. La flexibilité permet en outre d’éprouver l’innovation et de lui permettre de mûrir. Enfin, le retour d’expérience est de nature à jeter les bases de véritables standards, appréciés in concreto.

Repenser les moyens de la supervision : la nécessaire montée en compétence du régulateur

La règlementation serait inefficace sans une supervision adaptée. Cette exigence justifie pour les superviseurs une montée en charge de leurs outils de surveillance et un renforcement des compétences sur les sujets d’innovation. Face à l’essor du trading algorithmique et à une volumétrie de données inédite sur les marchés, l’AMF a ainsi lancé un chantier modernisation de ses outils de surveillance dans le cadre du programme dit « ICY » 2, qui lui permettra notamment de détecter beaucoup plus aisément les abus de marché et de répondre aux exigences réglementaires posées par la directive européenne MiFID 2 et le règlement MiFIR.

Car l’algorithme n’est pas seulement un objet de supervision : il peut aussi constituer une arme d’une efficacité redoutable pour le superviseur. Le même outil ICY intègre ainsi, d’ores et déjà, des technologies d’intelligence artificielle pour détecter les manipulations de cours et il paraît désormais évident que le big data constituera un précieux gisement d’informations pour le superviseur, pourvu qu’il soit armé d’outils technologiques suffisamment robustes pour les exploiter. De même, d’ici quelques années, il est vraisemblable que les autorités auront tiré parti de la transparence promise par la technologie blockchain pour faciliter leur contrôle sur les transactions financières qui y recourent et seront inscrites dans ces fameux « registres distribués ». A l’avenir, il est également possible d’imaginer que les règles applicables à un smart contract sur blockchain ou à un robot soient intégrées dans leur code, permettant une régulation automatique – par construction, très efficace !

Les autorités ne sont donc pas démunies face à la montée en puissance des algorithmes en matière financière. Ce défi justifie néanmoins de soutenir les efforts engagés pour permettre la montée en gamme technologique des outils de régulation et garantir ainsi que l’innovation sera canalisée au service d’un secteur financier plus efficient, plus transparent – sans compromis en termes de stabilité ou de robustesse.



1. Orientations de l’ESMA (2012/122) du 24 février 2012 relatives aux « Systèmes et contrôles dans un environnement de négociation automatisé pour les plates-formes de négociation, les entreprises d’investissement et les autorités compétentes ».(Retour au texte 1)
2. Communiqué de presse de l’Autorité des marchés financiers du 25 janvier 2017, « L’AMF modernise son outil de surveillance pour des marchés sûrs et transparents ».(Retour au texte 2)

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