third
Novembre 2021

Numéro Sept

Retrouvez le numéro sept de
Third : Soigner avec le numérique

Third | Novembre 2021

Numérique en santé : transformer l’essai

Angèle Malâtre-Lansac, Directrice déléguée à la Santé, Institut Montaigne.

Laure Millet, Responsable du programme Santé, Institut Montaigne.

 

Depuis plus d’un an, nous vivons dans un contexte sanitaire inédit et la santé est devenue le sujet principal du quotidien des Français.

Si la crise des hôpitaux et des services d’urgence avait déjà émergée dans le débat public depuis plusieurs années, la crise Covid-19 a propulsé sur le devant de la scène les problématiques de pénuries de soignants en France, de l’approvisionnement en matériel de protection et en médicaments, les capacités d’accueil limitées de nos services de réanimation, entre autres1.

Les Français ont aussi pris toute la mesure de l’importance de déployer massivement le numérique pour apporter des réponses concrètes et efficaces à la pandémie de Covid-192. Téléconsultation, télésuivi, prise de rendez-vous en ligne, etc… la santé numérique constitue un levier indispensable pour moderniser notre système de soins.

 

La crise a démontré l’importance du numérique en santé

 
Les Français sont de plus en plus nombreux à utiliser les téléconsultations3 et les professionnels à les considérer comme une partie intégrante du parcours de soins. D’après les chiffres de l’Assurance maladie, en avril 2020, on enregistrait un pic de 4,52 millions de téléconsultations effectuées, contre 25.000 au mois de décembre 2019.

Mais la téléconsultation n’est pas la seule pratique d’e-santé à s’être démocratisée à la faveur de la crise. Les plateformes de rendez-vous médicaux en ligne se sont totalement installées dans la pratique des Français. D’après une étude menée par la Fondation Roche, ils sont 71 %4 à déclarer avoir déjà eu recours à des plateformes comme Doctolib ou Maiia.

À l’heure de la mise en œuvre du passe sanitaire, les Français sont 77 %5 à estimer que le développement des technologies numériques est utile pour mieux prévenir les épidémies et aider à mieux les gérer. Cette accélération inédite des usages a impacté positivement la façon dont les Français perçoivent le bien-fondé du développement des outils numériques dans le domaine de la santé.

En conséquence, lorsqu’ils se projettent vers l’avenir, les Français affichent très clairement leur optimisme quant à l’intérêt du développement des outils numériques : 74 % pensent que l’utilisation de ces outils permettra d’améliorer leur suivi médical dans le futur. Ils sont également prêts, pour 69 % d’entre eux, à partager leurs données de santé pour faire progresser la recherche, au service du bien commun.
 

Une révolution dans les soins et la pratique médicale

 
Des outils qui permettent de recueillir des données et d’améliorer les soins

Justement, les données de santé sont clés pour rendre notre système de santé plus innovant, plus performant et plus accessible pour les patients. Notre société produit chaque jour d’énormes quantités de données de santé6. Celles-ci proviennent de sources multiples : données médico-administratives générées par l’Assurance maladie ou les dossiers pharmaceutiques, données de comptes rendus d’examens, données issues des registres, des essais cliniques mais aussi données issues d’usages qui semblent parfois éloignés de la santé (réseaux sociaux, applications de sport et de bien-être, etc.).

Le recueil de ces données s’est considérablement amélioré grâce aux outils d’e-santé, développés par la filière santé et utilisés par les acteurs du système, patients comme professionnels de santé. L’utilisation responsable des données de santé est un préalable pour garantir la confiance des utilisateurs dans ces solutions numériques, qui s’appliquent dans des domaines variés comme la prévention, le maintien à domicile, le suivi d’une maladie chronique à distance (diabète, hypertension, insuffisance cardiaque, etc.), les dossiers médicaux électroniques ainsi que les applications mobiles.

Dans le cadre de pandémies (telle que celle du Covid-19), les données sont précieuses pour concentrer les efforts, casser les chaînes de contamination et éviter que le virus ne se répande de façon exponentielle dans la population, en ciblant les personnes contaminées ou susceptibles de l’avoir été et en protégeant celles qui risquent le plus d’en mourir (personnes âgées, personnes atteintes de maladies chroniques, etc.). Elles permettent également l’identification des clusters et le contact tracing7 via des applications mobiles et des systèmes d’information pour remonter les chaînes de transmission du virus et isoler les personnes potentiellement atteintes. Ainsi, les données de santé sont indispensables pour assurer un suivi de l’évolution de l’épidémie sur le territoire mais aussi pour organiser et surveiller un déconfinement progressif, grâce à une connaissance fine de la circulation du virus en temps réel.

Plusieurs plateformes développées par des citoyens, comme CovidTracker8, ont mis en place des outils de visualisation des données françaises et internationales, en lien avec l’épidémie de Covid-19 : évolution du nombre de cas positifs en France et à l’étranger, nombre de personnes en réanimation, taux d’incidence dans les différents départements, etc… à partir de données publiques. La plateforme a aussi mis en place il y a quelques mois un outil nommé VaccinTracker dont l’objectif est de visualiser l’avancement de la campagne vaccinale. L’intérêt du site ne s’arrête pas là, un module est récemment venu confirmer l’intérêt de la plateforme, Vite ma dose !9, qui vise à aider les Français à trouver un rendez-vous pour se faire vacciner près de chez eux.
 

Figure 1 – La e-santé pour lutter contre le Covid-19, Institut Montaigne, juin 2020.

 

Des gains d’efficience importants pour notre système de santé

Si le numérique n’est pas l’unique réponse à tous les maux de notre système de santé, un déploiement massif de la e-santé pourra permettre de répondre à de nombreux défis auxquels il fait face. En effet, les technologies numériques, encore sous-utilisées dans le secteur de la santé en France, sont des outils clés pour améliorer l’efficience, la qualité et la sécurité de notre système de santé, tout en maîtrisant les dépenses de santé. Elles sont créatrices de valeur pour l’ensemble des acteurs de l’écosystème.

Un récent rapport10 de l’Institut Montaigne dresse un état des lieux du déploiement de la e-santé en France à travers cinq axes de transformation, associés à des gains d’efficience importants pour le système de soins11 :

Les patients sont rendus plus autonomes à travers des solutions digitales ou des applications mobiles leur permettant de suivre leur maladie et d’interagir avec le système de soins. La e-santé permet ainsi une plus grande implication des patients, qui deviennent des acteurs de leur santé (quelques exemples : les applications mobiles de gestion et de suivi des maladies, les logiciels d’auto-diagnostic numérique, les chatbots médicaux, la prise de rendez-vous en ligne, les réseaux en ligne de patients).

La circulation des informations médicales est fluidifiée au bénéfice des patients et des professionnels, par la dématérialisation des échanges. Ces outils numériques permettent un meilleur suivi, un meilleur accès et une meilleure coordination des soins (quelques exemples : la e-prescription, les outils de partage des données patients, le dossier médical partagé, les messageries sécurisées entre professionnels de santé).

La télémédecine rend possible l’accès à distance d’un patient à un professionnel de santé et permet aux professionnels de santé de partager leur expertise. L’un de ces outils, la téléconsultation, permet de lutter contre les déserts médicaux et d’offrir aux patients un accès à des soins de qualité sur l’ensemble du territoire. Elle a joué un rôle majeur dans la continuité des soins, pendant les différentes phases de la crise Covid-19. La télé-expertise est également un levier pour davantage de qualité et une montée en compétence des acteurs.

L’efficacité des structures de soins est décuplée et l’expérience des patients améliorée grâce au numérique et à l’automatisation. Ces solutions numériques permettent aux établissements de santé d’améliorer la performance et la disponibilité des équipes, du matériel médical et des blocs opératoires notamment (quelques exemples : les applications permettant de gérer les équipements et les stocks des établissements, d’améliorer les parcours des patients, de faciliter la logistique).

La décision médicale et paramédicale est rendue plus fiable et sûre avec l’aide de l’intelligence artificielle (IA)12. Ces logiciels d’IA accompagnent les professionnels de santé en leur permettant de diminuer les risques d’erreur ou de retard au diagnostic (quelques exemples : les outils s’appuyant sur l’intelligence artificielle pour l’aide au diagnostic, le choix du traitement médical, la reconnaissance de cellules cancéreuses).

Malgré les promesses de la e-santé, la révolution numérique que connaissent tous les secteurs de l’économie peine à s’imposer dans le monde de la santé. L’absence d’une filière santé13 visible et unie en France constitue un des défis majeurs pour permettre une digitalisation puissante.
 

Des transformations majeures qui peinent à s’imposer

 
Plusieurs blocages empêchent aujourd’hui le système de santé français d’utiliser à plein le potentiel de la e-santé. Ces blocages sont à la fois techniques, réglementaires, culturels et financiers.
 

Figure 2 – Comment aider au déploiement de la e-santé ?, Institut Montaigne, juin 2020.

 

Sur les données de santé, notre système est riche en données mais pauvre en informations. En effet, les systèmes de données ne se parlent pas entre eux : l’Assurance maladie possède des données liées à la facturation mais ne sait rien de la qualité d’une prise en charge médicale. Les différents logiciels médicaux ne sont que rarement interopérables et les standards de recueil de données dans la recherche comme dans les essais cliniques ne sont pas toujours les mêmes.

Par ailleurs, le manque de culture numérique des acteurs du soin constitue un frein à l’usage des nouvelles technologies. Ainsi, en France, une enquête menée en 2019 constatait qu’environ 90 %14 des étudiants en médecine n’étaient pas formés à la télémédecine en première année (appelée « PACES ») et que seuls 20 % des internes étaient formés à cette nouvelle forme d’exercice de la médecine. Peu nombreux sont les professionnels de santé qui sont sensibilisés aux enjeux du recueil de données et des usages de l’intelligence artificielle dans leurs pratiques.


En ce qui concerne le financement15, l’innovation en santé provient souvent de start-ups qui peinent à trouver des fonds pour passer à l’échelle en France et qui finissent bien souvent par quitter nos frontières pour se développer. D’autres pays investissent massivement dans ce secteur, à l’instar du Royaume-Uni où le montant des investissements dans les start-ups (tous secteurs confondus) s’est élevé à 13,2 milliards de dollars en 2019. Ce montant dépasse les investissements réunis de l’Allemagne (7 milliards) et de la France (5,2 milliards) sur la même période.

En plus de l’enjeu des financements, la filière santé est composée d’une multitude d’acteurs relativement hétérogènes : les start-ups et PME (petites et moyennes entreprises), les ETI (entreprises de taille intermédiaire) et les grands groupes. Ces acteurs proposent des services multiples (offreurs de soins, assureurs, industriels, services numériques, etc.) mais peinent à parvenir à parler d’une voix aux pouvoirs publics, à la différence de secteurs comme l’aéronautique dans lesquels une stratégie et une vision partagée portent l’ensemble de la filière. De plus, le marché de la santé se transforme rapidement et des acteurs majeurs non européens, comme les GAFA, s’impliquent aujourd’hui fortement et bouleversent la donne. Ceci rend difficile la structuration d’une filière santé capable d’interagir avec la puissance publique.

La gouvernance de l’innovation en santé est justement complexe et éclatée en France. Il existe une multitude d’acteurs publics : ANS, DNS, CNAM, DGOS, ARS, etc., les acronymes pour désigner les organismes publics ayant compétence sur la digitalisation du système de santé en France ne manquent pas. À cela, s’ajoute une superposition des dispositifs régionaux et nationaux. Ce foisonnement rend peu lisibles les dispositifs d’accompagnement disponibles pour les acteurs sur le terrain, malgré une priorité récente des pouvoirs publics de mettre en œuvre une gouvernance claire et agile à travers la feuille de route du numérique en santé.

Enfin, le cadre d’évaluation est inadapté aux solutions d’e-santé. En France, tout produit de santé ou dispositif médical est évalué pour son efficacité médicale et clinique en vue de sa mise sur le marché et de son remboursement. Dans le domaine de la e-santé, les solutions technologiques présentent des particularités, notamment liées à leur rapidité d’évolution et au fait que ces solutions sont souvent couplées avec des plateformes numériques, voire avec des médicaments. Ces particularités rendent leur évaluation particulièrement complexe et nécessitent de repenser complètement le cadre traditionnel d’évaluation développé pour les médicaments et les dispositifs médicaux non digitaux.
 

Quelques pistes pour débrider la e-santé

 
Pour libérer pleinement le potentiel de la e-santé en France, quatre axes pourraient guider l’action publique.

En premier lieu, une vision claire et éthique doit être portée sur ces sujets16. Que veut-on faire avec le numérique en santé ? Quelle est la vision portée à cinq ans ? Sur cet aspect, il est essentiel de bien rappeler que le rôle de l’État doit passer du statut de « gérant » au statut de « garant » des règles du jeu et de la vision, en laissant davantage de marges de manœuvres aux acteurs de la filière santé pour déployer des solutions innovantes.

Ensuite, le capital humain est un levier essentiel du changement. Seuls des investissements massifs dans la formation des acteurs aux technologies numériques et à l’intelligence artificielle et une acculturation des décideurs à ces outils pourront permettre de transformer les pratiques.

En troisième lieu, l’accès aux données de santé doit être favorisé dans un cadre sécurisé : aujourd’hui l’accès est encore trop difficile, y compris à des fins de recherche. Derrière cet enjeu, les aspects techniques et de cybersécurité sont prioritaires.

Enfin, la confiance entre acteurs est aujourd’hui manquante. Les peurs et la méconnaissance autour du recueil comme de l’utilisation des données de santé paralysent l’action. Cette confiance doit passer par des cadres réglementaires clairs et par des cas d’usages qui montreront aux professionnels comme aux patients l’intérêt des données de santé. Cette confiance passera aussi par un investissement fort sur les technologies numériques, déjà amorcé par les pouvoirs publics à l’occasion du Ségur de la santé17 et du Conseil stratégique des industries de santé18.
 

L’œil de la revue Third

 
Une contribution documentée et synthétique sur les enjeux et les défis à relever afin de permettre à la santé numérique de moderniser notre système de santé et faire émerger une filière vertueuse : la tâche était difficile et le défi brillamment relevé par Angèle Malâtre-Lansac et Laure Millet.



1 | « E-santé : augmentons la dose ! », rapport de l’Institut Montaigne, juin 2020 (https://www.institutmontaigne.org/publications/e-sante-augmentons-la-dose). (Retour au texte 1)
2 | Observatoire de la Fondation Roche sur l’accès au numérique en santé, juin 2021 (https://observatoire.fondationroche.org/fondation-roche_rapport-observatoire-acces-numerique-2021.pdf).(Retour au texte 2)
3 | « La téléconsultation : un outil à pérenniser au-delà de l’urgence sanitaire liée au COVID-19 », article de l’Institut Montaigne, mars 2020 (https://www.institutmontaigne.org/blog/la-teleconsultation-un-outil-perenniser-au-dela-de-lurgence-sanitaire-liee-au-covid-19). (Retour au texte 3)
4 | Observatoire de la Fondation Roche sur l’accès au numérique en santé, juin 2021 (https://observatoire.fondationroche.org/fondation-roche_rapport-observatoire-acces-numerique-2021.pdf). (Retour au texte 4)
5 | Ibid.(Retour au texte 5)
6 | « E-santé, augmentons la dose », rapport de l’Institut Montaigne, juin 2020 (https://www.institutmontaigne.org/publications/e-sante-augmentons-la-dose). (Retour au texte 6)
7 | « Déconfinement : réussir le contact tracing », article de l’Institut Montaigne, mai 2020 (https://www.institutmontaigne.org/blog/deconfinement-reussir-le-contact-tracing).(Retour au texte 7)
8 | Voir le site internet de CovidTracker : https://covidtracker.fr/. (Retour au texte 8)
9 | Voir le site internet de Vite ma dose ! : https://vitemadose.covidtracker.fr/. (Retour au texte 9)
10 | « E-santé : augmentons la dose ! », rapport de l’Institut Montaigne, juin 2020 (https://www.institutmontaigne.org/publications/e-sante-augmentons-la-dose). (Retour au texte 10)
11 | « E-santé : augmentons la dose ! », rapport de l’Institut Montaigne, annexe sur les gains d’efficience, juin 2020 (https://www.institutmontaigne.org/ressources/pdfs/publications/e-sante-augmentons-la-dose-annexe-chiffrage.pdf). (Retour au texte 11)
12 | « IA et emploi en santé : quoi de neuf docteur ? », note de l’Institut Montaigne, janvier 2019 (https://www.institutmontaigne.org/publications/ia-et-emploi-en-sante-quoi-de-neuf-docteur). (Retour au texte 12)
13 | « Filière santé : gagnons la course à l’innovation », note de l’Institut Montaigne, mars 2021 (https://www.institutmontaigne.org/publications/filiere-sante-gagnons-la-course-linnovation).(Retour au texte 13)
14 | « National survey of telemedicine education and training in medical schools in France », Journal of Telemedicine and Telecare, Janvier 2019.(Retour au texte 14)
15 | « Santé : la France, terre d’innovation ? », article de l’Institut Montaigne, juin 2020 (https://www.institutmontaigne.org/blog/sante-la-france-terre-dinnovation). (Retour au texte 15)
16 | « E-santé : qu’en pensent vraiment les Français ? », article de l’Institut Montaigne, juin 2021 (https://www.institutmontaigne.org/blog/e-sante-quen-pensent-vraiment-les-francais). (Retour au texte 16)
17 | « Reconstruire le système de santé quoiqu’il en coûte ? », article de l’Institut Montaigne, avril 2021 (https://www.institutmontaigne.org/blog/reconstruire-le-systeme-de-sante-quoi-quil-en-coute).(Retour au texte 17)
18 | « 7 milliards d’euros pour un choc d’innovation en santé ? », article de l’Institut Montaigne, juillet 2021 (https://www.institutmontaigne.org/blog/7-milliards-deuros-pour-un-choc-dinnovation-en-sante).(Retour au texte 18)

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