third
Mai 2019

Numéro Deux

Retrouvez le numéro deux de Third : À la recherche de la Smart City

Third | Mai 2019

« Mon objectif, c’est de redonner prise aux gens sur les données, en leur donnant une manière concrète d’appréhender cette notion évanescente »

Entretien avec Catherine Ramus, Ingénieure Designer chez Orange Labs.

 

Third (T) : Pourriez-vous nous parler de votre formation et parcours, qui vous a conduit à mêler ingénierie et design ? Quels sont les points communs de ces activités qui expliquent que vous les associez aujourd’hui ?

Catherine Ramus (CR) : Je suis ingénieure en optique de formation. C’est comme cela que j’ai débuté ma vie professionnelle et seulement au moment du développement d’un internet plus démocratisé que j’ai bifurqué en me formant à ce nouvel outil au sein du CNET (Centre National d’Études en Télécommunications). J’ai alors approfondi ma maîtrise du code et développé mes compétences techniques. J’ai ensuite rejoint l’Explocentre, un ancien laboratoire de recherche et développement d’Orange, dédié à l’innovation de rupture. C’est là que j’ai rencontré des designers et que j’ai décidé de m’orienter vers la conception de services numériques. J’ai alors suivi une formation en design à l’ENSCI (École Nationale Supérieure de Création Industrielle) qui m’a permis d’allier mes compétences d’ingénieure à celles d’un designer. J’ai pu allier la maîtrise du sous-jacent technique, par nature invisible, au design, qui permet de rendre les choses plastiques et compréhensibles.

L’occasion de combiner cette double-compétence s’est matérialisée en 2012 lorsque j’ai pu conduire un projet intitulé « Empreintes de mouvement » au sein d’Orange dans le cadre de ma formation à l’ENSCI. Ce projet, perçu comme étrange à l’époque mais facilité par la culture de recherche très ouverte d’Orange, visait à rendre visibles les données de connexion à un réseau téléphonique. Il s’agissait d’un exercice de design fondé sur des données qu’on qualifierait aujourd’hui de « personnelles ».

T : Vous avez travaillé sur la matérialisation des données afin de leur donner une existence physique : pourriez-vous nous parler de cette démarche ?

CR : Cette démarche m’est venue naturellement, grâce à l’intérêt que je portais aux technologies émergentes de géolocalisation des personnes au moyen de leurs données de connexion. Ce qui m’intéressait c’était de donner à voir et rendre tangibles les données de géolocalisation pour les montrer au public et souligner ainsi le pouvoir de ces technologies.

T : En 2012, vous vous êtes intéressée aux données de géolocalisation de personnes situées à Paris dans le cadre du projet « Empreinte de mouvement » : quel était l’objectif de la création de ces cartographies tridimensionnelles ?

CR : L’objectif a été de créer des cartes d’un nouveau genre, qui rendent compte du facteur temps dans nos déplacements et qui matérialisent le temps passé par une personne à un endroit donné. L’objectif était de donner du volume aux trajets des personnes qui ont fait partie de l’expérimentation, en prenant en compte le temps passé par une personne, sur la base des données d’antennes émises par le téléphone de ces personnes.

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Ce qu’on voit grâce à ces monticules, notamment en les comparant les uns aux autres, c’est l’importance des déplacements d’une personne dans un environnement urbain. C’est aussi une matière de donner corps et image aux traces que nous laissons lors de nos trajets, qui peuvent être utilisées aisément pour définir nos habitudes, notre âge, voire notre profil sociologique. Derrière cela, on se rend compte que les données, tant qu’elles sont nombreuses, peuvent créer du sens.

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Ce projet montre que les données floues créent un sens précis : il n’est pas nécessaire d’être identifié au mètre près pour qu’on connaisse vos habitudes ou le type de vie que vous menez. Ce qui compte c’est l’accumulation de données et pas nécessairement leur précision.

T : Quelle pourrait être la transposition de cette démarche pour une ville ?

CR : Le projet « Empreinte de mouvement » a donné quelque chose qui peut répondre à votre question : nous avons utilisé « Empreinte de mouvement » pour matérialiser des habitudes de comportement en se fondant sur des données anonymisées de façon irréversible. Nous avons utilisé cette technique pour suivre les déplacements de personnes dans un quartier pilote à Rennes, ce qui a permis tant aux personnes qu’à la Mairie de se rendre compte du potentiel des données. Nous avons réalisé une « empreinte » collective de tous ceux qui ont participé à l’expérimentation, tous issus du même quartier, permettant au Maire d’acquérir une meilleure connaissance du profil de déplacement de ce quartier. Pour les personnes ce fut aussi l’occasion de bénéficier d’une représentation en trois dimensions de leur profil collectif de déplacement.

T : En 2015, vous avez réalisé le projet « SonaR » qui permet de visualiser une carte de Paris par le double prisme des antennes mobiles matérialisant des individus et des couleurs pour donner une idée du nombre : pourriez-vous nous en dire plus ? Pourquoi être passée du mouvement au son ?

CR : SonaR c’est un projet autour d’un autre type d’empreintes : celles laissées par nos téléphones lorsque nous passons un appel, envoyons un sms ou envoyons un tweet. Chacun de ces actes envoie une requête et « active » le réseau téléphonique d’Orange. Cela rend chacun visible, tant qu’il utilise son téléphone et la collecte de ce type de données permet de visualiser l’activité d’une ville de manière assez précise. (cf. images 1 et 2)

Les plans reflètent très bien cette distinction entre un jour ordinaire et un jour historique dans Paris.

C’est l’usage de notre téléphone qui permet cela : les données de connexion que nous créons sont un reflet de ce qui se passe dans une ville et de notre manière d’y réagir. Là où « Empreintes de mouvement » parle des individus, « SonaR » parle des données collectives pour parler d’une ville. C’est une manière très dynamique de matérialiser les données.

Pour aller encore plus loin, nous avons associé des sons aux évènements qui sont captés par les antennes d’Orange : les sms, les appels et les données consommées se sont vues attribuer un son spécifique, que nous avons également distingué selon les quartiers.

À l’inverse de la démarche des « Empreintes de mouvement », celle de « SonaR » est plus vivante car le travail de collecte des données et l’association à des sons permet de restituer l’activité d’une ville à dix minutes près. L’objectif était de représenter une ville « maintenant », là où les données de déplacement ne permettaient de restituer les choses qu’a posteriori.

T : Qu’est-ce qui vous intéresse dans cet effort que représente le passage d’une donnée « immatérielle » à une représentation physique de ces données ? Est-ce une manière de donner du « corps » et de l’importance à un individu de plus en plus anonyme et chosifié par la révolution numérique ?

CR : C’est une manière de « redonner la main » aux gens, qui sont majoritairement dépourvus des réflexes d’hygiène essentiels et de la connaissance concernant les données personnelles qu’ils laissent, l’usage qui peut en être fait et la manière de limiter ces traitements. Au fond, c’est une partie de l’éducation qui n’est pas faite, ce qui est dangereux dans la durée. L’individu perd toute prise sur ce qui se passe.

Le design est essentiel pour expliquer les choses complexes : aujourd’hui l’hégémonie des GAFA se joue également sur la manière dont ces entreprises exposent, présentent et mettent en forme ce qu’elles font des données de leurs utilisateurs. De ce point de vue, Google a créé un design qui montre les choses de manière très froide, très complexe, qui désintéresse immédiatement la personne qui veut creuser la manière dont ses données sont traitées. C’est un aspect fondamental de la stratégie de l’entreprise et c’est plus complexe et intelligent que de simplement « noyer le poisson » car cela repose fondamentalement sur des données désincarnées. Or, selon moi, l’essentiel pour permettre à une personne de comprendre ce qui est à l’œuvre dans un processus de collecte de données, c’est de l’incarner et donc d’utiliser un exemple très précis et humanisé.

Mon objectif, c’est donc de redonner prise aux gens sur les données, en leur donnant une manière concrète d’appréhender cette notion. Aujourd’hui les gens savent qu’on collecte et traite leurs données personnelles mais peu ont véritablement compris ce que cela signifiait. Il faut donner à voir d’abord : selon moi, tant qu’on n’a pas vu les on n’a pas compris ce qu’elles signifient véritablement. Mon objectif c’est toujours de créer ce « tilt » qui va permettre aux gens de faire des choix plus éclairés.

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T : Avez-vous travaillé à de nouvelles installations plastiques pour appréhender les flux immatériels des villes ? Quels sont les nouvelles perspectives qui s’ouvrent à vous ?

CR : La ville est un terrain de prédilection pour le travail sur les données personnelles : c’est là que se concentrent les flux et que s’exercent toutes les techniques modernes d’exploitation des données personnelles.

Après SonaR, j’ai commissionné et participé à un projet intitulé « HackGoBlack » (littéralement « Hackez, disparaissez ») qui a consisté à créer une mallette d’accessoires permettant de « hacker » ou « pervertir » un smartphone à travers différentes techniques, de sorte qu’il cesse, en tout ou partie, d’enregistrer nos vies. Cette mallette contient par exemple de quoi créer une « cage de Faraday », qui permet de rendre le téléphone muet, empêcher toute transmission de signal et donc de « disparaître de la carte ».

La démarche était de montrer qu’il existe des techniques permettant de confondre, tromper ou rendre muet notre smartphone et donc de faire obstacle à la transmission permanente de nos données personnelles. Les objets contenus dans la boîte permettent de voir comment détourner ou empêcher une collecte de données mais, surtout, ils donnent à voir la technicité et le pouvoir d’un smartphone.

C’est aussi une manière faire réagir (donc d’éduquer) et de montrer qu’on peut être acteur face au smartphone, un objet qui représente bien le contrôle grandissant de nos vies par les données.

T : Que vous inspire la ville intelligente (Smart City) ? Plus particulièrement, avez-vous une image positive ou négative de la Smart City ? Quels types de projets rêveriez-vous de conduire dans la ville de demain ?

CR : La ville intelligente est selon moi le lieu où les données apportent une efficacité maximale en raison de la concentration de technologie et de population dans l’espace urbain. Quand on

comprend que tout est transformable en données, on s’approche de l’efficacité maximale. La Smart City que j’ai en tête c’est un monde hyper calculé où tout peut être prévu…

Mon ambition dans la ville intelligente serait de bonifier la donnée. Afin d’éviter que la smart city de demain soit peuplée de personnes passives, idiotes et subissant totalement les services qui leur sont vendus comme des manières de simplifier leur vie. Les données sont aujourd’hui uniquement pensées pour optimiser. On peut en faire d’autres choses : par exemple, s’en servir pour éduquer.

L’ouverture des données est elle-aussi un sujet important : si on ouvrait les données, beaucoup de gens feraient des choses différentes, certaines productives, d’autres artistiques, d’autres éducatives. La donnée n’en serait pas réduite à servir les objectifs d’efficacité et de calcul des entreprises et de l’administration.
 

L’œil de la revue Third

 
Cet entretien est le résultat de notre rencontre marquante avec Catherine Ramus. Nous parlons beaucoup de données, qu’elles soient personnelles ou non, dans notre quotidien chez Parallel Avocats et le travail de Catherine Ramus nous a permis de donner du corps à cette réalité. La matérialisation des données, par le biais des différentes installations qu’elle imagine et réalise avec ses équipes, offrent une perspective différente et émouvante sur les enjeux des données. Nous espérons que vous partagerez aussi cette prise de conscience.



1. Cahier de recherche «Empreinte de mouvement», Orange Labs, 2012. (Retour au texte 1)
2. Cahier de recherche «Empreinte de mouvement», Orange Labs, 2012. (Retour au texte 2)
3. Écoutez l’empreinte sonore de la journée du 15 avril 2015 : https://soundcloud.com/user-410507709/sonar-15042015-tous. (Retour au texte 3)
4. Écoutez l’empreinte sonore de la journée du 11 janvier 2015 : https://soundcloud.com/user-410507709/sonar-11012015-tous. (Retour au texte 4)

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