Numéro Deux
Retrouvez le numéro deux de Third : À la recherche de la Smart City
Retrouvez le numéro deux de Third : À la recherche de la Smart City
Dans l’économie numérique, le lien direct avec le client devient clef, et la manière de le conquérir est de lui proposer des offres sur-mesure, en temps réel et « packagées », agrégées sous forme de « bouquet de services ». Ces nouvelles offres visent à offrir plus de simplicité d’usage à l’habitant-usager-consommateur : plus besoin par exemple d’acheter les différents tickets de manière fragmentée, ni de se préoccuper de la coordination des horaires ou de la compatibilité des dates. La fréquence des interactions avec l’habitant-usager-consommateur doit permettre également de mieux le connaître et de lui proposer les offres les plus adaptées à ses attentes. La nouvelle stratégie d’Accor est conçue en ce sens : « Amazon a un contact avec ses clients environ deux fois par semaine, Facebook, trois à quatre fois par jour […] Dans l’hôtellerie, nous n’avons que quelques interactions par an avec un même client »4.
Plus simples donc pour l’habitant-usager-consommateur5 , ces offres intégrées sont en revanche beaucoup plus complexes à mettre en œuvre par ceux qui les fournissent. Il s’agit même d’une rupture radicale.
D’abord parce que cela conduit à des recompositions fortes des chaînes de valeur historiques. Par exemple, dans la Ville, la démarcation, traditionnellement structurante, entre offres publiques et privées devient de plus en plus floue. Le MaaS de Mulhouse agrège aussi bien des services qui sont proposés par les collectivités, en régie ou en concession, que des services produits par des entreprises privées (JCDecaux pour les Vélocités, Médiacycles, Indigo et Citivia pour les parkings), voire par les habitants eux-mêmes (qui produisent le co-voiturage – avec la « multitude6 », l’habitant-usager-consommateur devient producteur de données mais aussi des places sous-utilisées dans sa voiture). Les frontières sectorielles sont également de plus en plus poreuses, avec en particulier un brouillage entre les offres de services urbains et non urbains. Accor, à nouveau, en est une illustration. Il ne se contente plus seulement d’être un hôtelier, mais se développe dans les services de proximité (conciergerie, petit-déjeuner à emporter, expériences bien-être), avec son offre « Accor Local »7 .
Ensuite, ces solutions intégrées sont plus compliquées à mettre en œuvre, précisément parce que les frontières (entre public et privé, entre secteurs) qui nécessitent d’être abolies, continuent, pour le moment, de structurer le positionnement des acteurs. Même les plus grands groupes ont du mal à intervenir en solitaire. Et chacun doit travailler avec d’autres. A Mulhouse, Transdev, on l’a vu, intervient avec Indigo ou JCDecaux. De même que ce sont plusieurs groupements qui ont répondu à l’appel d’offres lancé par Angers Loire Métropole pour la conception et la réalisation du projet de territoire intelligent8 : EDF répond notamment avec Veolia ; Vinci avec Orange, Saur et Cegelec ; Inéo avec Suez et La Poste ; Bouygues avec Aximum9 .
Dans un bouquet, il n’y a pas que le choix des fleurs qui compte. Sont aussi des éléments de choix du bouquet ou du fleuriste la qualité du papier d’emballage, la couleur du lien de raphia qui les réunit, les modalités de livraison, les modalités de paiement, le programme de fidélité ou le sourire du fleuriste. De la même manière, les « briques » qui composent les bouquets de services aux habitants des villes ne se limitent pas seulement à ce qui est spécifique à tel ou tel service (par exemple les infrastructures de transport pour un MaaS), mais intègrent de plus en plus des briques permettant l’échange d’informations, montantes et descendantes, avec les habitants-usagers-consommateurs, ou des briques de système de paiement. Alors que traditionnellement la maîtrise d’un service dépendait essentiellement de la maîtrise des infrastructures, ces briques, positionnées, à l’aval de la chaîne de valeur, sont de plus en plus celles qui permettent de capter le plus de valeur. En d’autres termes, c’est à l’aval que se joue la captation de valeur.
Avec la constitution de ces bouquets, on voit ainsi fleurir de nouveaux écosystèmes de partenaires. Pour le moment, ceux-ci ne sont pas encore figés, chacun teste ses alliances, et il y a pour le moment autant d’écosystèmes partenariaux qu’il y a d’offres. Mais sans doute une phase de stabilisation, voire de consolidation, va-t-elle s’amorcer. En attendant, la question-clé est celle de savoir qui agrège l’écosystème de partenaires. Pour dessiner ces profils d’agrégateurs, il nous semble qu’il faut raisonner sur la base de ce que nous avons appelé11 les « facteurs d’agrégation », c’est-à-dire les ressources-clés nécessaires à la production de la proposition de valeur. Trois principales se dégagent dans la Ville : les données usagers, les infrastructures et le foncier. Ceux qui les maîtrisent peuvent endosser un rôle d’agrégateur qu’ils n’avaient pas nécessairement auparavant.
Les données usagers sont le facteur d’agrégation classique des principales plateformes du numérique (notamment Google et Amazon), mais aussi des entreprises qui basculent d’un modèle « pipeline » à un un modèle « plateforme », à l’image de la SNCF avec OuiSncf, ou de Nexity qui affiche son ambition de devenir une plateforme de services. La brique « système de paiement », encore peu structurante en France des modèles d’agrégation par les données usagers, est devenue déterminante en Asie : les briques « Alipay » (Alibaba) ou « WeChat pay » (Tencent) sont un facteur d’agrégation essentiel12 .
Les infrastructures sont le point d’entrée à partir duquel les opérateurs de réseaux traditionnels agrègent une multitude de services complémentaires tournés autour de l’usager, comme on le voit avec Transdev et le « compte mobilité » à Mulhouse.
Enfin, le foncier est le troisième facteur d’agrégation, qui permet notamment l’émergence des opérateurs immobiliers comme agrégateurs de nouvelles offres de services. À partir de l’aménagement d’un nouvel îlot, et de plus en plus, d’un macro-lot, ils intègrent les nouveaux services urbains autour notamment de l’énergie, de la mobilité et des services de conciergerie, et préfigurent l’émergence d’opérateurs de services urbains à l’échelle de quartier, qui sont d’autant plus essentiels que l’aménagement et l’immobilier ne peuvent plus se contenter de produire des mètres carrés mais doivent permettent de vivre dans ses quartiers, et donc d’activer des usages.
Une fois qu’un opérateur se positionne comme agrégateur, la question est de savoir s’il produit lui-même les briques qu’il agrège. Depuis l’automne 2017, la SNCF se présente comme « une entreprise de plates-formes » agrégeant différents types de services, du train au VTC en passant par le car. Mais alors qu’initialement la SNCF avait cherché à produire elle-même le bouquet de services de transport qu’elle entend proposer (avec Ouibus, LeCab, iDvroom et Ouicar), le partenariat avec BlaBlaCar en novembre 2018 témoigne d’une évolution stratégique : désormais la SNCF fera plus faire qu’elle ne fera elle-même13 . Cette question de « qui produit les briques qu’un opérateur agrège » est éminemment stratégique et augure d’évolutions surprenantes. Par exemple, un opérateur immobilier qui, à l’image d’un Nexity, viserait à se développer sur le logement comme service14 , doit-il encore produire lui-même les mètres carrés qui composent le bouquet de services qu’il propose à ses clients ?
Ces questions de « qui agrège », « qui est agrégé » et « comment on agrège », sont aujourd’hui au cœur de la stratégie des entreprises, qu’elles cherchent à piloter des écosystèmes partenariaux ou à être embarquées dans ceux-ci. Elles doivent interpeller les collectivités locales.
D’abord, parce que ces nouveaux agrégateurs les concurrencent potentiellement dans leur propre offre de services. Comme on l’a vu, les MaaS peuvent être orchestrés par la puissance publique (par exemple Mulhouse), mais ils peuvent l’être par d’autres acteurs. Par exemple, à Helsinki, patrie du premier MaaS européen, l’agrégateur est une société privée, Whim, agissant sans mandat particulier de la ville. Mais si à Helsinki, cela semble répondre au choix public15 , on peut imaginer d’avoir des systèmes de MaaS qui se développent de manière concurrente avec les offres de transport publics. D’autant que les agrégateurs sont des acteurs qui se placent le plus en aval possible pour intégrer au maximum l’amont de la chaîne, en venant ponctionner les maillons d’avant, selon une logique analogue à celle des « centrales d’achat » dans le domaine de la distribution. Cette question de la concurrence entre offres privées et publiques se pose de manière d’autant plus cruciale que la concurrence se joue pour partie sur les prix, or les modalités de tarification sont radicalement différentes selon les catégories d’acteur dont l’offre émane16. On peut en particulier se demander si la forte individualisation de la tarification que permet la révolution numérique est compatible avec la notion de commun et l’existence d’une communauté17.
Ensuite, un autre sujet sur lequel les collectivités doivent être vigilantes est celui de l’interopérabilité. Jusqu’à présent, ces écosystèmes partenariaux étaient en reconfiguration permanente, mais une phase de consolidation devrait s’amorcer. De même qu’Apple refusait initialement toute interopérabilité de ses services et produits avec ceux de ses concurrents18 , peut-on imaginer que demain, on habitera dans une ville Eiffage ou une ville Alibaba ?
Vocabulaire réservé aux spécialistes il y a encore quelques mois, le terme de « MaaS » devient de plus en plus d’usage courant. Mais c’est plus largement la Ville dans son ensemble qui devient comme un service : l’élargissement du périmètre des services urbains et le glissement de la valeur vers l’aval, qui sont au cœur d’une approche de plus en plus usager-centrique, concernent de fait tous les services urbains. La Smart City devient un bouquet de services composé en fonction de l’usager final.
L’art de composer et de vendre les bouquets devient alors un élément essentiel. Alors que le paysage des services urbains devient à la fois plus fragmenté et plus imbriqué (les acteurs et les offres se multiplient, mais leurs interdépendances se renforcent : chaque opérateur a besoin des autres pour continuer à fonctionner), la question-clé est : qui gouvernera les écosystèmes urbains (de) demain ?
Comment exploiter les services essentiels au fonctionnement d’une ville dans la Smart City ? Quelle organisation privilégier ? C’est à ces questions que répondent de manière brillante Isabelle Baraud-Serfaty, Clément Fourchy et Nicolas Rio, également co-auteurs d’une étude sur les nouveaux modèles économiques urbains.
1. Carine Staropoli et Benoît Thirion sont également les auteurs de la note « Smart city : quelles relations public-privé pour rendre la ville plus intelligente ? » rédigée pour la Fondation Terra Nova.(Retour au texte 1)
2. C. Chevrier, « La Smart City, du rêve à la réalité », La Gazette des Communes,30 novembre 2018.(Retour au texte 2)
3. Article L. 2171-1 du code de la commande publique. (Retour au texte 3)
4. Articles R. 2172-20 à R. 2172-32 du code de la commande publique. (Retour au texte 4)
5. « Même si la surenchère technologique rend souvent nos vies plus complexes au lieu de les simplifier », Éric Le Boucher, dans « Trop compliqué pour voler », Les Échos, 15/16 mars 2019. (Retour au texte 5)
6. « L’âge de la multitude », Nicolas Colin, Henri Verdier, Colin, 2016. (Retour au texte 6)
7. https://www.accorlocal.com/ (« Profitez de l’hôtel sans y dormir »). (Retour au texte 7)
8. Marché public global de performance relatif à la conception et réalisation du projet de territoire intelligent. (Retour au texte 8)
9. Dans cet exemple, le client est la collectivité, dans une logique B to G to C (Business to Government to Customer). (Retour au texte 9)
10. https://www.slideshare.net/insam/maas-global-helsinki-2016. (Retour au texte 10)
11. Notre publication « Qui gouvernera la Ville (de) demain ? ». (Retour au texte 11)
12. Il sera intéressant d’observer l’arrivée d’Alibaba en France à l’occasion des JO de Paris 2014 (Alibaba est un des top sponsors mondiaux du CIO). À noter par ailleurs que Google Pay a fait son entrée en France en décembre dernier. (Retour au texte 12)
13. « Le mariage Ouibus-BlaBlaCar, symbole de la révolution des transports », Benoît Georges, Les Échos, 19 novembre 2018. (Retour au texte 13)
14. « Aujourd’hui, la vie est comme cela, ou « le logement comme service » » – Revue Sur-Mesure – Juillet 2018 : http ://www.revuesurmesure.fr/issues/habiter-des-desirs-au-projet/aujourdhui-la-vie-est-comme-cela. Plus largement sur l’immobilier comme service: « Space as a Service: The Trillion Dollar Hashtag » – Anthony Slumbers – Propmodo megatrends – 14 janvier 2019 – https://www.propmodo.com/space-as-a-service-the-trillion-dollar-hashtag/. (Retour au texte 14)
15. « Si la plateforme de mobilité est possédée par un gros acteur public auquel se connectent les opérateurs privés, ça n’induit pas suffisamment de changement des mentalités, ça ne laisse pas assez de place à l’innovation » – Anne Berner, Ministre des Transports de Finlande, citée dans « À Helsinki, la mobilité en un clic », Le Monde, 24-25 septembre 2018. (Retour au texte 15)
16. Par exemple, même si la situation tend à évoluer, le tarif d’un service public est traditionnellement plutôt construit dans une approche de couverture des coûts du service que dans une approche d’attraction de l’usager. Alors que les tarifs des plateformes numériques sont souvent dynamiques, les tarifs publics sont statiques : leur niveau est décidé par l’exécutif de la collectivité à une périodicité généralement supérieure à un an. (Retour au texte 16)
17. « Financer la ville à l’heure de la révolution numérique », I. Baraud-Serfaty, C. Fourchy, N. Rio, Revue Esprit, 2017. (Retour au texte 17)
18. Steve Jobs demandait à Apple de «lier tous nos produits ensemble, pour enfermer plus encore nos clients dans notre écosystème». https://www.numerama.com/magazine/29005-apple-steve-jobs-strategie-ecosysteme-email-courriel.html. (Retour au texte 18)