third
Mai 2021

Numéro six

Retrouvez le numéro six de
Third : Le numérique peut-il sauver la démocratie ?

Third | Mai 2021

« Il reste à inventer les outils et principes qui demain permettront de dessiner, dans l’espace numérique, la voie d’une gouvernance équilibrée »

 

Entretien avec Pauline Türk, professeure de droit public à l’université Côte d’Azur.

 
Third (T) : Avec le numérique, l’économie, les relations humaines et notre rapport aux choses évoluent profondément. La vie démocratique est, elle aussi, directement concernée par cette transition technologique. Quelles sont les interactions entre « démocratie » et « numérique » ?

 
Pauline Türk (PT) : La démocratie, c’est le peuple qui s’autogouverne de façon à protéger et respecter les droits et libertés fondamentaux des citoyens, tant pour ceux qui font partie de la majorité que pour ceux qui font partie des minorités. À cet égard, la démocratie est considérablement bouleversée par les technologies numériques. Pour le pire, si l’on songe aux conséquences de la désinformation sur l’opinion publique (fake news, complotisme), au déferlement de haine sur les réseaux (contenus illicites, harcèlement, revenge porn), à la manipulation de l’électorat ou au cloisonnement des groupes d’opinion par l’effet des traitements algorithmiques (« bulles de filtre ») par exemple, qui sont autant de défis pour nos démocraties. Mais pour le meilleur, aussi, ce qui s’illustre à trois niveaux :

1/ Une vivification de la démocratie représentative : la démocratie représentative désigne le fait que le peuple se choisit des représentants qu’il élit pour le gouverner, élaborer les lois et décider en son nom. Les parlements recourent de plus en plus aux outils numériques, qui permettent l’information et la consultation des citoyens sous différentes formes (démarche e-parlement). Très concrètement, des lois élaborées ces dernières années ont été inspirées par les opinions des citoyens exprimées par la voie numérique, voire avec leur participation. En France, on cite souvent la Loi pour une République Numérique dite « loi Lemaire » (2016), à l’occasion de laquelle les citoyens étaient appelés à contribuer sur une plateforme en ligne, dans une logique de crowdsourcing (on dénombre 150.000 votes, 21.000 contributeurs et 8.500 contributions concrètes). D’autres processus législatifs ou débats parlementaires ont été nourris de ces contributions numériques, telle la consultation sur l’euthanasie en 2015, organisée sur une plateforme numérique de l’Assemblée nationale (qui avait recueilli 12.000 contributions) ou, plus récemment, la consultation numérique lancée dans le cadre des états généraux de la bioéthique (29.000 personnes y ont participé).

Si, pour l’instant, au regard du nombre et du manque de diversité des contributeurs, les effets restent assez limités, il y a là une piste de revivification de la démocratie représentative, grâce à de nouvelles perspectives d’interaction entre les représentants et les citoyens qu’ils représentent, ces derniers étant de façon générale mieux associés aux délibérations. Dans de nombreuses démocraties, les potentialités ouvertes par les plateformes en ligne, animées par les assemblées parlementaires ou extérieures à elles, peuvent contribuer à combler le « fossé » qui s’est creusé entre élus et citoyens.

2/ Le développement de la démocratie participative : dans une perspective parallèle, selon que l’on considère la participation des citoyens comme complémentaire ou concurrente de celle des représentants, l’avènement du numérique ranime le projet de faire intervenir les citoyens directement dans les processus démocratiques. Les citoyens sont encouragés à prendre des initiatives (proposer des lois, signer des pétitions, proposer ou soutenir des amendements, réclamer un référendum, s’exprimer et saisir l’opinion publique d’un certain nombre de sujets). Signe de cette tendance et d’un certain volontarisme politique en la matière, la loi organique du 15 janvier 2021 est venu rénover le Conseil économique, social et environnemental (CESE) pour en faire le « carrefour des consultations publiques ». Le CESE revisité devra faire vivre la démocratie participative, organisant des consultations, et, à côté du tirage au sort de panels, le recours aux plateformes numériques sera probablement une des options privilégiées.

S’agissant de la responsabilisation des citoyens, du développement du crowdsourcing en matière de décision publique et de la promotion de l’initiative populaire, deux exemples intéressants tiennent dans le projet (non abouti) d’élaboration de la constitution islandaise de 2011 (« wiki-constitution » conçue selon une démarche collaborative, via une plateforme numérique) et dans l’instauration de « l’initiative citoyenne européenne » entrée en vigueur en 2012, qui permet à un million de citoyens européens d’appeler la Commission européenne à légiférer sur un sujet donné. Pour l’instant décevant, ce mécanisme pourrait être redéployé grâce au développement d’une plateforme dédiée à la participation numérique transnationale, co-gérée par la Commission et la société civile.

La réflexion concernant les outils technologiques mobilisables au service de la démocratie (civic tech), impliquant un rôle renforcé des citoyens, se développe à travers le monde. Si l’expérimentation reste encore timide, ces outils sont voués à prospérer.

3/ Les droits et libertés numériques : la démocratie repose aussi et principalement sur la protection des droits et libertés des citoyens, y compris vis-à-vis des autorités politiques. Sur ce terrain, la révolution numérique se traduit par un renouvellement profond de l’exercice et des contours de certains droits et libertés (liberté d’expression, droit à la vie privée, droit à l’information, liberté d’entreprendre, liberté de communication, etc.), et par l’émergence de nouveaux droits et libertés (liberté d’accès à internet, droit à la déconnexion, droit à l’oubli ou au déréférencement, droit à consentir au traitement de nos données, droit à la portabilité des données), que l’on peut qualifier pour certains de fondamentaux (droit à l’autodétermination informationnelle, droit à la protection des données personnelles). Ces droits nouveaux sont partiellement ou non, à différents niveaux (national, européen, international), en cours de consécration (jurisprudence des cours constitutionnelles et européennes, Règlement général de protection des données dit « RGPD » européen, Constitutions nationales et projets de « déclarations des droits du numérique », etc.). Un champ immense d’exploration s’ouvre à nous sous cet angle.
 

T : La promesse de démocratie directe faite par le numérique place l’individu au centre et on constate un affaiblissement du collectif. Le numérique conduit-il à saper la démocratie en glorifiant l’individu ?

 
PT : C’est une question légitime car la démocratie conçoit le peuple en corps. La conception moderne de la démocratie s’appuie sur l’idée selon laquelle les processus démocratiques doivent permettre de faire aboutir la volonté commune du peuple, exprimée par le vote majoritaire. Cela implique une approche collective des problématiques. Or, si l’individualisme a progressé dans nos sociétés contemporaines (voir les travaux de Zygmunt Bauman sur la « société liquide »), le développement du numérique est également un moteur poussant l’individu à l’émancipation (concept « d’empowerment »). Le citoyen est amené à reprendre le contrôle, à défendre ses idées, à faire valoir ses droits, ses opinions, défendre ses propres données, à reconnaître et protéger son identité numérique. Il y a donc un retour sur soi qui est assez net. On demande au citoyen de donner son avis sur les plateformes, de liker, de contribuer, de soutenir un amendement, de faire connaître les éléments en sa possession. En somme, les citoyens sont responsabilisés, invités à donner leur avis sur tout (et n’importe quoi) et ceci sans médiation, c’est-à-dire hors parti politique, syndicat ou association, selon une logique « horizontale » qui abolit les hiérarchies. Cela constitue sans doute une formidable opportunité pour la démocratie, même si cela n’est pas sans risque.

Il est vrai que jusqu’à récemment, la parole du citoyen était très médiatisée. On ne pouvait toucher un public qu’en passant par un média, un journaliste, en étant porté par un parti politique ou en étant le porte-parole d’une organisation. Désormais, la parole est libérée et chacun peut dire tout ce qu’il pense. L’idée selon laquelle toutes les opinions se valent se développe. Le citoyen doit se réapproprier la maîtrise de son destin et repenser le rôle qu’il entend jouer dans le fonctionnement de la démocratie. De ce point de vue, on constate donc clairement un retour à l’individu et une promotion du citoyen actif.

En conséquence, il y a une possibilité de détachement par rapport à l’État, qui est le cadre classique de l’exercice du pouvoir politique. La défiance envers le gouvernement peut s’accentuer. Les considérations relatives aux frontières ont tendance à s’atténuer. Les activités que l’on mène sur internet ne se heurtent pas à des frontières géographiques et la délimitation de l’espace dans lequel l’État exerce son autorité perd un peu de sa substance. De même, la révolution numérique emporte également une forme de dilution du lien à la communauté nationale, concurrencé par la recherche d’autres communautés, plus internationalisées (Facebook a ses propres règles de vie en collectivité virtuelle, sa propre politique en matière de liberté d’expression, veut se doter de son propre juge, etc.). Lorsque l’on trouve d’autres communautés dans lesquelles s’épanouir et où se nourrir de services (information, transport, commerce, monnaie, enseignement, culture), l’autorité de l’État, et donc le collectif, en pâtit au profit de l’individu qui va chercher son intérêt là où il peut le trouver. Le « pacte social » (obéissance aux lois de l’État et paiement de l’impôt en contrepartie d’une protection et d’autres services rendus par l’État) peut en être fragilisé.

Pour en revenir aux effets pervers et aux risques également encourus par la démocratie, lorsque chacun peut dire et écrire ce qu’il veut, échappant facilement au cadre législatif fixé par l’État (grâce à l’anonymat, aux pseudos, à la difficulté d’exercer une « police de l’expression » sur les réseaux sociaux) et cela a des conséquences : harcèlement, haine sur les réseaux, fake news, deep fake, complotisme (qui prend des proportions que l’on n’aurait pu imaginer, notamment aux États-Unis avec la mouvance Qanon). L’individu pense avoir son opinion, être autonome dans ses propositions mais en réalité, par l’effet des « bulles de filtres », les individus sont manipulés par les algorithmes, confortés dans leurs opinions par des informations qui sont sélectionnées pour leur plaire. Le résultat est que l’individu se croit libre et informé, mais il ne l’est pas, car il reçoit les informations et construit sa pensée sur la base de ce que les algorithmes ont décidé de porter à sa connaissance, ce qui est une limite à la démocratie. Ainsi, rien n’est plus sûr, il y a une défiance qui s’installe envers les institutions et les médias. Il y a aussi une forme d’isolement des courants de pensées, une uniformisation de l’information alors qu’on se croit informé de façon pluraliste.
 

T : Le numérique est cependant porteur de plus d’horizontalité dans la vie démocratique et semble réactiver le rêve d’une démocratie directe où les citoyens pourraient décider de leur avenir sans représentants. Qu’en pensez-vous ?

 
PT : La forme la plus pure de la démocratie est souvent illustrée par la démocratie athénienne, période soi-disant idéale où les citoyens de la cité se réunissaient régulièrement sur l’agora pour délibérer et décider ensemble des affaires de la cité. Par la suite d’autres auteurs et penseurs ont partagé cette aspiration à une démocratie directe ou semi-directe, comme Jean-Jacques Rousseau qui imaginait tous les citoyens à égalité, tous « co-souverains » et en responsabilité de délibérer ensemble et de décider des affaires de l’État.

Mais en réalité cette démocratie-là n’est pas possible. Déjà parce qu’à Athènes, tous n’étaient pas citoyens, à charge pour les esclaves de faire prospérer la cité et aux femmes de tenir les maisons pour permettre aux citoyens de se consacrer à leurs devoirs démocratiques. Mais surtout, comme Rousseau l’admettait lui-même, la démocratie directe n’est pas praticable dans des États d’une certaine taille, lorsque la démographie dépasse un certain seuil : il n’est alors pas possible de réunir les citoyens à intervalles réguliers pour délibérer. Pour ces raisons notamment, on a inventé la démocratie représentative.

Or, depuis la révolution numérique et notamment les applications collaboratives, cette impossibilité matérielle est levée, parce qu’il devient possible, grâce aux plateformes dématérialisées, qui sont des sortes d’agora virtuelles, de réunir des citoyens, de façon gratuite, facile, avec un engagement coût/temps/énergie assez réduit. Chacun se connecte, s’exprime, se positionne lorsqu’il en a la disponibilité et après s’être informé. On a donc la possibilité, en théorie, de réinstaurer une forme de démocratie semi-directe.

Pour autant, la réalité est bien différente parce que, au-delà des perspectives enthousiasmantes, les premières expériences montrent que tous les citoyens ne participent pas, loin de là. La problématique n’est pas tant de pouvoir connecter les gens que de les faire s’intéresser aux affaires politiques. L’exemple de la constitution islandaise est assez révélateur : le nombre d’islandais à s’être effectivement intéressés au processus de rédaction de la constitution reste assez faible (moins de 2% de la population, qui est pourtant l’une des plus connectées au monde).

Ensuite, se pose le problème du sort des contributions. En pratique, la prise en compte de ces contributions apparaît assez limitée. Il y a également le risque d’une forme de gadgétisation de ces outils. Le citoyen pleinement investi grâce à la possibilité de cliquer ses choix sur une plateforme est un mirage. C’est dans les idées que l’on a envie de défendre, les débats auxquels on participe, l’attention et le temps qu’on est prêt à y consacrer que la citoyenneté active se joue. Les outils numériques ne peuvent pas tout. La démocratie représentative a donc de beaux jours devant elle.

Pour autant, certains modèles nouveaux se font jour : on peut souligner l’intérêt de la réactualisation de certaines démarches, comme la démocratie délégative (Bryan Ford), imaginée comme un système politique très ouvert où les individus, autonomes, peuvent décider de voter eux-mêmes ou de déléguer leur vote au cas par cas, selon leur intérêt, les sujets ou leur niveau d’expertise. Les délégations peuvent être transférées (et ainsi sous-déléguées) à d’autres plus compétents, ou révoquées à tout moment. On parle aussi de démocratie « liquide », au regard de la fluidité du mécanisme de délégation, à la lumière des travaux déjà cités de Bauman. Ce modèle est expérimenté par les partis pirates en Europe grâce à des plateformes dédiées.

Si le vieux rêve de la démocratie semi-directe ou directe réapparait, il faut rester réaliste et se garder de remettre en cause la démocratie représentative, qui a fait ses preuves. La complémentarité est plus intéressante dans un premier temps.
 

T : Nous évoquons depuis le début de cet entretien l’individu, les technologies mais nous parlons assez peu de l’État et de ses institutions. Est-ce parce que, dans le monde numérique, il serait possible de concevoir une démocratie sans État ou structure institutionnelle ?

 
PT : On arrive ici à un nouveau stade de la remise en cause de l’État comme cadre d’exercice du pouvoir politique et de la protection des libertés. Car les phénomènes numériques se conçoivent assez peu à l’échelle des États. Il suffit d’observer les processus d’élaboration des règles et standards dans l’espace numérique, ou de s’intéresser à l’efficacité de la protection des données : c’est souvent à l’échelle européenne ou même internationale que l’on envisage de façon réaliste une régulation du fonctionnement des réseaux.

Ce n’est pas le premier des coups qui est porté à l’État. On le sait, depuis le XXème siècle, le développement des organisations supra-nationales, la mondialisation de l’économie, l’internationalisation des problématiques avaient déjà ouvert ce processus. Mais il est vrai que les réseaux numériques accélèrent les phénomènes de globalisation et remettent en question la place et le rôle des États dans le fonctionnement de nos sociétés.

La globalisation du droit a des effets sur la théorie démocratique qui ne retient plus l’État comme seul et unique cadre de la réflexion (cf. théorie du droit constitutionnel global, qui imagine comment transposer aux organisations internationales les principes démocratiques). Dans une ère « post-westphalienne » et à l’heure de la dématérialisation des communications transnationales qui diluent les frontières, les sociétés humaines se projettent plus facilement dans d’autres modèles de gouvernance, face à des États concurrencés et fragilisés.

De nouveaux acteurs s’imposent dans la gouvernance mondiale des réseaux, au premier rang desquels les multinationales américaines (GAFAM) qui ont la puissance nécessaire pour résister au pouvoir des États. Illustration symbolique de ce nouveau jeu multi-acteurs, le Danemark a décidé d’envoyer un ambassadeur auprès des géants du numérique de la Silicon Valley, comme on le fait d’habitude auprès des États avec lesquels on souhaite entretenir des relations diplomatiques. Certains dirigeants de ces géants économiques ne cachent pas leur ambition de supplanter les États dans la fourniture de certains services. Ainsi, le respect des lois, le paiement de l’impôt, contreparties de services rendus (sécurité, protection des libertés, services publics) peuvent, à terme, être remis en cause.

Ce qui amène à la question, très à la mode, de la « souveraineté numérique » : qui gouverne ce monde numérique ? Qui a le pouvoir de s’y faire obéir ? À quelles règles sommes-nous soumis et quels en sont les auteurs et le fondement légitime ?

Il y a là une problématique essentielle : rappelons que les principes de la démocratie ont été acquis de haute lutte face à des gouvernements étatiques parfois arbitraires : les peuples ont exigé et obtenu des élections, ont voulu que leurs gouvernements soient légitimes et représentatifs, ont voulu consacrer le principe de responsabilité, de reddition des comptes, de transparence, ont imposé la finalité de la poursuite de l’intérêt général qui doit dicter l’exercice de l’autorité publique. Or, les nouveaux pouvoirs qui s’exercent dans l’espace numérique, avec des conséquences très concrètes dans la vie quotidienne, sont-ils assujettis à ces exigences ? Nous acceptons de nous plier à des règles (CGU, régulation des réseaux, utilisation de nos données) imposées par des entités que nous connaissons mal, et qui ne poursuivent pas nécessairement l’intérêt général, sans que nous nous en préoccupions véritablement. Les scandales (affaire Snowden en 2013, Cambridge Analytica en 2018), la fermeture du compte Twitter de Donald Trump, ou la censure par Facebook de certaines œuvres d’art (« l’Origine du monde » de Gustave Courbet) sont très éclairants. Aujourd’hui, ceux qui décident de ce qui se dit ou de ce qui ne se dit pas, de ce qui peut advenir des attributs de nos identités numériques, ce ne sont plus nos gouvernements élus, mais d’autres instances, non élues, régies par des intérêts privés, sans que le système de gouvernance multipartite des réseaux organisé sur le plan international (faisant intervenir, outre les opérateurs économiques et les États, des organismes spécialisés, des organisations supra-nationales, des forums d’utilisateurs, groupes d’experts, ONG, etc.) permette de garantir un équilibre (une forme de séparation des pouvoirs). On peut ainsi considérer que la démocratie est fragilisée puisque les principes démocratiques ne s’imposent qu’à des gouvernements qui n’ont plus qu’une autorité limitée et concurrencée, et que d’autres entités dotées de pouvoir échappent au contrôle, ne rendent aucun compte et jouissent de monopoles qui les rendent intouchables sur le plan industriel et économique.

Imaginer des formes de sociétés politiques sans État s’est toujours fait. Le caractère transnational de l’espace numérique réactualise le projet. Certains aspirent ou redoutent la formation de communautés d’intérêts régies par des principes propres. Ces préoccupations expliquent les appels à plus de multilatéralisme dans la gouvernance ou à la rédaction d’une charte constitutionnelle du numérique permettant de fixer de grands principes universels qui devraient présider à la gestion de l’espace numérique.
 

T : Face à l’apparition de ces nouvelles règles et paradigmes normatifs, comment gérer leurs éventuels conflits avec les règles traditionnelles ?

 
PT : Les procédés normatifs traditionnels ne sont pas adaptés à ces nouveaux enjeux. On parle d’ailleurs ici désormais de « gouvernance » et de « régulation » et non plus de gouvernement et de réglementation. Classiquement, les normes émanaient d’un État, au sein duquel un pouvoir politique exprimait un pouvoir de contrainte et de commandement unilatéral sous la forme de normes, s’imposant verticalement. La régulation implique davantage la recherche d’équilibres dans un secteur, en associant les parties prenantes dans une logique plus horizontale, faisant appel aussi à la soft law, c’est-à-dire au droit souple constitué de principes, codes de conduite ou chartes destinés à créer les conditions d’une adhésion aux règles plutôt qu’à jouer de la contrainte. La définition même de ce qu’est le droit est en train d’évoluer au fur et à mesure que le droit souple intègre le corpus juridique (comme le montre la jurisprudence récente du Conseil d’État).

On a ainsi une confrontation entre les normes au sens classique, et un ensemble de standards, conditions, règles et principes, à l’élaboration desquels participent les opérateurs privés du secteur, l’ensemble des acteurs ayant à concilier des conceptions parfois divergentes (exemple de la « neutralité du net », de la « vie privée », de la liberté d’expression, ou du statut de la donnée personnelle).

Il y a donc de nouveaux équilibres à trouver, pour que les intérêts économiques des nouveaux géants ne l’emportent pas sur les équilibres que le monde libre a essayé de bâtir aux fins de concilier la vie en collectivité (et la soumission à une autorité commune) avec les libertés des citoyens. Sans pour autant que les États, surtout les moins libéraux, ne s’approprient chacun leur portion des réseaux. De ce point de vue, le RGPD est un exemple de la conciliation mise en place pour essayer de trouver un modus operandi satisfaisant pour les entreprises et permettant aux européens de voir leur données protégées (même si le texte n’est pas exempt de critiques).

En conclusion, la solution n’est sans doute pas dans les outils d’hier et dans l’application de vieilles recettes, au risque d’étouffer les processus innovants et de passer à côté de l’objectif. Les réseaux numériques ont été conçus et développés pour offrir un espace de liberté (voir les conceptions des libertariens), ouvrir l’accès à l’information, faire tomber des barrières, offrir une nouvelle gamme de services innovants aux êtres humains. Ce monde virtuel n’a pas été conçu pour retomber dans les mains de ces « géants fatigués de fer et d’acier » que sont les États et les gouvernements du monde industriel, pour reprendre l’expression de John Perry Barlow dans sa déclaration d’indépendance du cyberespace en 1996. Il reste à inventer les outils et principes qui demain permettront de dessiner, dans l’espace numérique, la voie d’une gouvernance équilibrée, propre à promouvoir la liberté de tous, tout en protégeant les droits de chacun.

L’œil de la revue Third

 
Le numérique bouleverse en profondeur la vie démocratique. Nous sommes ravis de pouvoir partager avec nos lecteurs le compte-rendu de notre échange avec Pauline Türk au cours duquel nous avons pu aborder les principaux impacts de la révolution numérique sur la démocratie, les citoyens et les institutions étatiques.

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